4.2.G.N. Fischer

La psychologie sociale a commencé à s’intéresser aux relations homme-espace il y a une trentaine d’années pour en faire un nouveau champ d’étude. L’un des précurseurs en la matière est Lewin qui, en 1951, considère alors l’environnement comme ‘«’ ‘ un facteur déterminant du comportement humain ’ ‘»’, et qui dégage ‘«’ ‘ l’importance de l’interdépendance entre la personne et son environnement ’ ‘»’ (Fischer, 1990 : 211). Les principaux concepts développés dans ce domaine de recherche sont le concept de territoire, d’espace personnel et d’espace culturel. Le concept de territoire a été emprunté à l’éthologie, ce qui a permis de passer du territoire animal au territoire humain grâce au postulat de base qui est que le comportement animal est sous-tendu par le besoin fondamental de disposer d’un lieu et de maintenir une certaine distance par rapport à autrui. Nous définirons lors de la description des espaces de travail dans les entreprises de nos corpus la notion de territoire (2.1.La notion de territoire en psychosociologie de l’espace), nous ne la développerons donc pas dans cette partie. Nous pouvons simplement souligner que la psychologie de l’environnement a repris le concept de territoire animal pour l’utiliser dans un tout autre contexte, celui des territoires humains. L’une des fonctions des territoires est la délimitation des lieux grâce à l’utilisation de différents marqueurs. Ils permettent aux « habitants » de ce territoire d’indiquer qui occupe l’espace délimité en question. Ces marqueurs peuvent être des objets personnels (photo, calepin, etc.) fonctionnant pour l’autre comme des indices d’une présence, d’une occupation du lieu. Les barrières, les panneaux, etc. sont aussi des marqueurs de territoire. Ainsi, dans le cadre d’une entreprise, le bureau du patron se démarque, en règle générale, de celui de la secrétaire et des autres employés par une porte mais aussi, éventuellement, une plaque sur la porte. Concernant la notion d’espace personnel, elle repose sur l’idée que

‘la place du corps dans un environnement ne se limite pas à la surface de la peau : il peut se développer ou se rétrécir à l’intérieur d’une zone psychocorporelle qui dessine autour de lui des frontières et un rayon d’action (Fischer, 1990 : 217).’

Cette notion se rapproche des notions de face négative, en quelque sorte, ici, « concrétisée » (Hall parle aussi de « bulle » pour définir l’espace personnel).

Revenons-en à ce qui nous intéresse ici, l’impact de l’environnement sur le comportement des individus. La psychologie sociale a déterminé trois types d’impact. Tout d’abord, l’environnement exerce un certain nombre de contraintes sur le comportement et de ce fait, il limite les possibilités d’actions des individus. Ensuite, les individus adoptent des sortes de modèles de comportements selon leur habitude de vivre dans certains types d’espaces. Enfin, l’environnement peut orienter l’action du fait qu’il constitue un répertoire d’informations pour l’individu. Un certain nombre d’études de l’impact de l’aménagement ont ainsi porté sur des domaines très différents tels que les aménagements urbains, les espaces scolaires, les aménagements intérieurs du logement, les espaces institutionnels (montrant ainsi leur impact sur le comportement et les relations – ce qui nous intéressera ici), etc. Les espaces de travail sont donc aussi des territoires humains « chargés de la valeur des gestes et des relations pris dans l’engrenage de l’organisation » (Fischer, 1989 : 66). Nous verrons ainsi, lors de la description du cadre spatial de nos interactions, que l’entreprise dans sa globalité, que ce soit sa façade (l’extérieur) ou ses bureaux (l’intérieur), est chargée de significations, elle constitue un ensemble de signes. Concernant les bureaux, ‘«’ ‘ chaque espace de travail est un territoire, c’est-à-dire le résultat de processus qui transforment des lieux physiques en places psychologiques ’ ‘»’ (ibid. : 73). C’est ce que nous verrons dans le chapitre suivant (2.Cadre spatial : les espaces de travail dans les entreprises de nos corpus) avec la description des entreprises de nos corpus.

Pour finir, nous avons vu, avec Fischer, que l’entreprise est un espace vécu. C’est aussi, nous le verrons tout au long de ce travail, un espace morcelé (les lieux sont segmentés selon les tâches productives, dédiés uniquement à certaines activités), un espace assigné (les lieux de travail fixent les individus dans certaines places, qui leur sont attribuées), et un espace contrôlé (en fonction d’une communication canalisée). Toutefois, pour définir d’une façon générale notre situation d’interaction, c’est-à-dire ce qu’est une entreprise, nous avons eu recours à la sociologie (sociologie du travail, sociologie des entreprises, sociologie des organisations). Même si nous nous référons peu, de façon explicite, à différents courants de la sociologie (du travail, des entreprises), cela nous a principalement permis d’avoir un regard plus global sur nos corpus, un regard moins exclusivement linguistique, ce qui nous semblait essentiel pour comprendre le fonctionnement de l’entreprise en général, ses enjeux, les différents types de relation, etc. Nous allons donc définir dans le chapitre suivant l’entreprise d’un point de vue sociologique, et sachant que ‘«’ ‘ le facteur humain a une valeur intrinsèque et irremplaçable, qu’il constitue un potentiel important pour l’entreprise ’ ‘»’ (Potocki Malicet, 1997 : 30), nous définirons aussi le terme de « secrétaire » d’un point de vue sociologique. D’ailleurs, en sociologie des organisations, la conception de l’homme au travail a évolué puisqu’elle est passée ‘«’ ‘ d’un travailleur passif, stéréotypé, prévisible à un individu libre, poursuivant ses propres buts ’ ‘»’ (ibid. : 32). Le salarié prend une part active à la marche de l’entreprise. Thuderoz définit d’ailleurs ainsi l’entreprise :

‘L’entreprise est un lieu où des hommes et des femmes coopèrent entre eux, s’organisent pour produire, inventent des règles et des façons de faire, échangent en permanence avec la société qui les entoure (1997 : 4).’

C’est ce que nous allons voir maintenant.