3.1.Bilan des précédents travaux

Certaines récurrences dans les styles conversationnels féminins et masculins ont été relevées, notamment par Akers-Porrini (2000), dans son étude portant sur des conversations téléphoniques familières entre hommes et femmes 144 . Tout d’abord, les hommes auraient tendance à prolonger les séquences d’ouverture, alors que les femmes auraient tendance à les écourter. Ensuite, ils ne formuleraient pas de la même façon les questions sur la santé, les échanges de nouvelles (quand il y en a). En effet, d’après elle, les femmes utiliseraient la question-de-salutation « ça va » plus comme un rituel d’ouverture qu’une véritable question sur la santé. Avant de voir précisément comment les femmes et les hommes utilisent le « ça va », nous allons définir rapidement en quoi cette greeting question a un statut intermédiaire et ses deux utilisations. Le « (comment) ça va ? » est utilisé dans la séquence d’ouverture de l’interaction, séquence qui est, tout comme la séquence de clôture, très ritualisée. Kerbrat-Orecchioni définit les rituels comme

‘ayant précisément pour fonction d’offrir aux interactants des réponses toutes faites, et des solutions immédiatement disponibles, aux problèmes communicatifs qu’ils risquent de rencontrer à tout instant de leur vie quotidienne (2001 : 111).’

Le « ça va ? » est considéré comme une salutation complémentaire, accompagnant les salutations proprement dites, et se définit comme un énoncé « hybride », puisqu’il se situe entre la question (sur la santé), de par sa forme interrogative, et la salutation, qui, dans son étymologie, porte ce double sens :

‘Elle («  comment allez-vous ?  ») semble être l’accompagnement naturel du salut si l’on considère l’étymologie de ce mot. « Salut » vient en effet du latin salus, qui signifie « santé » et, par extension, l’action de souhaiter la bonne santé (Weil, 1983 : 10).’

Selon la situation de communication, cette « question-de-salutation » (Kerbrat-Orecchioni, 2001 : 111) peut être interprétée comme une salutation (lors de rencontres furtives, dans la rue par exemple) ou comme une véritable question (Kerbrat-Orecchioni cite l’exemple limite de la visite au cabinet médical 145 ). Quant à l’intervention réactive, d’un côté, même si « ça va ? » possède les caractéristiques formelles d’une question (forme interrogative), selon le contexte, selon les participants (leur connaissance de la vie de l’autre, etc.), il n’attend pas systématiquement de réponse : ‘«’ ‘ Aussi discrète soit-elle, la valeur de question est toujours prête à resurgir : il suffit d’un rien pour la réactiver ’ ‘»’ (Kerbrat-Orecchioni, 2001 : 114). D’un autre côté, ce n’est pas non plus vraiment une salutation, puisque l’interlocuteur peut enchaîner par une réponse, qui est généralement positive (dans le script, c’est la réponse préférée, non marquée, même conseillée 146 ). L’échange est donc un échange complémentaire, l’intervention réactive étant une réponse à la question. Cette réponse peut être accompagnée d’un remerciement et/ ou d’un renvoi de la question. Le remerciement permet au destinataire de remercier son interlocuteur de l’intérêt qu’il lui porte. Le renvoi de la question devrait se faire systématiquement, il est fortement conseillé dans les manuels de savoir-vivre :

‘A la question « Comment allez-vous » ou son équivalent plus familier « Comment ça va ? », la réponse sera « (Très) bien, merci, et vous-même ? », sauf dans le cas où l’on ne peut cacher qu’on ne va pas bien du tout (…). A moins d’être un ami intime, une amie très proche, la personne qui vous pose cette question n’éprouve aucune curiosité sur l’état de votre vésicule biliaire ou la bronchite que vous avez eue l’hiver passé (Weil, 1983 : 11).’

Toutefois, il est rare, dans nos corpus, de trouver dans la même intervention remerciement et renvoi de la question. Nous allons donc voir comment les secrétaires réagissent à ces greeting questions. Nous essayerons de trouver des récurrences, des régularités dans le comportement des secrétaires en général, face aux « ça va ? » de leurs interlocuteurs, sans oublier qu’il peut y avoir de grandes variations d’une entreprise à l’autre (donc d’une secrétaire à l’autre), et d’un client à l’autre (puisque la question sur la santé est formulée en règle générale, dans le cadre professionnel, quand il y a une reconnaissance mutuelle des locuteurs).

D’après Akers-Porrini, les hommes vont plus souvent formuler des « ça va ? », suivis du prénom et/ou du nom, ce qui, en quelque sorte, « personnalise » l’énoncé, lui redonnant une valeur de question. Le « ça va ? » est aussi formulé avec une voix « chantante ». Il n’y a alors aucune indication d’empressement, et l’homme va donner la priorité à la prise de nouvelles de leur interlocutrice. Le « ça va ? » est donc utilisé, dans ce cas là, dans son sens littéral. Chez les femmes, au contraire, la voix est plutôt impersonnelle et le « ça va ? » formulé est de nature rituelle. De plus, elles sont plus directes. Elles vont plus rapidement au but, vers la raison de l’appel. Les femmes formulent donc des ouvertures plus économiques, alors que les hommes s’écartent du chemin direct. A partir de ces remarques, nous pouvons supposer que les ouvertures initiées par des hommes (interactions homme - femme) vont sembler plus conviviales que les ouvertures initiées par des femmes (interactions femme - homme et femme-femme) qui seront plutôt neutres.

Cela irait à l’encontre des nombreuses études qui ont montré que les femmes accordaient plus d’importance à la relation « horizontale » qu’à la relation « verticale », c’est-à-dire que leur parole est plus « orientée » vers l’autre, plus « collaborative » alors que la parole masculine est plus orientée vers le référent. On retrouve d’ailleurs ici l’opposition établie par l’école de Palo Alto entre « relation » et « contenu », et reprise par Tannen sous la forme de report talk et rapport talk. Plusieurs explications pourront être apportées pour tenter d’expliquer pourquoi les ouvertures d’interactions homme – femme seraient plus conviviales que celles femme – homme. Ceci pourrait s’expliquer en termes de Pouvoir et de Statut. Dans le cadre des interactions Homme – Femme, si l’homme se sent en position dominante, il peut s’autoriser à dévier du script général pour prendre des nouvelles de son interlocutrice. Ceci pourrait aussi s’expliquer en termes de rôles et d’activités. Les femmes de nos interactions étant des secrétaires, les clients hommes qui appellent sont en situation de demandeurs, et utiliseraient alors les questions sur la santé comme rituels de politesse afin de ménager les faces des secrétaires avant la formulation de leur requête. Nous pouvons émettre l’hypothèse que les locuteurs se connaissant suffisament pour formuler des questions sur la santé (se connaître nous semble être une condition nécessaire pour formuler une question sur la santé), l’appelant n’a pas à formuler un grand nombre de préliminaires à sa requête. S’ils se connaissent suffisament, le client peut aller rapidement au but sans menacer les faces de son interlocutrice. Dans ce cas, les questions sur la santé seraient alors des écarts de scripts autorisés parce qu’initiés par l’appelant. Nous allons voir si cela se confirme dans nos corpus et nous reparlerons de l’interprétation des résultats en fin de chapitre. Commençons donc par observer nos corpus.

Notes
144.

Le corpus utilisé pour l’article est constitué de conversations enregistrées par des ménages pendant un mois, corpus rassemblé dans les années 80 par Conein, de Fornel, Pharo et Quéré.

145.

La distinction entre la question sur la santé « ça va » et le rituel de politesse fonctionnant comme salutation a notamment été décrite par Kerbrat-Orecchioni dans Les interactions verbales T.3, 1998 : 51-54, par Traverso dans L’analyse des conversations, 1999 : 67-68.

146.

Voir les manuels de savoir-vivre, comme Trésors de la politesse française, Weil, 1983.