1.2.Définition de la « secrétaire »

Toutes les entreprises, dont celles de nos corpus, ont au moins un point commun, la « secrétaire », personnage central de l’entreprise. Que ce soit dans une petite affaire familiale ou dans une grande entreprise, nous retrouvons toujours ce personnage, la secrétaire. Le terme « secrétaire » s’est imposé à nous assez naturellement, pourtant ce mot a une signification assez vague 41 . Le Petit Robert le définit de la façon suivante :

‘Employé(e) chargé(e) d’assurer la rédaction du courrier, de répondre aux communications téléphoniques, etc., pour le compte d’un patron. Secrétaire comptable. Secrétaire commercial(e), secrétaire de direction. Une secrétaire sténodactylo, etc.

Si ce terme permet de distinguer la secrétaire de l’employée de bureau (qui a un statut hiérarchique inférieur, comme la standardiste), la catégorie « employés » dont font partie les secrétaires est toutefois une catégorie « fourre-tout » 42 , l’employé se définissant, d’après le Petit Robert, comme un « salarié qui est employé à un travail plutôt intellectuel que manuel (…) mais sans rôle d’encadrement ou de direction ».

C’est effectivement une catégorie « fourre-tout » dans le sens où le terme « secrétaire » regroupe des situations professionnelles très diverses. Leurs activités vont de « simples » exécutions de tâches (dactylographiques, techniques, d’accueil, etc.) à des activités de gestion et d’organisation (concevoir et rédiger un courrier, gérer le planning du patron, etc.). Dans le premier cas, il s’agit pour la secrétaire de transmettre l’information sans rien n’y ajouter. Dans le deuxième cas, les secrétaires sont des secrétaires de direction, c’est-à-dire qu’elles travaillent en tandem avec leur supérieur avec toutes les responsabilités que ce rôle implique. Dans les entreprises de nos corpus, les secrétaires appartiennent plutôt à la deuxième catégorie. Elles ne sont pas seulement des standardistes, leurs fonctions sont bien plus étendues. Ces secrétaires possèdent un certain pouvoir de décision (nous reviendrons sur leur statut et leurs rôles dans la partie sur les identités, 5).

De plus, on retrouve dans cette catégorie une majorité féminine : le monde des bureaux est un monde féminin d’un point de vue quantitatif. Par contre, l’univers de la direction est un monde masculin. La secrétaire est la présence féminine dans une entreprise en majorité composée d’hommes. C’est d’ailleurs assez flagrant dans nos différents corpus, puisque les bureaux des employés sont systématiquement occupés par des femmes, et ceux de la direction par des hommes. Certains auteurs 43 parlent même de « ghetto » féminin parce que les femmes subissent des ségrégations de différentes natures : une ségrégation horizontale (elles sont concentrées dans certains secteurs, ici le travail de bureau comme le secrétariat), une ségrégation verticale (elles sont alors dans des positions basses dans la hiérarchie), et une ségrégation « financière » (les femmes gagnent moins que les hommes, à travail égal et responsabilités égales).

Toutefois, c’est autour d’elle que tout se passe. Elle est le lien entre l’intérieur et l’extérieur, entre l’entreprise et les clients 44 . Son rôle est donc essentiel non seulement dans les relations avec le client, mais aussi avec le supérieur hiérarchique (le patron). D’ailleurs, ‘«’ ‘ la secrétaire se trouve au centre d’une circulation de gens et d’informations. Son bureau est le passage obligé pour se rendre chez le directeur (comme un carrefour) ’ ‘»’ (Messant-Laurent, 1990 : 10) (nous l’avons vu avec l’étude des espaces de travail : le bureau de la secrétaire est un lieu accessible sans autorisation, contrairement à celui du patron qui n’est accessible qu’avec l’autorisation de la secrétaire). F. Messant-Laurent dit même de la secrétaire qu’elle est

‘l’archétype de la « deuxième femme » du directeur, un personnage de l’ombre à qui l’on attribue un pouvoir occulte bien qu’on ne sache pas s’il est lié à son charme, sa rouerie, sa soumission au chef, ou encore au rôle de confidente, sachant garder les secrets récoltés dans l’exercice de ses fonctions (ibid.).’

Cette citation montre bien l’ambiguïté du rôle de la secrétaire et la difficulté à expliquer ses fonctions au sein de l’entreprise.

L’un des rôles communs à toutes nos secrétaires est celui de filtrer les appels. Ce simple rôle de « barrage » lui donne un pouvoir important. Tout comme un portier dans un hôtel, la secrétaire garde l’accès de l’entreprise. Le client sait qu’il devra d’abord convaincre la secrétaire s’il veut avoir accès au patron.

En effet, si la secrétaire ne veut pas déranger son supérieur ou si celui-ci ne veut pas être dérangé, le client n’aura aucune influence sur elle. De plus, le client n’a que très peu de chances de « passer le barrage en force », c’est-à-dire demander à parler directement au patron sans donner le but de son appel, et surtout sans se présenter. La secrétaire a donc aussi un rôle de médiatrice, de « tampon ».

La secrétaire peut ne remplir que des tâches administratives, ayant pour support de travail le clavier (machine à écrire, ordinateur, téléphone). Il s’agit alors d’une sténodactylo dont les rapports avec son supérieur restent très hiérarchiques, purement professionnels (pas de complicité).

La secrétaire idéale serait, pour son supérieur « celle qui seconde efficacement le chef, celle qui maintient un juste équilibre avec lui, celle qui a appris à partager son point de vue (...) celle qui approuve ce qu’il fait » (Messant-Laurent, 1990 : 33).

Effectivement, au sein de l’entreprise, la secrétaire est fortement liée au patron. Cette fonction d’assistance varie selon les personnalités des secrétaires et chefs, et selon le type d’entreprise. C’est par exemple le cas du patron qui est souvent à l’extérieur de l’entreprise (donc difficilement joignable) et « remplacé » temporairement par sa secrétaire. Le rôle de la secrétaire a alors notamment tendance à grandir avec l’absence du patron (avec son accord tacite). C’est ce que Messant-Laurent appelle le « travail de redoublement du cadre » (p.78-79). Nous pouvons aussi dire qu’elle est dans ce cas une assistante de direction.

Pour finir, nous parlerons de la secrétaire comme « épouse de bureau », puisque la secrétaire peut 45 aussi avoir des fonctions proches de celles d’une épouse quand elle n’est pas réellement l’épouse du patron. Dans deux des quatre entreprises de nos corpus, la secrétaire est effectivement l’épouse du patron, et cette situation n’est pas vraiment exceptionnelle. En effet, il n’est pas rare de voir dans les petites entreprises comme la petite entreprise artisanale familiale de notre corpus Artisans le rôle de secrétaire attribué à l’épouse du patron.

Ces fonctions « relèvent du rôle traditionnel de la femme dans la sphère privée » (1990 : 97), comme la fonction de « nounou » (la secrétaire protège son supérieur en amortissant les critiques, les agressions, etc.; elle reçoit les visiteurs…), de confidente, mais elle peut aussi avoir un rôle moins gratifiant 46 , celui de ménagère (servir le café, prendre des rendez-vous chez le médecin).

Il est vrai que dans nos corpus, nous retrouvons systématiquement les deux premières fonctions : d’un côté, la secrétaire doit gérer tout le travail administratif (devis, factures, salaires…). Ses supports de travail sont donc principalement la machine à écrire et l’ordinateur. Toutefois, la machine à écrire tend à disparaître : elle n’est utilisée que par une secrétaire (corpus Artisans) pour taper les devis et les factures. Les autres secrétaires ne travaillent plus que sur informatique. Toutes les informations nécessaires y sont stockées. Il y a ainsi beaucoup moins d’informations sur support papier à gérer, à classer ; mais nous verrons aussi que cette informatisation des données tend à rendre les clients et fournisseurs virtuels. D’un autre côté, la secrétaire est chargée du relationnel : relations entre les autres salariés et le patron, et bien sûr les relations entreprise – clients (sans oublier entreprise – fournisseurs). Ce rôle grandit avec l’absence du patron, c’est-à-dire que plus le patron est absent, plus la secrétaire a un pouvoir grandissant dans la prise de décision. Dans nos entreprises 47 , les patrons ont tendance à être fréquemment à l’extérieur laissant ainsi de nombreuses tâches à la secrétaire. De plus, il y a une sorte d’interdépendance de la relation de travail patron - secrétaire mais non réciprocité : deux personnes associées qui sont censées travailler pour le même objectif et en même temps dans une relation d’inégalité. Ce « flou » autour du pouvoir de la secrétaire est dû à la multitude de rôles qu’elle peut assumer, comme nous venons de le voir, et comme nous allons le voir dans notre partie sur les identités, et ce, même si elle ne se sent pas forcément valorisée par l’opinion publique. Certains clients ou représentants refusent en effet de s’adresser à la secrétaire même si celle-ci est une collaboratrice très soudée à son patron, détenant souvent des informations stratégiques, et portant d’importantes responsabilités au sein de son entreprise.

La secrétaire fut ainsi le fil conducteur tout au long de notre analyse puisqu’étant au carrefour de toutes les communications échangées, elle est l’élément central de l’entreprise. Notre analyse s’est centrée sur les interactions téléphoniques qu’elle entretient avec les clients et les autres employés de son entreprise, mais ces interactions constituées principalement d’échanges d’informations sont facilitées par le recours à l’ordinateur qui devient ainsi le troisième acteur des interactions secrétaire – clients.

Notes
41.

C’est pour cette raison que nous le mettons ici entre guillemets.

42.

Terme emprunté à Alonzo, 1996.

43.

Voir Linda Mc Dowell, 1999.

44.

Nous adopterons à partir de maintenant le masculin pour parler des clients étant donné que la majorité des clients ou clients potentiels sont des hommes.

45.

Nous soulignons ici la possibilité de cette fonction, qui n’est pas systématique.

46.

Pour une illustration cinématographique de ce rôle, nous pensons au film Swimming with sharks (1995) de G. Huang, avec K. Spacey, dans lequel celui-ci joue le rôle d’un producteur hollywoodien ayant à son service un assistant, qu’il fait travailler plus comme « serviteur » qu’assistant. Ce dernier doit d’abord faire ses preuves en tant que serviteur (café, gestion de rendez-vous personnels, etc.) s’il veut ensuite monter en grade, alors qu’il souhaite faire ce pour quoi il a été embauché.

47.

Principalement bâtiment et transports.