2.2.Les rôles de la secrétaire

La secrétaire détient beaucoup d’informations, et détenir l’information implique un certain pouvoir. La secrétaire se trouve au carrefour des informations et des décisions, ce qui peut la conduire à jouer le rôle de négociateur, à intervenir dans la prise de décision. Les rôles (on peut aussi parler de fonctions) que la secrétaire remplit lui sont attribués par le contrat la liant à l’entreprise. Mais ils peuvent varier selon la place que la secrétaire se donne au sein de l’équipe, et celle que lui donne aussi le client. Ces rôles ne sont pas forcément explicites, aussi la secrétaire peut-elle en profiter et activer l’un ou l’autre de ses rôles. En fait, ces rôles sont redéfinissables selon les deux partenaires. Selon le statut du client dans l’entreprise (« habitué » ou client ponctuel), il sait ou non quel est son pouvoir dans l’entreprise, quels sont les rôles et statuts de son interlocutrice dans l’entreprise, notamment le statut d’épouse du supérieur. Il peut attribuer à la secrétaire moins de fonctions qu’elle n’en a vraiment (par exemple, ne la prendre que pour une standardiste), mais il peut aussi lui en donner plus qu’elle n’en a (en supposant par exemple qu’il peut négocier un prix avec elle).

Dans l’entreprise, selon sa taille et son organisation, la secrétaire peut remplir des rôles tout à fait différents. La fonction de chaque personne employée dans l’entreprise dépend notamment de la taille de celle-ci. Plus l’entreprise est grande, moins les employés ont de rôles à remplir. Inversement, plus l’entreprise est petite, plus les employés ont de fonctions. Dans une grande entreprise par exemple, la secrétaire a rarement le rôle de standardiste. Celui-ci sera attribué à un employé spécifique, qui aura uniquement pour fonction de répondre aux appels téléphoniques, et d’accueillir les clients. Par contre, dans une entreprise plus petite, différents rôles peuvent alors être joués par une même personne : standardiste, assistante de direction, avec éventuellement un pouvoir de décision, etc. Ainsi, les entreprises de nos corpus sont de petites entreprises, différentes fonctions sont alors remplies par une même personne : la personne ayant le statut de secrétaire (en règle générale, une femme) remplira donc différents rôles au sein de l’entreprise. La secrétaire est chargée, entre autre, du relationnel : relations entre les autres salariés et le patron, et bien sûr les relations entre l’entreprise et les clients (sans oublier entreprise et fournisseurs). Pourtant, dans de nombreuses entreprises, la pression fait que les salariés, principalement la secrétaire, oublient le relationnel, submergés par leurs tâches et les différents rôles à assurer au sein de l’entreprise. Les rôles de la secrétaire varient d’une entreprise à l’autre : en fonction de son contrat qui la lie à l’entreprise, de ses relations avec le patron (conjointe, etc.), mais aussi en fonction de sa place dans l’entreprise, et de la place qu’elle se donne au sein de l’équipe, et celle que lui donne aussi le client. Ces rôles ne sont pas forcément explicites, elle peut donc en jouer en fonction des partenaires, activer l’un ou l’autre de ses rôles selon la situation d’interaction.

L’un des rôles stables et communs à toutes nos secrétaires est notamment celui de « portier », de « gardien » (gate keeper), c’est-à-dire qu’elle a pour fonction de filtrer les appels. Nous pouvons faire ici un parallèle avec le rôle d’animateur de radio, qui, comme le souligne Muller, a aussi un rôle de gardien en ce sens qu’il peut « ouvrir ou fermer aux appelants l’entrée de la sphère publique » (1995 : 202). Ce simple rôle de « barrage » lui donne un pouvoir important. Tout comme un portier dans un hôtel, la secrétaire garde l’accès de l’entreprise. Le client sait qu’il devra d’abord convaincre la secrétaire s’il veut avoir accès au patron, et ce, même s’il veut négocier un service particulier.

On peut schématiser l’influence de chacun des participants sur les autres dans l’interaction de la façon suivante :

Figure 16 : Schéma d’influence des participants
Figure 16 : Schéma d’influence des participants

Le client peut ou non, selon les procédés utilisés, modifier, influencer le comportement de la secrétaire, afin que celle-ci intervienne auprès du patron. L’accès au patron est donc négociable par le client, c’est un des types de négociations rencontrés dans ce type d’interaction, bien que la négociation pour l’accès au paton soit en générale évitée ou refusée par la secrétaire. En effet, si la secrétaire ne veut pas déranger son supérieur ou si celui-ci ne veut pas être dérangé, le client n’aura aucune influence sur elle pour influencer le patron (ce qui explique la barre oblique que j’ai disposée après « Secrétaire » sur le schéma : l’influence du client s’arrête en général là où celle de la secrétaire commence). De plus, comme nous l’avons déjà dit, le client n’a que très peu de chances de « passer le barrage en force », c’est-à-dire demander à parler directement au patron, sans donner le but de son appel, et surtout sans se présenter. Voici quelques exemples qui permettront d’illustrer cette remarque :

Interaction 17 (corpus assureurs)

1S cabinet BT bonjour

2C oui bonjour madame monsieur M. . monsieur T. est là

3S monsieur T. n’est pas là pour l’instant monsieur … ah un ptit instant on me dit qu’il est arrivé je vais vous le: passer monsieur M. ne quittez pas

P j’ai rien d’intéressant à lui dire alors tu lui dis que le courrier part aujourd’hui

(…)

6S oui monsieur T. est très occupé là pour l’instant: il me laisse …

Interaction 22 (corpus Transporteurs, 98)

1S transports B bonjour

2C transports D bonjou:r

3S oui

5C j’peux parler à Michel s’il vous plaît

6S … c’est pour quoi

7C pour voir si vous cherchez un chargeur en Belgique

(…)

11S quittez pas hein

Dans le premier extrait, la secrétaire ne filtre pas l’appel, elle ne remplit donc pas son rôle. Ceci la place dans une situation délicate, l’obligeant en quelque sorte à faire « machine arrière », et ce, sans avoir pu auparavant essayer de négocier avec son supérieur. Dans le deuxième extrait, au contraire, la secrétaire joue son rôle de « portier », bien qu’elle le fasse à sa façon, c’est-à-dire de façon directe 129 . Elle ne va pas passer la communication à son supérieur, mais simplement lui demander si « vous avez un camion en Belgique pour D. demain ou après-demain ↑ ». Elle ne lui passe que les appels les plus importants, ou ceux pour lesquels elle n’a pas de réponse, de solution.

Comme le soulignent Chappuis et Thomas (1995 : 35), ‘«’ ‘ le rôle peut évoluer en étendue ou se rétrécir suivant la nature du rapport de dépendance qui lie l’inférieur au supérieur ’ ‘»’, dans notre étude, la secrétaire au patron. Effectivement, nous avons pu constater que le rôle de la secrétaire avait notamment tendance à grandir avec l’absence du patron (avec son accord tacite). La secrétaire va seconder, voire remplacer le patron, entre autre dans le domaine du relationnel : les relations entre les autres salariés et le patron, et bien sûr les relations entre l’entreprise et les clients (sans oublier entre l’entreprise et les fournisseurs). Cela rejoint l’idée que l’on peut se faire de la bonne secrétaire : ‘«’ ‘ celle qui seconde efficacement le chef, celle qui maintient un juste équilibre avec lui, celle qui partage, ou mieux celle qui a appris à partager son point de vue (...) celle qui respecte et approuve ce qu’il fait. ’ ‘»’ (Messant-Laurent, 1990 : 33).

Plus le patron est absent (ce qui arrive assez souvent dans le transport et le bâtiment), plus la secrétaire a un pouvoir grandissant dans la prise de décision. Toutefois, même si dans les faits, la secrétaire peut avoir un pouvoir relativement important, elle peut vouloir donner l’impression au client que la décision finale ne lui appartient pas, qu’elle n’a pas les connaissances nécessaires pour résoudre le problème… Cette « décharge » de pouvoir peut se faire dans deux cas : soit c’est une façon de « sauver la face » du supérieur, c’est-à-dire de respecter la logique de la hiérarchie, soit c’est une façon de se déresponsabiliser (et d’éviter les problèmes ou les conflits). Par exemple, dans le corpus Artisans, il arrive régulièrement que la secrétaire, qui a pourtant de multiples fonctions au sein de l’entreprise (elle gère le planning du patron, s’occupe de la gestion, des factures, de l’accueil des clients et clients potentiels, etc.), refuse en quelque sorte de s’impliquer :

Interaction 18 37S (…) faudrait qu’j’demande à m’sieur P. mais: bon…

(…)

41S .. oui j’pense que ça doit être possible mais bon: faudrait l’demander à monsieur P.

Ou bien, elle avoue son incompétence dans le domaine dont il est question, et par là, explicite le ou les rôles qu’elle n’a pas dans l’entreprise : calcul et/ ou négociation d’un prix, informations techniques, etc. C’est le cas dans l’interaction 14 notamment :

12C vous vous n’pouvez pas du tout m’donner-

13S -non non mais j’suis pas du tout technicien et: je sais pas du tout hein

Le pouvoir de la secrétaire grandit donc aussi avec la quantité d’informations qu’elle détient. Se trouvant au carrefour des informations et des décisions, elle a en effet le rôle de médiatrice, de « tampon », et c’est ce qui lui donne un certain pouvoir.

Notes
129.

La formule « c’est pour quoi » est d’ailleurs interdite dans les manuels (notamment professionnels) du « savoir bien parler au téléphone ».