Chapitre 3 : Une méthode comparative

Notre choix méthodologique fut, dès le recueil des données, de faire une analyse des interactions de travail se déroulant dans l’entreprise et d’en faire une analyse descriptive et comparative en constituant pour ce faire des corpus composés d’interactions de travail dans différents lieux, précisément dans des entreprises de types différents, mais des entreprises ayant un certain nombre de points communs. Notre hypothèse de départ était en effet que, les entreprises du type TPE et PME, quelque soient leur taille, la formation et le vécu de leurs salariés, et surtout quelque soient les biens ou les services vendus au sein de ces entreprises, avaient tout de même des points communs dans leur fonctionnement, précisément dans leurs interactions verbales avec les clients.

Nous ne reviendrons pas sur le choix d’une méthode descriptive (nous en avons déjà parlé précédemment), méthode que nous pouvons justifier en citant Traverso :

‘L’analyse des interactions repose sur une méthode inductive : elle part des données en cherchant à identifier des comportements interactionnels récurrents, pour en proposer des catégorisations et formuler des généralisations. La démarche est résolument descriptive (1999 : 22).’

Concernant le choix d’une analyse comparative des interactions de travail dans des entreprises de types différents, cela pose certains problèmes de représentativité et de comparabilité des données, et faire une analyse de corpus trop différents poserait plus de problèmes qu’elle n’en résoudrait. Concernant la représentativité des données, il va s’agir pour nous de distinguer au cours de l’analyse, ce qui est représentatif d’une réalité observable dans toutes les Très Petites Entreprises (TPE), et les Petites et Moyennes Entreprises (PME), de ce qui ne l’est pas, et serait alors propre à une entreprise, et qui serait alors analysé comme tel.

‘Un problème commun à toutes les analyses relevant d’une démarche inductive à partir d’un échantillonage d’individus étroit est celui de sa représentativité. Il est bien évident que l’idéal serait un échantillon large dans lequel se fondraient toutes les micro-cultures qui peuvent être liées à l’âge, au sexe ou à la classe sociale des participants (Béal, 2000 : 20).’

Ainsi, la constitution de plusieurs corpus différents a eu l’avantage de nous fournir un grand nombre de données analysables (plus de 140 interactions, toutes transcrites dans leur intégralité), et d’en décrire un certain nombre de récurrences. Dans le même temps, collecter des données dans des lieux différents entraîne un manque d’homogénéité, c’est-à-dire que l’on risque de collecter, dans le même temps, des données très variables d’une entreprise à l’autre, variations dues au fait que les situations de communication dans les entreprises ne peuvent jamais être identiques.

‘La fiabilité de la comparaison repose en premier lieu sur le choix de situations, sinon similaires, du moins comparables. Et cette première étape recèle parfois des surprises. (…) L’analyse doit tenir compte de ces biais possibles, et assumer le fait qu’elle ne met en lumière que des tendances moyennes générales, repérées sur la base de la récurrence de certains comportements interactionnels et dans la mise en contraste avec une autre culture (Traverso, 2000 : 34).’

Mes corpus ont été enregistrés avec l’accord des entreprises, donc des secrétaires et des patrons, sans l’accord par contre des clients. Les enregistrements ont eu lieu sur plusieurs demi-journées, en observation non participante de ma part. Ces corpus ont été constitués pour la plupart d’entre eux durant mon année de maîtrise dans le but de faire une analyse comparative de la politesse linguistique chez les secrétaires, dans des entreprises de types différents. Notre hypothèse de départ était que la formation à l’accueil téléphonique professionnel pouvait modifier le comportement général de la secrétaire 81 , ce qui va modifier le cours de l’interaction, dès son ouverture. Les entreprises dans lesquelles les enregistrements ont eu lieu avaient été choisies principalement pour leurs tailles différentes (le nombre d’employés varie entre 5 et 25, ce qui les catégorise soit comme des Très Petites Entreprises, soit comme des Petites et Moyennes entreprises), et pour leurs activités différentes (Bâtiment, Transports, Assurances). Le choix s’est vite montré restreint compte tenu du refus de nombreuses entreprises d’autoriser l’enregistrement des interactions téléphoniques entre employé(s) et clients.

Il s’est avéré par la suite que dans ces entreprises, si elles se différenciaient par les comportements langagiers de leurs secrétaires (mais aussi, du même coup, des clients et du patron), certains phénomènes ont été décrits comme étant tout de même récurrents et reconnaissables. Cette étude comparative a permis de montrer que les relations téléphoniques entretenues par la secrétaire avec ses interlocuteurs, déjà clients ou non de l’entreprise, varient selon le type de formation de la secrétaire, et que l’accueil téléphonique réservé au client, par la secrétaire, peut modifier le cours de l’interaction 82 . Ces corpus ont ensuite été complétés par des enregistrements faits dans une autre entreprise, afin d’agrandir le champ de la comparaison avec une entreprise plus grande. L’analyse qui a été faite de ce nouveau corpus, dans mon mémoire de Diplôme d’Etudes Appronfondies, a toujours été faite en comparaison avec les autres corpus, et une partie de ces autres corpus (Artisans et Transporteurs), constitués lors de ma maîtrise ont été, du même coup, complétés, enrichis de nouvelles interactions, pour permettre à la comparaison d’être plus pertinente, en étant fondée sur un nombre à peu près équivalent, pour chaque corpus, d’interactions enregistrées. L’analyse comparative nous a ainsi permis, dans les précédentes analyses, de pouvoir repérer et décrire, non seulement les différences fondamentales existant dans le déroulement des interactions, dues aux différences de fonctionnement des entreprises et de leur secrétaire, mais aussi les phénomènes récurrents, repérables dans toutes les interactions de travail constituant nos corpus, notamment dans les séquences d’ouverture et de clôture, ou encore lors de la formulation de l’acte de requête.

Lors de l’analyse des différents corpus, la méthode comparative nous a été de nouveau utile, à différentes étapes de l’analyse, afin de vérifier ou contredire certaines de nos hypothèses. Lors de la description du script de l’interaction de travail entre secrétaire et client dans une PME, nous avons ainsi pu comparer les interactions des différents corpus, afin d’en extraire un script général, commun aux différentes entreprises, mais pour lequel l’analyse comparative a permis aussi de relever les variations d’une entreprise à l’autre, ou plutôt d’une secrétaire à une autre, d’un type de requête à un autre. Lors de la description et l’analyse comparative des espaces de travail par exemple, analyse qui nous servira notamment lors de l’analyse des négociations, nous verrons en effet si les espaces de travail sont aussi un paramètre pouvant modifier le cours de l’interaction, et si oui, de quelle façon et à quel moment le font-il. De même, lors de l’analyse des différences entre hommes et femmes portant sur les comportements langagiers, la méthode comparative s’est avérée incontournable pour une analyse pertinente et représentative de ce qui se déroule dans les interactions téléphoniques en entreprise. Toutefois, nous avons rencontré quelques problèmes dus à la non-comparabilité de certaines données, liée principalement à la féminisation du métier de secrétaire. En effet, la très grande majorité des secrétaires sont des femmes, nous l’avons dit plus haut, nos corpus sont donc représentatifs de la réalité. Toutefois, si nous avons pu comparer des interactions Femme – Femme avec des interactions Femme – Homme, nous n’avons par contre pas pu comparer des interactions Homme – Homme et Homme – Femme. En effet, dans tous nos corpus, les secrétaires sont des femmes, ce qui implique qu’elles ont à la fois une identité de femme (avec les rôles que cela suppose), et une identité de secrétaire, les deux étant sans cesse en interaction. Il peut donc être parfois difficile de distinguer les comportements langagiers propres aux femmes de ceux propres aux secrétaires. Le genre peut se confondre avec le rôle, ce qui pourrait être évité si nous avions un corpus avec un secrétaire homme. Nous avons donc décidé de décrire les interactions ayant lieu, dans le corpus Fournisseurs, entre l’un des « techniciens » (employé spécialiste dans les produits vendus par l’entreprise) et les clients, estimant que le script de ces interactions était identique à celui des interactions entre la secrétaire et les clients, et que son rôle était proche de celui de la secrétaire puisqu’il a lui aussi un rôle d’expert au sein de l’entreprise.

Enfin, la secrétaire est, nous l’avons dit, au carrefour des informations et des acteurs circulant au sein de l’entreprise. Elle entretient donc des relations de travail avec les clients, avec les autres salariés de l’entreprise, et avec son supérieur 83 . Chaque type de relation pourrait être étudiée en détail par le biais des interactions se déroulant entre eux, ceci permettrait d’avoir une vue globale de la communication dans l’entreprise, entre ses différents acteurs et de la communication de l’entreprise avec ses clients. Compte tenu du fait que notre analyse porte sur les interactions téléphoniques, nous avons restreint notre champ d’étude aux interactions téléphoniques ayant lieu entre clients et secrétaires. Toutefois, afin de faire une description et une analyse les plus objectives qui soient, nous avons élargi notre analyse à celle des relations entre patron et secrétaire. En effet, nous avons supposé que les relations professionnelles que peuvent entretenir une secrétaire avec son patron sont différentes d’une entreprise à une autre, et qu’elles peuvent venir modifier le type de relations que la secrétaire entretient avec les clients, précisément les rôles que la secrétaire peut activer lors de ses interactions téléphoniques avec ceux-ci.

Dans la deuxième partie qui suit, nous commencerons par définir le type d’interactions qui constituent nos corpus, nous décrirons ensuite le déroulement de ces interactions de travail, en présentant chaque séquence constituant le script d’une interaction de travail (dans une entreprise) au téléphone.

Notes
81.

Du moins, nous pensons ici aux éléments pouvant être perçus par le biais du canal auditif.

82.

Voir Palisse, 1997.

83.

Et dans les grandes entreprises, elle a plusieurs supérieurs, à différents niveaux.