3.2.L’ethnométhodologie

Si ce courant est proche du précédent, les précurseurs, sources d’inspiration, ne sont toutefois pas les mêmes. Les ethnométhodologues appartiennent au courant de la sociologie mais se veulent en rupture avec la sociologie traditionnelle : elle accorde plus d’importance à ‘«’ ‘ la démarche compréhensive contre la démarche explicative, à l’approche qualitative du social contre la quantophrénie des recherches sociologiques antérieures ’ ‘»’ (Coulon, 1987 : 3). Les précurseurs de l’ethnométhodologie sont notamment Schutz et l’école de Chicago (avec l’interactionnisme symbolique). Le texte fondateur est Studies in ethnomethodology, écrit par Garfinkel en 1967. On retrouve aussi parmi ses « disciples » Sacks, Schegloff, Psathas, Heritage, etc. L’objectif de l’ethnométhodologie est l’étude des « ethnométhodes », c’est-à-dire des méthodes (procédures, savoirs, savoir-faire) ordinaires, quotidiennes, « mises en œuvre par tout un chacun pour donner sens aux situations et, en particulier, à ses actions dans ces situations ». Il s’agit précisément de décrire

‘comment les « acteurs » (ou plutôt les « membres » d’un groupe définis par la possession d’une même compétence de langage), prennent des décisions, expliquent des événements, fabriquent un monde raisonnable et intelligible afin de pouvoir y vivre et accomplir leurs actions de tous les jours (Queiroz, Ziolkowski, 1997 : 74).’

Ces méthodes permettent aux membres d’une société donnée de gérer l’ensemble des problèmes communicatifs qu’ils ont à résoudre dans la vie quotidienne.

Pour l’ethnométhodologie, et particulièrement pour Garfinkel, ‘«’ ‘ le fait social n’est pas un objet stable, il est le produit de l’activité continuelle des hommes, qui mettent en œuvre des savoir-faire, des procédures, des règles de conduite ’ ‘»’ (Coulon, 1987 : 19). Les ethnométhodologues auront pour tâche, entre autres, de mettre à jour les normes implicites qui régissent les échanges quotidiens, échanges dont les comportements sont routinisés. Les individus deviennent donc membres d’un groupe, d’une institution, lorsqu’ils maîtrisent le langage commun. A partir de là, ils n’ont plus à s’interroger sur ce qu’ils font, ils ont en effet acquis « les implicites de leurs conduites et acceptent les routines inscrites dans les pratiques sociales (ibid. : 42).

‘Les « membres » (…) se servent de « procédures interprétatives » qui relèvent d’une « connaissance tacite ». Ils traitent les événements et usent de méthodes de description comme de choses « allant de soi » et suivent à leur insu les règles de la conversation. (…) cette compréhension s’appuie sur des « ethnométhodes » qu’il s’agit d’expliciter (Queiroz et Ziolkowski, 1997 : 74).’

Les ethnométhodologues mettront donc à jour ces normes sans cesse réactualisées lors des échanges quotidiens. Leur démarche est, tout comme celle des éthnographes de la communication, inductive, fondée sur l’observation, sur le travail de terrain. Winkin décrit la démarche ethnographique de la façon suivante :

‘Le chercheur part d’une idée, encore mollement formulée, va sur le terrain, recueille des données en tout sens, revient vers ses lectures et commence à organiser ses données, retourne sur le terrain, lesté de questions déjà mieux conceptualisées et repart enfin, avec de premières réponses, vers une formulation généralisante (2001 : 190).’

Cette méthode de travail est la méthode que j’ai adoptée lors du recueil des données. En effet, lors de mon premier travail de terrain en année de maîtrise, j’ai recueilli des données de façon plus ou moins aléatoire selon les disponibilités des personnes m’accueillant au sein de leur entreprise. Après un premier travail de transcription et d’analyse de ces données, qui a donné lieu à un mémoire de recherche, je suis repartie sur le terrain durant mon année de DEA, puis durant ma première année de doctorat, avec des questions plus précises qui m’ont permis de diriger le recueil de données vers d’autres types de terrain. En effet, l’intérêt de recueillir des données dans une entreprise plus grande était de pouvoir les comparer avec celles recueillies dans les autres entreprises de mes corpus et ainsi de répondre à certaines questions : le fonctionnement d’une PME est-il si différent de celui d’une TPE ? Les secrétaires ont-elle un pouvoir variable selon la taille de l’entreprise ? Le script des interactions se déroulant dans une PME (travaillant à grande échelle comme peut le faire l’entreprise Fournisseurs) est-il identique à celui des interactions se déroulant dans les PTE ou PME travaillant au niveau local ou régional ? Quel est le pouvoir de la secrétaire dans la négociation avec le/la client-e-s et quels sont les éléments pouvant modifier le pouvoir de celle-ci (cadre spatial, le type de relation entretenu avec le patron, avec les client-e-s, etc.) ? A partir de ces données recueillies dans différents types d’entreprise, j’ai pu tenter de repérer des régularités dans le fonctionnement des interactions. C’est d’ailleurs ce qui intéresse particulièrement l’analyse conversationnelle, autre versant, plus linguistique, de l’ethnométhodologie, qui s’est détachée de celle-ci dans les années soixante-dix sous l’impulsion de Sacks 34 , qui, depuis son doctorat en 1963, s’est intéressé particulièrement à l’analyse des conversations quotidiennes, à leur description en situation naturelle. Pour les chercheurs appartenant à ce courant,

‘Les échanges langagiers les plus ordinaires de la vie quotidienne, comme les discours ritualisés, sont des activités socialement structurées que la sociologie peut constituer en objet d’étude. (…) leur intention initiale était de développer une analyse micro-sociologique des échanges discursifs (Bachmann, Lindenfeld et Simonin, 1991 : 133).’

Le modèle proposé par Sacks, Schegloff et Jefferson a été créé pour rendre compte de la conversation. Ce modèle est constitué de deux composantes, la construction des tours et l’allocation des tours, et d’un ensemble de règles. Concernant la construction des tours de parole, ceux-ci se succèdent, un seul partenaire parle à la fois. On parle de « turn-taking » pour désigner ce mécanisme d’alternance des tours de parole. Concernant l’allocation des tours, chaque locuteur a à sa disposition un certain nombre de techniques permettant aux tours de parole de se succéder. Nous ne reviendrons pas plus en détail ici sur ce modèle 35 et allons présenter une autre approche, cette fois sociologique, la sociologie interactionniste.

Notes
34.

L’article le plus important étant « A simplest systematics for the organization of turn taking for conversation », publié en 1974, avec Schegloff et Jefferson.

35.

Pour une description détaillée de ce modèle, voir Bachmann, Lidenfeld et Simonin, 1991 : 142-146.