2.1.Le modèle de Brown et Levinson

Le modèle de Brown et Levinson, élaboré en 1978 et remanié en 1987, se fonde sur la notion de « face », notion empruntée à Goffman. D’après leur modèle, tout individu possède deux « faces » :

  • Une face négative : elle est constituée des territoires corporel (le corps et ses prolongements), spatial (la « bulle » 30 dans laquelle nous évoluons), temporel (notre temps de parole). Cette notion vient de l’éthologie animale dont nous parlerons dans la partie 3. Goffman parle d’ailleurs de « territoire » pour la face négative.
  • Une face positive (que Goffman avait baptisée « face ») : elle correspond à l’ensemble des images valorisantes construites par chaque locuteur, images qu’ils essaient d’imposer au cours de l’interaction. Quatre faces sont donc mises en présence au cours d’une interaction, les faces positives et négatives de chaque locuteur.

Au cours de l’interaction, les participants accomplissent un certain nombre d’actes, verbaux et non-verbaux, et ces actes, appelés par Brown et Levinson des Face Threatening Acts (FTAs) constituent des menaces potentielles pour l’une et/ou l’autre des faces positive et négative de chacun des locuteurs. Les actes de langage sont donc classés dans quatre catégories, selon la face pour laquelle ils sont potentiellement menaçants :

  • Parmi les actes menaçants pour la face négative de celui qui les accomplit, nous trouvons tous les actes qui lèsent son propre territoire tels qu’une offre ou une promesse. Promettre, c’est s’engager à effectuer un acte qui peut léser son territoire. Ainsi, la secrétaire qui promet au client ou à la cliente une visite de son patron chez celui-ci formule un acte menaçant pour le patron puisque celui-ci va donner de son temps et de son énergie pour satisfaire le/la client-e.
  • Parmi les actes menaçants pour la face positive de celui qui les accomplit, se trouvent tous les comportements « auto-dégradants » tels que l’excuse, l’autocritique, etc.
  • Les actes menaçants pour la face négative de celui qui les subit sont les actes du type violations territoriales, qu’elles soient non verbales ou verbales, comme les questions indiscrètes, les comportements incursifs, etc. Les actes directifs tels que l’ordre, la requête, entrent dans cette catégorie. Nous verrons ainsi lors de notre analyse de l’acte de requête, que le/la client-e formulant sa requête l’accompagne de « minimisateurs » afin d’atténuer la menace éventuelle.
  • Enfin, les actes menaçants pour la face positive de celui qui les subit sont des actes qui menacent le narcissisme de l’autre tels que la critique, le reproche, les moqueries, etc.

Les faces d’autrui, comme nos propres faces, sont donc susceptibles d’être menacées lors de toute interaction. Pour pouvoir communiquer sans accrochage, les interactants ont à respecter certaines règles. Ainsi, selon Goffman, une interaction peut se dérouler « harmonieusement » si les locuteurs parviennent à se ménager les uns les autres, c’est-à-dire d’éviter les FTAs, que ce soit envers ses propres faces, ou celles de son interlocuteur. C’est ce qui est appelé le « face want », ou le désir de préservation des faces. Pour ce faire, les participants font un travail de « figuration », ce que Goffman appelle « face work », pour qualifier « tout ce qu’entreprend une personne pour que ses actions ne fassent perdre la face à personne (y compris elle-même) » (1974b : 15). Pour Brown et Levinson, un certain nombre de stratégies sont accessibles aux locuteurs afin de leur permettre de préserver les faces, alors même qu’un certain nombre d’actes sont potentiellement menaçants pour ces faces.

‘La politesse apparaît comme un moyen de concilier le désir mutuel de préservation des faces, avec le fait que la plupart des actes de langage sont potentiellement menaçants pour telle ou telle de ces mêmes faces (Kerbrat-Orecchioni, 1992 : 174).’

Nous reprenons ici le schéma représentant l’inventaire des cinq « super-stratégies », sans détailler toutefois toutes les variétés découlant de celles-ci 31  :

Figure 1 : Les 5 super-stratégies de la politesse
Figure 1 : Les 5 super-stratégies de la politesse

Notes
30.

La notion de « bulle » sera étudiée en proxémique, notamment , par Hall & Hall (1990 : 62) : « La "bulle" personnelle est une autre forme de territoire. Chacun de nous vit dans une "bulle" invisible (…) dont l’accès est interdit ou, dans le meilleur des cas, restreint et limité dans le temps ».

31.

Voir pour cela Kerbrat-Orecchioni, 1992 : 174-175.