1.1.2.Identification / Reconnaissance des locuteurs

En face à face, l’identification et/ ou la reconnaissance par le locuteur de son interlocuteur est accomplie par la vision de l’autre. Au téléphone, la reconnaissance est une condition pour le début de l’interaction, mais ne peut être accomplie visuellement. Cette séquence d’identification, de reconnaissance se déroule après la paire adjacente « appel – réponse » (sonnerie – ouverture du canal), et dans la même intervention que les salutations, ou bien, après celles-ci :

‘Dans les séquences d’ouverture au téléphone, l’échange de salutations se coordonne avec les procédures de reconnaissance des locuteurs (présentation adresse et requête d’interlocuteur) (Conein, 1987 : 146).’

La reconnaissance peut se dérouler sous différentes formes :

L’identification de l’appelant, ici du client, n’est pas obligatoire dans les interactions de travail, alors que celle de l’appelé, ici le professionnel (secrétaire, patron, autre employé) est fortement conseillée, si ce n’est obligatoire. En effet, il est courant que le professionnel

‘affiche d’emblée son appartenance institutionnelle (« CAF Touraine bonjour… »), l’usager expose son problème le plus souvent de manière anonyme, mobilisant un « je » qui a moins fonction d’assurer une réelle identification que d’engager de manière neutre ce qui va suivre et de minimiser la requête (« j’aurais voulu un sim euh un simple renseignement… », « j’avais une p’tite chose à vous demander… ») (Weller, 1997 : 136). ’

En fait, tout dépend de la nature de la requête qui va suivre. Certaines requêtes vont nécessiter l’identification de l’appelant, alors que d’autres pourront être réalisées sans identification préalable de l’appelant (celle de l’appelé suffit). Et chacun des locuteurs peut décider de la nécessité de l’identification. C’est-à-dire que le client ou client potentiel qui appelle l’entreprise commence par décider lui-même s’il est nécessaire qu’il se présente. S’il décide de se présenter, il commence ainsi par situer son

‘motif dans un passé, souvent un passé connu des deux (participants). Ils font donc appel explicitement à la mémoire de l’appelé. Le motif de l’appel est ainsi ancré dans une relation personnelle (Widmer, 1991 : 48).’

C’est donc bien, entre autre, la nature de la requête qui va faire que l’appelant se présente ou pas. Il n’estimera pas nécessaire de s’identifier pour différentes raisons :

a) La secrétaire peut reconnaître la voix de son interlocuteur si c’est une personne qui appelle régulièrement. L’appelant le sait, et suppose donc qu’il sera reconnu sans qu’il ait à se présenter. Ce type de reconnaissance est un acte valorisant pour la face positive de l’appelant. En effet, être reconnu par la secrétaire ou tout commerçant (ceci est aussi valable pour tout type de commerce) indique que la secrétaire/ le commerçant se souvient de nous, et c’est encore plus valorisant en l’absence du canal visuel puisque la reconnaissance se fait alors uniquement par le biais de la voix. Par contre, on peut imaginer réciproquement combien la non reconnaissance par la voix peut être un acte menaçant quand l’appelant s’attend à être reconnu(e)…

Interaction 12 (Fournisseurs)

1L T. Lyon bonjour

2C oui salut Lisbeth

3C oui bonjour Laurence

Il y a donc bien reconnaissance mutuelle par la voix, reconnaissance perceptuelle, qui montre une certaine familiarité de la relation, et qui les exempte d’auto-identifications.

b) L’appelant appelle pour la première fois 90 , mais son identité n’est pas pertinente pour la réalisation de la requête (demande d’un renseignement tel qu’un prix), il ne se présente donc pas.

Interaction 12, corpus Artisans (99)

1S allô

2C c’est la maison P. ↑

3S oui bonjour madame

4C bonjour madame . je voudrais avoir un devis s’il vous plaît

Interaction 3 (Artisans, 2000)

1S allô

2C oui bonjour madame

3S oui bonjour entreprise P oui

4C .. oui . j’aurais aimé savoir si vous faisiez des découpes de Plexiglas

Dans ces deux exemples, la requête du client est une demande d’information, ni lui, ni la secrétaire n’estiment nécessaire l’identification du client. Par contre, l’identification de l’appelant, client ou client potentiel, est nécessaire dans d’autres situations, et peut être verbalisée de différentes façons.

Schegloff nomme le premier type de modalité pour se reconnaître verbalement « présentation », ou « auto-identification ». Cette présentation de l’appelant se fait en règle générale sous la forme : « C’est + Prénom et/ ou Nom », qui peut être modifiée, dans les interactions de travail en l’annonce suivante : « Prénom et/ ou Nom et/ ou Lieu » (lieu ou se situe l’entreprise, lieu de vie du client) ou un autre élément permettant de le situer vis à vis de l’entreprise qu’il appelle. En effet, la présentation se fait ici dans un cadre institutionnel, elle sera donc la plus pertinente possible, compte tenu de la situation.

Interaction 5, corpus Artisans (99)

1S allô ↑

2C c’est madame P. ↑

3S oui bonjour madame

4C bonjour c’est Béatrice (inaudible), Béatrice X. de B.

5S oui bonjour

Interaction 35, corpus Fournisseurs

1M T. Lyon bonjour ↑

2C oui bonjour MVS x. ↑

3M oui

4C j’aurais besoin d’un développé

5M .. j’vais voir ça . voilà j’vous écoute

Interaction 10 2C oui bonjour c’est L. Villefranche

Interaction 23 2C oui bonjour Jean-Paul P. à Toulouse

Interaction 33 2C . bonjour euh D. en Côte d’Or

La secrétaire appelée peut, elle aussi, estimer qu’il est nécessaire que l’appelé se présente alors qu’il ne l’a pas fait. Schegloff parle alors d’identification par l’appelé de l’appelant, sous forme interrogative (« Prénom/ Nom ? ») ou sous forme déclarative (« Prénom Nom ! »). L’appelé, dans notre cas, la secrétaire, peut aussi demander explicitement à son interlocuteur de se présenter (« de la part de qui ? »). Elle le fera dans des situations précises :

Quand la requête de l’appelant est de parler au patron de l’entreprise, la secrétaire active son rôle de filtrage des appels. Comme nous le verrons dans notre partie sur les négociations, la secrétaire ne peut passer un appel à son supérieur sans savoir, d’abord, qui veut lui parler.

Interaction 5, Corpus Fournisseurs

1L T. Lyon bonjour ↑

2C oui↑ bonjour j’pourrais avoir monsieur M. s’il vous plaît↑

3L oui c’est de la part ↑

Interaction 7, corpus Assureurs

1S cabinet B. T. bonjour ↑

2C bonjour pourrais-je avoir monsieur T. Bernard s’il vous plaît

3S oui qui dois-je annoncer monsieur

Quand l’identification de l’appelant est nécessaire pour la suite de l’interaction, précisément pour la réalisation de la requête.

Interaction 6 (Fournisseurs)

2C oui bonjour j’vous appelle à propos d’une commande là euh . que j’ai passé hier j’voulais savoir si c’était dispo

3L oui vous êtes [quelle société ↑

L’absence de présentation de la part de l’appelant quand celle-ci est nécessaire est tout de même assez rare. Le nom de la personne n’est pas forcément pertinent, mais la plupart du temps, c’est ce à quoi ce nom renvoie, son « dossier », qui sera utile pour la secrétaire. La présentation du client peut donc être minimale (il ne peut que donner son statut, son numéro de dossier, etc.) ou maximale (il peut donner en plus de ces informations son nom et d’autres informations éventuellement pertinentes).

Interaction 8 (Artisans, 99)

3S bonjour madame entreprise P. oui

4C oui j’appelle à propos d’un d’un devis (inaudible) dernièrement

5S oui

6C pour des:: des vérandas enfin fermetures de loggias

7S oui vous pouvez m’donner l’numéro du devis

(…) 13S vous êtes madame↑ … vous pouvez m’rapp’ler votre nom s’il vous plaît

Pour résumer, en ce qui concerne l’identification de l’appelant (la secrétaire se présentant de façon systématique dans trois corpus), il y a donc trois possibilités actualisées dans nos interactions :

(1) Le client ne se présente pas, estimant que ce n’est pas utile, soit parce qu’il sera reconnu par la voix, soit parce qu’il estime que ce n’est pas pertinent pour la suite de l’interaction (et la secrétaire ne lui demande pas pour la même raison) ;

(2) Le client ne se présente pas, mais la secrétaire lui demande de s’identifier, pour pouvoir poursuivre l’interaction ;

(3) Le client se présente par son nom, voire par d’autres indices potentiellement pertinents dans ce contexte.

Figure 6 : Processus d’identification du client
Figure 6 : Processus d’identification du client

Nous avons choisi de distinguer clairement identification spontanée de la part du client et identification du client sur demande de la secrétaire, étant donné qu’elles ne se situent pas dans le même échange. Nous représenterons le type d’identification pour chaque corpus sous forme de tableau afin d’avoir un point de vue global sur ce phénomène.

(1) Corpus Fournisseurs (PME)

Figure 7 : Identification du client dans l’entreprise Fournisseurs
Figure 7 : Identification du client dans l’entreprise Fournisseurs
Ø Identification du Client
Reconnaissance par Voix Ø Identification
Auto-identification de C Demande d’identification de C par S
2,38 % 0 % 92,86 % 4,76 %

Nous pouvons remarquer que, dans ce corpus, les reconnaissances par la voix sont très rares (une occurrence sur 42 91 ) alors que l’auto-identification est quasi systématique.

(2) Corpus Transporteurs (PME)

Figure 8 : Identification du client dans l’entreprise Transporteurs
Figure 8 : Identification du client dans l’entreprise Transporteurs
Ø Identification du Client
Reconnaissance par Voix Ø Identification
Présentation de C Demande d’identification de C par S
6,52 % 13,04 % 80,44 % 0 %

Nous remarquons que, dans ce corpus, le nombre d’auto-identifications a augmenté par rapport à l’autre corpus, et tout comme le nombre de reconnaissance par la voix (pourcentage à relativiser toutefois, étant donné qu’il correspond à trois occurrences sur 46 interactions, ce qui reste donc encore peu, même si ceci peut être un signe d’une certaine proximité, sur l’axe horizontal, des locuteurs).

(3) Corpus Artisans (TPE)

Figure 9 : Identification du client dans l’entreprise Artisans
Figure 9 : Identification du client dans l’entreprise Artisans
Ø Identification du Client
Reconnaissance par Voix Ø Identification
Présentation de C Demande d’identification de C par S
3,85 % 26,92 % 69,23 % 0 %

C’est le corpus où nous avons relevé le plus d’absence d’identification de la part de l’appelant, ceci étant lié au fait que, dans ce corpus, un nombre important d’appelants sont des clients éventuels, qui appellent dans le but de demander un renseignement (prix, délai, etc.).

(4) Corpus Assureurs

Figure 10 : Identification du client dans le cabinet Assureurs
Figure 10 : Identification du client dans le cabinet Assureurs
Ø Identification du Client
Reconnaissance par Voix Ø Identification
Présentation de C Demande d’identification de C par S
0 % 4,35 % 78,26 % 17,39 %

Pour finir, le corpus Assureurs est le corpus qui comporte le plus de demandes d’identification de la part de la secrétaire, toutes répondant à une demande de parler au patron de la part du client.

Pour conclure, nous pouvons donc dire que les clients qui appellent régulièrement l’entreprise semblent connaître assez bien le déroulement d’une interaction dans cette entreprise. Les présentations sont alors nécessaires puisque les locuteurs ne peuvent se servir du canal visuel, ce qui « rend plus complexe l’activité de reconnaissance des conversants » (Conein, 1987 : 153). Elles sont donc très courantes dans les situations où le client a déjà appelé (et même si elles ne sont pas forcément nécessaires) et les cas d’absence de présentation sont des cas souvent particuliers (reconnaissance perceptuelle de la voix grâce à un degré de familiarité plus important entre les locuteurs).

Notes
90.

Voir Palisse, 1997 : 53-56, 1998 : 14-18.

91.

Nous n’avons toutefois pas tenu compte des appels internes.