Troisième Partie :
Les identités dans l’entreprise

Nous avons commencé à décrire dans notre partie précédente les différents rôles et statuts que peut activer une secrétaire au sein de son entreprise, et les types de relations entretenues avec son supérieur. Nous allons voir plus en détail dans cette partie comment sont actualisés ces rôles, quelles identités sont véhiculées par les locuteurs au cours de l’interaction, et quelles sont celles pouvant modifier justement le déroulement de l’interaction et les relations entretenues par les locuteurs. En effet, l’une de nos hypothèses de départ est que le sexe des participants peut modifier leur comportement langagier, et qu’il existe des différences entre les hommes et les femmes. Il nous a donc semblé essentiel de décrire et analyser des identités sexuelles, les différences de comportements langagiers entre les hommes et les femmes (Chapitre 8), et d’observer ensuite comment ces identités s’actualisent dans une situation de travail (Chapitre 9). Mais avant de traiter ces deux points, nous commencerons par définir la notion d’identité, du point de vue de la psychologie et de la sociologie, puis du point de vue interactionniste (Chapitre 7, 1.Le mot « identité », 2.Les identités, 3.Du point de vue de l’interaction). Nous définirons aussi les notions de statut et de rôle, notions qui sont en lien direct avec celle d’identité. Ces définitions nous permettront de répondre à certaines questions, notamment celles que nous pouvons nous poser face à l’imprévisibilité apparente de certains des comportements de nos secrétaires.

Cette partie de notre travail est largement inspirée par la psychologie sociale, définie comme discipline se centrant « sur l’étude des relations réelles ou imaginées de personne à personne dans un contexte social donné, en tant qu’elles affectent les personnes impliquées dans cette situation » (Allport, 1924 in Cazals-Ferré et Rossi, 1998 : 9). Il s’agira pour nous de traiter, dans cette partie, des identités, rôles et statuts activés par les locuteurs dans les différents contextes d’analyse, afin de mettre à jour ‘«’ ‘ les relations interpersonnelles qui se tissent entre l’individu et les groupes ou au sein des groupes entre eux, dans un contexte social déterminé ’ ‘»’ (Cazals-Ferré et Rossi, 1998 : 8).

Lors de premières approches de situations de travail, telles que celles que nous observons ici, certains facteurs comme le sexe des interactants n’avaient jamais été pris en compte. Pourtant, l’une des particularités des entreprises étudiées ici, est que l’appelé est presque toujours de sexe féminin (la secrétaire, comptable, standardiste…), et l’appelant de sexe masculin. Nous traiterons dans cette partie de la question du genre, plutôt que du sexe, étant donné que

It is now widely accepted that «  gender  » is the appropriate term for the socially constructed categories which define appropriate feminine and masculine behaviour, while «  sexe  » refers to biologically based distinctions (…). In this book gender is therefore the appropriate term for describing differences in linguistic behaviour along the feminine-masculine dimension (Holmes, 1995 : 29).’

Si le monde des secrétaires est un milieu féminin (une étude récente a montré qu’en France, 99% des secrétaires sont des femmes 104 ), le milieu dans lequel elles évoluent est très souvent masculin 105 . Et même si ce milieu ne l’est pas particulièrement (comme dans le milieu des assurances, où il y a beaucoup de femmes non-secrétaires dans les bureaux), il y aura, tout de même, très souvent, un supérieur homme. De nombreuses études montrent cette évolution dans la répartition des tâches, notamment Crozier 106 ou Messant-Laurent :

‘Nous savons aussi que le monde des bureaux est aujourd’hui un monde féminin, en termes quantitatifs du moins, étant entendu que les directions, l’encadrement, le contrôle de gestion sont majoritairement masculins (1990 : 11) 107 .’

La notion d’autorité est d’ailleurs souvent associée à la masculinité. Ceci est notamment dû à l’apparence, notamment par la taille (une personne plus grande paraîtra plus imposante), et par la voix (une voix plus grave semblera plus efficace, plus imposante), mais cette association entre autorité et masculinité est aussi due à des éléments linguistiques : Tannen (1996) oppose ainsi, à partir d’analyses linguistiques, la « politesse féminine » à « l’autorité masculine ». Il est évident que les conclusions issues des recherches sur le gender sont à prendre « avec des pincettes ». Dans nos corpus par exemple, nous n’avons pas de secrétaire masculin, ce qui nous oblige à nuancer nos résultats. En effet, il est difficile, dans certains cas, de démêler ce qui tient au sexe des participants et ce qui tient au rôle. Le comportement est donc très probablement lié au contexte, nous le verrons au cours de notre analyse : ‘«’ ‘ It may well be that certain features of ’ ‘"’ ‘women’s speech’ ‘"’ ‘ considered to be markers of sex are in fact markers of these sex-role-stereotyped activities ’ ‘»’ (Scherer et Giles, 1979 : 55). Mais nous allons en reparler en faisant le point sur les travaux portant sur la question du gender et voir comment ces identités se manifestent dans une situation de travail. Commençons par décrire la notion d’identité.

Notes
104.

Voir Alonzo, 1996. Mais déjà, en 1984, les statistiques françaises indiquaient que la catégorie des employés était à 72% féminine (voir Gollac et Seys, « Les professions et catégories socioprofessionnelles : premiers croquis », Economie et Statistiques, n°171-172, p. 79-134).

105.

Entreprises du bâtiment, de transports…

106.

Voir 1965 : 15-26.

107.

Toujours dans Economies et Statistiques, les statistiques montrent que la catégorie des « professions intermédiaires » est féminine à 40% et celle des « cadres et professions intellectuelles supérieures » l’est à 25%.