3.2.La notion de face chez Goffman

Les travaux de Goffman, notamment La présentation de soi (1973), se trouvent dans la continuité de ceux de Mead ou de Park (1950), puisqu’il y reprend l’idée selon laquelle les individus ne peuvent se manifester qu’à travers des rôles. L’interaction est présentée comme un lieu semblable à une scène de théâtre 116 , scène sur laquelle se jouent, entre autre, des « drames ». Les participants à l’interaction se définissent alors comme des acteurs, véhiculent une image d’eux-mêmes, leur face, et tentent de la valoriser à travers leurs actes. La face est ce que Goffman définit comme l’image qu’un sujet met en jeu dans une interaction donnée. On peut définir le terme de face comme étant

‘la valeur sociale positive qu’une personne revendique effectivement à travers la ligne d’action que les autres supposent qu’elle a adoptée au cours d’un contact particulier (Goffman, 1974b : 9).’

Il y a, selon Goffman, une véritable quête de reconnaissance, un besoin de valorisation chez chaque acteur, qui va l’amener à mettre en avant les aspects de son identité les plus aptes à attirer la sympathie, l’admiration, l’estime, et à cacher les aspects qui peuvent être interprétés comme des défauts ou des faiblesses. L’apparence (le « masque ») serait donc plus importance que la réalité, d’autant plus que l’autre n’aurait finalement à disposition que ces éléments pour se faire une idée de l’identité de son interlocuteur. Cette image n’est jamais acquise pour toutes les interactions auxquelles va participer le sujet. Chaque individu l’actualise à l’intérieur d’un système de places, système par lequel chacun élabore une image de l’autre. En actualisant un rôle dans une interaction, il convoque alors l’autre dans un rôle complémentaire (vendeur – client, professeur – étudiant, médecin – patient, etc.). Chaque acteur fait de la « figuration », c’est-à-dire qu’il véhicule une image de lui-même, telle que les autres l’attendent plus ou moins de lui, et si ces autres estiment qu’il « ne s’en montre pas digne, elle lui sera retirée » (Goffman, 1974b : 13).

La face peut donc être remise en cause à chaque interaction (en cas de mauvaise prestation par exemple). Le sujet a donc intérêt à tout faire pour préserver sa face quand elle sera menacée, et à ne pas la perdre. Pour l’aider dans cette tâche, il existe, selon Goffman, différents types de stratégies de valorisation, qui permettront donc à l’acteur de faire « bonne figure » et ne pas perdre la face dans l’interaction. C’est ce que Goffman appelle les « contraintes rituelles » : ce sont des procédures qui visent à sauvegarder les images de chacun dans l’interaction. Ces règles vont permettre à chacun de ne pas faire perdre la face à l’autre (règles de considération), et de faire bonne figure (règles d’amour-propre). Il s’agit d’un véritable travail de « figuration" (face work). Les échanges réparateurs sont des moyens parmi d’autres des processus de figuration. En effet, les échanges réparateurs, contrairement aux échanges confirmatifs comme les salutations (les deux locuteurs effectuent des actions de même nature), sont menaçants, du fait de leur origine, qui a elle-même un caractère menaçant, comme peut l’être une requête. Nous le verrons lors de l’analyse de l’acte de requête, mais nous pouvons déjà remarquer que le locuteur formulant sa requête, atténue la menace par des processus de figuration, tels que des préliminaires (« ce serait pour une petite question », « excusez-moi de vous déranger », etc.), des formulations d’actes indirects (« pourriez-vous me dire… »), etc.

Nous verrons dans notre partie sur les identités sexuelles (chapitre 8) que les jeux de séduction pouvant se dérouler entre clients et secrétaire, repérés dans nos différents corpus, sont dus très probablement à ce besoin de valorisation. Cette attitude serait, d’après Lipiansky, plus narcissique que sexualisée.

‘Vouloir être séduisant apparaît comme un moyen d’être plus facilement accepté, approuvé et reconnu. Le besoin de séduction peut comporter aussi une demande d’amour qui, dans ce cas, est moins l’expression d’un désir de nature sexuelle que la traduction d’un besoin de reconnaissance frustré(1992 : 152).’

Cette notion de face fut reprise un peu plus tard, en 1978, par Brown et Levinson, qui décrivent, pour chaque individu, deux faces, dans le cadre de l’analyse de la politesse linguistique :

  • Une face positive : Il s’agit des différentes images de soi, la partie narcissique de chaque acteur (la face positive correspond à la notion de face chez Goffman).
  • Une face négative : Il s’agit du territoire (corporel, matériel, spatial, affectif, etc.) de chacun, le domaine de l’intime. L’irruption dans cet espace personnel peut être perçue comme une agression.

Ainsi, au cours de l’interaction, chaque participant devra faire de son mieux pour protéger ses propres faces (l’image de soi et le territoire) et ménager celles des autres. Au quotidien, ce principe interactionnel est loin d’être évident à respecter, le compliment en est un bon exemple : en valorisant la face positive du partenaire, le compliment est aussi une menace pour la face négative (c’est une « incursion territoriale »). Différentes stratégies peuvent être mises en œuvre pour protéger ses propres faces et celles du partenaire. Il s’agira de ce qu’on appelle la politesse négative (« L’individu évite de commettre des actes menaçants et/ou s’efforce d’atténuer ceux qu’il a commis », Traverso, 1999 : 52) :

  • Sauvegarder sa face (positive) consiste en la protection de son image (empêcher les dégradations, etc.).
  • Sauvegarder son territoire, c’est se protéger des comportements trop familiers, trop envahissants, des rapports trop étroits, etc.
  • Sauvegarder la face du partenaire consiste en l’évitement de paroles trop dures, de reproches, etc.
  • Et le territoire de celui-ci sera sauvegardé en évitant les comportements trop proches, les incursions brutales, etc.

Brown et Levinson ont envisagé la notion de FTAs, mais n’ont pas envisagé celle d’anti-FTAs (actes « anti-menaçants », dont parle Kerbrat-Orecchioni, 1990 : 171), qui ont un effet cette fois positif pour les faces. La politesse positive consistera en la production d’actes flatteurs (anti-FTAs), c’est-à-dire d’actes ayant un effet positif sur la face (tels que la louange, le compliment) et/ou le territoire (augmentation du territoire grâce au cadeau par exemple) de l’un ou de l’autre voire les deux partenaires de l’interaction.

Nous avons décrit la face comme étant le lieu de la mise en scène, par un sujet, d’un rôle particulier, convoquant alors l’autre dans un rôle corrélatif. Nous allons donc définir maintenant les notions de rôle et de statut.

Notes
116.

Des métaphores employées par Goffman, beaucoup sont empruntées au théâtre, qui permettent de souligner le côté dramaturgique de la communication.