1.Les débuts de la recherche sur le parler féminin

Un certain nombre d’études ont porté sur les différences entre parlers masculins et parlers féminins dans de nombreuses communautés linguistiques, études dont les auteurs ont été d’abord des explorateurs et des missionnaires, suivis ensuite par des ethnologues, des anthropologues et des linguistes. Ces différences entre parlers ont été observées sur chaque continent : en Afrique, en Australie, en Amérique et en Asie. Déjà en 1582 (voir Key, 1975), des différences dans la prononciation étaient décrites entre les hommes (on qualifia leur langage de « raffiné ») et les femmes (langage « vulgaire »). Des différences ont été ensuite observées à tous les niveaux de la structure linguistique (phonologique, syntaxique, lexicale ou sémantique). Ainsi, Troubetzkoy (1970), linguiste appartenant au Cercle linguistique de Prague, a observé des différences entre les deux sexes, dans la prononciation, dans certaines communautés linguistiques. Comme de nombreux chercheurs à l’époque, il ne peut s’empêcher ‘«’ ‘ de considérer que la bonne façon de parler est celle de l’homme ’ ‘»’ (Aesbischer, 1985 : 25). Levi-Strauss fait remarquer pour sa part (1955 : 245), concernant son étude de la prononciation dans une tribu indienne 135 , que le parler féminin est moins naturel, plus maniéré que celui des hommes :

‘Les femmes se plaisent à souligner ce caractère et déforment certains mots (…) ; articulant du bout des lèvres, elles affectent une sorte de bredouillement qui évoque la prononciation enfantine. Leur émission témoigne ainsi d’un maniérisme et d’une préciosité dont elles ont parfaitement conscience : quand je ne les comprends pas et les prie de répéter, elles exagèrent malicieusement le style qui leur est propre. ’

De nombreuses études 136 se sont aussi intéressées aux différences, non plus phonologiques, mais grammaticales, ou encore lexicales. Ainsi, Kassai (1975) a montré, à travers son étude du parler féminin aux Caraïbes, combien les noms et les mots pouvaient avoir de force, de pouvoir. En effet, aux Caraïbes, les hommes utilisent des expressions qui leur sont propres, les femmes les comprennent mais n’ont pas le droit de les employer. Par contre, les hommes n’emploient jamais les mots et les phrases réservées aux femmes, leur utilisation par les hommes les couvrirait de ridicule. ‘«’ ‘ Il est interdit à une femme de prononcer le nom du mari ou celui des membres mâles de la famille ’ ‘»’ (Kassai, 1975 : 77). Aebischer souligne (1985 : 28) que ces différences ente hommes et femmes ne se retrouvent pas seulement dans les langues plus ou moins « exotiques », mais aussi dans les langues occidentales, comme le français. Les femmes auraient en effet tendance à modifier la prononciation. Nous ne nous attarderons pas plus longuement sur ce point, celui-ci n’étant pas le sujet de cette partie, mais il nous a semblé intéressant de montrer l’étendue des études portant sur le parler féminin.

Les linguistes ne sont pas les seuls à s’être intéressés à ces différences entre parler masculin et parler féminin, des chercheurs à orientation anthropologique se sont aussi penchés sur la question. Pour les anthropologues se situant dans le courant structuraliste, le parler féminin n’est rien d’autre « qu’une simple dérivation d’une forme linguistique première et fondamentale – et masculine – et ainsi une déviation d’une façon « normale » de parler » (Aebischer, 1985 :29). C’est ainsi que Sapir (1929) décrit les formes masculines des Yana en Californie du Nord : des « formes pleines » dont les formes féminines dérivent et dévient. Linguistes, anthropologues et ethnologues ont longtemps traité les différences du parler féminin comme une curiosité. Ils se sont simplement contentés de faire l’inventaire de ces « bizarreries », c’est-à-dire des occurrences verbales féminines, sans expliquer pour autant ces phénomènes. Pour eux, ces différences étaient uniquement dues au sexe des femmes. Cette attitude consiste à traiter les femmes uniquement comme une entité biologique. L’optique « biologisante » n’est pas la seule optique, l’autre étant plutôt « sociologisante » 137 . Pour les linguistes se situant dans cette optique, il existe une grande différence entre la langue considérée comme un système et sa pratique sociale. Ils établissent une relation entre ce qui est du côté de la langue, c’est-à-dire les variables linguistiques, et ce qui est du côté du social, c’est-à-dire les variables sociologiques (âge, sexe, etc.). De nombreuses recherches se sont ainsi portées sur la relation entre variation linguistique et sexe, et au rôle social lié au sexe du locuteur. Lakoff est l’un des auteurs les plus influents dans ce domaine. Elle a en effet fait une étude du parler féminin américain en essayant de repérer les caractéristiques typiques de ce parler.

Notes
135.

Les Nambikwara est une tribu indienne au nord du Brésil.

136.

Voir Aebischer qui fait le point sur ces études, 1985 : 23-32.

137.

Termes empruntés à Aebischer, 1985 : 31.