3.2.Résultats de l’analyse de nos corpus

Il nous faut d’abord préciser que les entreprises de nos corpus n’ayant que des secrétaires femmes, la seule comparaison que nous avons pu faire se situe entre les interactions entre clients hommes et secrétaire femme, et les interactions entre clients femmes et secrétaire. N’ayant pas dans nos corpus de secrétaires hommes, nous n’avons pas pu comparer nos interactions avec des interactions entre clients hommes et femmes et secrétaire homme. La présence, dans le corpus Fournisseurs, en petit nombre d’interactions entre des clients (hommes et femmes) et un technicien homme nous a simplement permis d’émettre quelques hyptohèses sur les différences de comportements entre hommes et femmes, sans pouvoir pour autant les généraliser, du fait de leur trop petit nombre.

En observant les séquences d’ouverture de nos corpus, nous pouvons voir notamment que ce sont les hommes qui formulent le plus souvent des questions sur la santé. La secrétaire y répond, mais ne renvoie pas la question-de-salutation. Cette différence de comportement langagier pourrait aussi être liée au rôle, étant donné que la secrétaire est l’hôte, celle qui reçoit, à qui l’appelant rend en quelque sorte visite. C’est donc plutôt à lui de prendre des nouvelles, d’autant plus qu’en tant qu’intrus sur le territoire de son hôte, il se doit de minimiser son intrusion, pouvant être perçue comme une menace pour la face négative (c’est un Face Threatening Act). Pourtant, en comparant les interactions strictement féminines à celles mixtes, nous pouvons voir que les appelantes - femmes ne formulent que très rarement des questions sur la santé, et ce, même si elles se connaissent bien. Ceci montre bien ce qu’Akers-Porrini avait remarqué, c’est-à-dire que les hommes formuleraient de véritables questions sur la santé alors que pour les femmes, le « ça va » serait purement rituel (n’attendant pas forcément de réponse). Ainsi, tous corpus confondus, il arrive que l’appelante – femme ne formule pas de questions sur la santé, alors qu’elle connaît bien son interlocutrice. Elle va droit au but de son appel. C’est le cas dans l’interaction 9 du corpus Transporteurs (98) :

3C oui bonjour: j’peux avoir m’sieur B.

(…)

6S c’est pour un enlèvement (avec un accent)

7C non

8S (rires)

(…)

16S on pensait on on: a on a parlé d’vous tout à l’heure c’est pour ça qu’vous téléphonez on disait que vous aviez eu mauvais temps

(…)

23C non non mais ça y est c’est fini maintenant

(…)

25C c’est moi qui l’ai eu à vot’place

(…)

28S et ben c’est très bien (rire)

La cliente et la secrétaire se connaissent bien puisque dans la suite de l’interaction, elles parlent de leur week-end en plaisantant. Pourtant, l’appelante, à l’ouverture de l’interaction, ne s’est pas présentée, ne s’est donc pas fait reconnaître par son interlocutrice (qui a tout de même reconnu sa voix), et a formulé sa requête directement, sans préliminaires.

Nous en avons aussi des exemples dans d’autres corpus, comme celui des Assureurs.

Ce corpus est particulier puisque sur les 24 interactions téléphoniques enregistrées, aucune question-de-salutation n’a été formulée. Le corpus est constitué de 75 % d’interactions Femme – Femme et de seulement 25 % d’interactions mixtes. Il semble difficile ici d’interpréter l’absence de questions-de-salutation, compte tenu du fait que c’est seulement dans 8 interactions sur 24 (soit 33,3 %) que les interactants se « connaissent ». De plus, ils ne se connaissent que très peu, il n’y a finalement qu’une simple reconnaissance mutuelle, ce qui nous permet de dire que l’appelant a déjà appelé. Nous pouvons remarquer que dans ce corpus Assureurs, les interactions sont plutôt « impersonnelles », ce caractère impersonnel étant dû d’une part à l’absence de questions sur la santé, mais aussi de termes d’adresse, signes d’une histoire conversationnelle déjà établie (même minime) entre les participants. Ceci est peut-être dû au type d’interactions dont il s’agit, à savoir le conseil et la vente de contrats d’assurance, ce qui peut être perçu comme un « service » 147 . Nous pouvons illustrer cette remarque en citant deux extraits d’interactions, issus de ce corpus, qui montrent bien le caractère fonctionnel des interactions.

Dans l’interaction 9, la cliente qui appelle est une assurée du cabinet, elle connaît bien le fonctionnement de celui-ci puisqu’elle sait précisément qui traite son dossier, donc à qui s’adresser. Pourtant, dans l’ouverture de l’interaction, elle prend à peine le temps de se présenter et va droit au but, ne formulant aucune salutation complémentaire :

7S allô

8C allô Nicole J. ↑

9S oui bonjour madame

10C bonjour madame x vous savez pas la nouvelle là ↑

11S qu’est-ce qui vous arrive ↑

Dans l’interaction 8, les deux femmes se connaissent bien personnellement (d’ailleurs la cliente l’appelle par son prénom), mais la cliente formule directement sa requête sans se présenter, et de la même façon que dans l’extrait d’interaction précédent, la secrétaire la reconnaît à la voix. Cette situation peut être, semble-t-il, gênante puisque l’appelante est, en quelque sorte, prise en « flagrant délit » d’impolitesse (c’est d’ailleurs probablement pour cette raison qu’elle essaie de se justifier, en mettant en avant le fait qu’elle n’était pas sûre que son interlocutrice soit Paola…).

1S cabinet B. T. bonjour

2C monsieur T. s’il vous plaît

3S monsieur T. est déjà occupé madame V.

4C ah c’est Paola

5S oui

6C ah i’m’semblait bon bah ça fait rien

Dans le corpus Artisans, nous avons observé de nombreuses ouvertures d’interactions entre client et secrétaire qui se connaissent :

Sur 28 interactions téléphoniques, il y en 17 dans lesquelles les interactants ne se connaissent pas, du moins, dans lesquelles il n’y a pas de reconnaissance mutuelle. Sur les 11 autres interactions (39,3 % du total), il y en six (soit 54,5 %, donc un peu plus de la moitié) dans lesquelles l’appelant ne formule pas sa requête directement après la salutation : il y a salutation complémentaire de la part de l’appelant, 4 hommes et 2 femmes (une commerciale cherchant à vendre un produit et une cliente de longue date, dont nous reparlerons). La secrétaire ne renvoie jamais la question sur la santé. Pour récapituler,

Tableau 1a

Figure 17 : Pourcentage de questions sur la santé dans l’entreprise Artisans
Formulation du « ça va » Nombre en % de greeting questions
D’un client femme vers la secrétaire : F → F 33 %
D’un client homme vers la secrétaire : H → F 67 %

Il faut toutefois nuancer ces remarques, étant donné que la plupart des appels téléphoniques, dans ce type de corpus, sont mixtes. Il y a beaucoup plus d’hommes que de femmes qui appellent. Nous allons donc récapituler la proportion de questions sur la santé, mais cette fois, uniquement lors d’appels strictement féminins. Sur 7 appels féminins, plus de 70 % des séquences de clôture de contiennent pas de questions sur la santé (1b) et plus de 40 % ne contiennent pas de présentation de la part de l’appelant (1c) alors que cela serait nécéssaire dans le type d’appel concerné :

Tableau 1b

Figure 18 : Pourcentage de questions sur la santé dans les appels féminins (Artisans)
Formulation d’un « ça va » Absence de « ça va »
28,57 % 71,43 %

Tableau 1c

Figure 19 : Pourcentage de présentation de la part du client dans les appels féminins
Présentation Absence de présentation 148
57,14 % 42,86 %

Nous pouvons donc voir, grâce à ces trois tableaux, qu’effectivement, les séquences d’ouverture des femmes sont plus courtes que celles des hommes, dans la même situation professionnelle. Si leur degré de proximité avec la secrétaire n’est pas assez grand pour qu’elles formulent une question sur la santé, la situation nécessiterait au moins qu’elles se présentent…

Voici quelques exemples d’interactions :

Interaction 4 (99)

6C [vous allez bien

7S oui oui très bien j’vous remercie

8C monsieur P. est dans l’coin ↑

Interaction 5 4C bonjour c’est Béatrice (inaudible) Béatrice X. de B.

5S oui bonjour 

6C bonjour vous allez bien: 

7S oui ça va j’vous r’mercie

8C (inaudible) j’vous appelle d’abord pa’ce que certains d’mes …

Interaction 9 4C bonjour Gérard B.

5S oui bonjour (sourire)

6C ça va

7S ça va j’vous remercie

8C ça va

9S [oui

10C [bon j’appelais pa’ce que::: mon chantier est prêt …

Interaction 13 4C oui bonjour c’est monsieur C. à l’appareil-

5S -oui bonjour monsieur 

6C ça va

7S ça va j’vous remercie [oui

8C [bon dites je sais pas…

Dans toutes ces ouvertures d’interactions, la secrétaire répond de façon positive et remercie son interlocuteur : même si elle vient de se faire « sermonner » par un client juste avant, elle répondra que tout va bien. Le client enchaîne sur sa requête, précédée ou non d’un échange confirmatif (bon, ça va) qui permet au client de montrer à la secrétaire qu’il a bien entendu sa réponse.

Tableau 1d

Figure 20 : Réaction à la question sur la santé dans l’entreprise Artisans
Réponse à la question + Remerciement Réponse + Remerciement +Renvoi
83 % 17 %

Concernant les interactions Femme – Femme, nous avons une interaction (5), dans laquelle l’appelante formulant sa question sur la santé est une représentante, et une interaction enregistrée deux ans auparavant (Interaction 2, 1997), qui illustre le fait que le « ça va » formulé par l’appelante n’attend finalement pas de réponse dans le sens où elle lui coupe la parole (elle n’attend pas la fin de l’intervention de la secrétaire) et enchaîne sur le but de son appel.

Interaction 5 4C bonjour c’est Béatrice (inaudible) Béatrice X. de B.

5S oui bonjour

6C bonjour vous allez bien: 

7S oui ça va j’vous r’mercie

8C (inaudible) j’vous appelle d’abord pa’ce que certains d’mes clients…

Interaction 2 1S allô

2C P. 

3S oui bonjour madame

4C bonjour c’est madame W.

5S ah oui bonjour ma[dame

6C [ça va 

7S ça va j’vous reme[rcie

8C [bon j’vous appelle pa’ce que donc euh: …

Ici, la cliente formule un « ça va » qui chevauche la fin d’intervention de la secrétaire (une salutation) et que celle-ci interprète comme une question sur la santé (elles se connaissent en effet depuis plusieurs années 149 ). Elle répond donc et commence à remercier la cliente, mais est interrompue par la cliente, dont l’intervention chevauche à nouveau celle de son interlocutrice. La cliente formule bien une question-de-salutation mais la rapidité d’enchaînement des interventions, due aux chevauchements de parole de sa part montre bien que, pour elle, c’était un simple rituel de salutation, que la réponse a finalement peu d’importance et qu’elle souhaite aller le plus vite possible au but de son appel (ce que nous avons aussi observé dans certaines interactions du corpus Assureurs).

Les exemples suivants sont issus du corpus Fournisseurs. Cette entreprise est l’un des premiers fournisseurs français du bâtiment, fournisseur des plus petites entreprises.

En règle générale, ce sont des entreprises déjà clientes qui appellent ce fournisseur, afin de passer une commande, ou bien afin de savoir ou en est leur dernière commande. Dans la majorité des interactions, les participants se connaissent donc déjà. Il est toutefois difficile de vraiment généraliser, dans le sens où il n’est pas évident d’établir le type de relation liant les interactants : il y a les interactions entre employés de la même entreprise 150 , les relations purement professionnelles entre clients et employés, les relations un peu plus intimes. C’est dans ces situations là, le plus souvent, qu’il y a reconnaissance mutuelle et que les séquences d’ouverture peuvent être rallongées par des salutations complémentaires ou questions sur la santé. Sur un total de 49 interactions, il y en a 16 dans lesquelles il y a réellement reconnaissance mutuelle (il y a aussi un certain nombre de clients qui ont déjà appelé, qui sont déjà clients, mais qui ne se font pas, ou qui ne sont pas reconnus par la secrétaire), soit 32,6% du total, et 8 appels internes, soit 16,3%.

Concernant les appels externes, l’appelant formule une greeting question lors de 8 appels (donc 50% des appels avec reconnaissance), et sur ces 8 « ça va ? », deux proviennent de femmes et six d’hommes.

Tableau 2a

Figure 21 : Pourcentage de questions sur la santé dans l’entreprise Fournisseurs
Formulation du « ça va » Nombre en % de greeting questions
D’un client femme vers la secrétaire : F → F 25 %
D’un client homme vers la secrétaire : H → F 75 %

Hormis des interactions mixtes comme celles que nous venons de citer, où l’appelant est un homme et l’appelé, une femme, il y a aussi dans ces corpus en entreprise, des interactions entre locuteurs de même sexe (non mixtes). Et il semblerait que les femmes vont effectivement plus rapidement au but de l’appel. Par exemple dans l’interaction 3 de ce même corpus Fournisseurs, il s’agit d’une interaction femme - femme, dans laquelle des signes de reconnaissance mutuelle sont formulés, mais il n’y a pas de salutations complémentaires :

4C est-ce qui s’rait possible d’avoir L. s’il vous [plaît

5S [c’est moi

6C c’est vous même [bonjour

7S [oui

8C [c’est madame A.

9S [bonjour

10C moi j’vous appelle...

Concernant ces appels strictement féminins, avec reconnaissance mutuelle des deux participantes, nous avons 50 % d’appels externes et autant d’appels internes. Il nous a semblé pertinent de les regrouper ici étant donné que la plupart des appels internes sont donnés par la secrétaire, donc une femme.

Tableau 2b

Figure 22 : Pourcentage des questions sur la santé dans les appels féminins (corpus Fournisseurs)
Formulation d’un « ça va » Absence de « ça va »
30 % 70 %

Contrairement à ce que l’on pourrait penser, les séquences d’ouverture d’appels internes ne contiennent pas beaucoup plus de questions sur la santé que les appels externes (2 sur 5 contre 1 sur 5) 151 . Mais nous décrirons en détail ces interactions dans notre troisième partie.

En règle générale, la secrétaire répond (de façon positive), et remercie son interlocuteur, mais ne retourne pas la question sauf dans deux cas particuliers (les locuteurs se tutoient). C’est le cas dans l’interaction 12 et l’interaction 17 :

Interaction 12 2C oui salut Lily

3L oui bonjour Laurence

4C ça va ↑

5L et toi ↑

6C ouais ouais

Interaction 17 4C bonjou:r [c’est Benoît

5L [bonjour Benoît

6C tu vas bien 

7C ouais et toi ↑

8L ça va

Tableau 2c

Figure 23 : Réaction à la question sur la santé dans l’entreprise Fournisseurs
Réponse seule Réponse à la question + Remerciement Réponse + Renvoi
25 % 37,5 % 25 %

Après la réponse positive de la secrétaire (et son remerciement qui clôture cet échange), l’appelant pourra ainsi formuler sa requête dans l’intervention suivante, cette question-de-salutation ayant servi de préliminaire à sa requête, en minimisant sa valeur menaçante.

Interaction 16 Interaction 32

4C oui c’est monsieur D. 3S oui bonjour

5S oui 4C ça va 

6C ça va 5S ouais ça va très bien merci

7S oui (rire) 152 6C est-ce que vous avez...

8C bon j’ai regardé sur mon dossier...

Interaction 27 Interaction 41

2C ouais salut c’est Lionel tu vas bien 2C allô bonjour . ça va

3S oui ça va mer[ci 3S oui ça va merci

4C [dis moi Martine 4C . j’ai eu ...

L’interaction 25est une interaction entre le directeur de l’agence (JP) et une employée d’un autre service (la comptabilité). Ils se connaissent semble-t-il bien (« non non mon chou », l44C). Pourtant, la femme va directement au but de l’appel, sans émettre de questions sur la santé ou de salutation complémentaire :

1JP oui X Lyon bonjour

2C euh Jean-Paul

3JP oui Catherine

4C ouais bon ton truc c’est pourri hein

5JP (rire)

Le corpus Transporteurs est particulier aussi en ce qui concerne ce point, les séquences d’ouvertures étant quasi inexistantes (les rituels de politesse dans ce domaine sont donc vraiment particuliers !). Hormis de rares exceptions, il n’y a pas de longues séquences d’ouverture : les appelants masculins qui connaissent déjà la secrétaire (nous pouvons le voir dans leur façon de se parler) formulent leur requête sans préliminaires, ni salutations complémentaires.

Toutefois, sur 48 interactions, nous avons pu en comptabiliser 29, soit 60 %, qui ont lieu entre secrétaire et client se connaissant, et se reconnaissant. Sur ces 29 interactions, seulement 5 contiennent des salutations complémentaires sous la forme de questions sur la santé, soit 17,25 %. Enfin, ces questions sur la santé proviennent de 3 hommes et une femme. Pour résumer :

Tableau 3a

Figure 24 : Pourcentage de questions sur la santé dans l’entreprise Transporteurs
« ça va » Nombre en % de greeting questions
D’un client femme vers la secrétaire : F → F 40 %
D’un client homme vers la secrétaire : H → F 60 %

Un des rares exemples de séquence d’ouverture constituée de questions sur la santé est la I14 du corpus 98 (l’ouverture de la I19 est aussi constituée d’un « ça va », entre les mêmes locutrices le lendemain, mais formulé cette fois par la secrétaire), et elle a lieu avec une secrétaire d’une entreprise cliente :

Interaction 142C allô bonjour c’est Annie

3S bonjour

4C ça va ↑

5S et vous ↑

Interaction 19 2C allô bonjour c’est Annie

3S bonjour Annie vous allez bien ↑

4C je vais bien et vous ↑

5S bah:: ouais ouais

Si nous ne gardons que les appels Femme – Femme avec reconnaissance mutuelle, nous trouvons une majorité de séquences d’ouverture sans question sur la santé, donc une séquence d’ouverture écourtée, et une requête qui est ainsi formulée très vite après le début de l’interaction.

Tableau 3b

Figure 25 : Pourcentage de questions sur la santé dans les appels féminins (corpus Transporteurs)
Formulation d’un « ça va » Absence de « ça va »
25 % 75 %

Concernant l’intervention réactive de l’interlocuteur, nous sommes ici aussi dans une situation particulière, du moins, différente des autres entreprises, puisque, ici, la secrétaire renvoie la question sur la santé quasiment systématiquement (dans 80% des interactions).

Interaction 12 (97)

2C [xxx] [ça va ↑

3S [oui bonjour- euh et vous même ↑

4C ça va ↑

5S oui. avec le beau temps ↑

Interaction 23 (98)

4C Monique . ça va ↑

5S et: ça va bien et vous ↑

6C oh ça va aussi hein (rire)

La question-de-salutation permet en règle générale « d’assurer le passage en douceur de la séquence d’ouverture (à fonction phatique) au cœur de la conversation » (Kerbrat-Orecchioni, 2001 : 119). Lors de l’ouverture de l’interaction, l’appelant-e peut ne formuler ni salutation complémentaire, ni présentation de soi, et formuler directement sa requête, sans aucun préliminaire. Ceci peut alors paraître menaçant, voire impoli, aux yeux de la secrétaire.

Pour conclure, nous pouvons dire que d’après l’analyse des séquences d’ouverture des interactions de travail au téléphone de nos corpus, il ressort qu’en effet, les femmes sont plus directes, et formulent moins de préliminaires avant leur requête. Elles ont tendance à aller droit au but (pas de question sur la santé, pas de présentation). Quand l’appelant(e) formule une greeting question, elles y répondent et remercient leur interlocuteur de cette « attention ». En règle générale, elles ne renvoient la question que rarement, et préfèrent remercier. Le remerciement ayant une fonction clôturante, les femmes ont donc tendance à écourter la séquence d’ouverture, mis à part des interactions particulières, dans lesquelles elles connaissent bien leur interlocuteur, et dont elles ont réellement envie d’avoir des nouvelles. Parmi toutes les appelantes – Femmes de nos corpus, une grande partie travaille dans le même milieu que la secrétaire avec laquelle elle est en interaction, et ce milieu est, comme nous l’avons déjà dit un milieu d’hommes (au moins dans les ateliers et bureaux de direction). Peut-être est-ce le moyen de s’affirmer dans ce milieu, d’avoir une certaine autorité, un certain pouvoir. Les secrétaires feraient alors comme les femmes gendarmes dont parle Mondada (1998) qui, dans leur travail, adoptent des comportements langagiers « masculins » (du moins, l’image qu’elles s’en font), un style conversationnel masculin, pour se « fondre » dans le milieu qui les entoure, c’est-à-dire que dans ce type de milieu, le « style masculin » existe bien, et qu’il est dans ce cas la norme.

Ainsi, sur la totalité des appels avec reconnaissance mutuelle des participants, 32 % des « ça va » sont formulés par des femmes et 68 % par des hommes.

Figure 26 : Pourcentage de questions sur la santé dans les interactions de travail
« ça va » Nombre en % de greeting questions
D’un client femme vers la secrétaire : F → F 32 %
D’un client homme vers la secrétaire : H → F 68 %

Dans les interactions purement féminines (toujours celles dans lesquelles il y a reconnaissance mutuelle des deux participantes), 28 % seulement d’entre elles formulent des questions sur la santé :

Figure 27 : Pourcentage de questions sur la santé dans les appels féminins dans les interactions de travail
Formulation d’un «ça va » Absence de « ça va »
28 % 72 %

Les séquences d’ouverture d’interactions de travail au téléphone sont donc des séquences dans lesquelles le genre joue un rôle prédominant. Le déroulement de ces séquences fluctue donc notamment selon le genre de chacun des participants, mais aussi bien sûr selon le rôle des interactants. Mais le genre n’a toutefois pas forcément de rôle à jouer dans les autres séquences (notamment la clôture), nous le verrons dans les chapitres suivants.

Par le biais du téléphone, donc par la voix (ce qu’elle dit et la manière dont elle le dit), la secrétaire véhicule l’image, l’identité de l’entreprise, mais elle véhicule aussi sa propre identité : en tant que personne ayant une fonction dans l’entreprise et en tant que femme. Lors du déroulement d’une interaction, la secrétaire peut ainsi actualiser différentes identités : elle peut parler en tant que secrétaire (il s’agit donc de son statut au sein de l’entreprise), en tant que femme du patron ou tout simplement en tant que femme. Ceci peut expliquer certains «dérapages » pouvant se dérouler notamment lors de l’ouverture de l’interaction (mais pas seulement). Par « dérapage », nous entendons « sortie du script », c’est-à-dire quand un des participants s’écarte du comportement que l’autre attend de lui, de la façon dont devrait se dérouler une interaction de travail. C’est le cas par exemple lorsqu’un client entre dans une sorte de rapport de séduction avec la secrétaire (qu’il voit alors comme une femme avant de la voir comme une professionnelle ayant des fonctions déterminées), comme le montre l’exemple suivant, extrait de l’interaction 10 du Corpus Transporteurs (97) :

1S Transports B. bonjour

2C X [ça va 

3S [oui bonjou- euh et vous-même ↑

4C ça va

5S oui . avec le beau temps

6C et oui vous avez l’soleil ↑

7S non il est parti

(...)

11S et vous il est parti [aussi ↑

12C [oh oui il commence à- il a plu c’matin un peu

(...)

18C vous avez eu trop beau temps dimanche

(...)

20C vous avez bronzé 

Nous pouvons souligner ici le commentaire sur le temps, qui illustre le fait que le « ça va ? » est souvent relatif au temps qu’il fait, mais surtout qu’il fonctionne comme une « passerelle pour franchir le seuil permettant l’entrée en conversation » (Kerbrat-Orecchioni, 2001 : 119). Cette remarque est dans le même temps une évocation du corps de la jeune femme. Peut-être est-ce une conclusion rapide de parler de séduction et peut-on parler simplement de galanterie ? En effet, même dans ces interactions de travail, qui ont donc une finalité externe à l’interaction, les interlocuteurs aussi « se visitent », ils entretiennent le relationnel, c’est-à-dire qu’ils vont formuler des questions sur la santé, des commentaires sur le temps, etc., ce qui allonge la durée des interactions, et principalement si les interactants se connaissent (même si ce n’est qu’une histoire conversationnelle de travail et téléphonique). De plus, certaines croyances rituelles font que l’on associe certaines caractéristiques distinctives à certains participants, comme la galanterie, définie par le Petit Robert comme « la courtoisie que l’on témoigne aux femmes par des égards, des attentions » (1996), peut être associée à l’homme. Et si la courtoisie d’un homme envers une femme apparaît comme étant de la galanterie, la sollicitude d’une femme envers un homme risque de passer pour de la séduction mal placée, voire du racolage. Les acteurs peuvent utiliser ces croyances pour organiser la rencontre, et agir alors comme on l’attendrait d’eux au cours de l’interaction.

Ces remarques vont donc à l’encontre de ce qui a été décrit comme étant les caractéristiques prototypiques du « sexolecte » qu’est le style communicatif féminin. En effet, la parole des femmes est décrite comme étant « plus chargée que celle des hommes de marqueurs d’affects et de subjectivité » (Kerbrat-Orecchioni, à paraître : 17), et comme une parole plus orientée vers l’autre. Toutefois, si, dans les interactions de travail comme celles de nos corpus, c’est-à-dire des interactions à dominance masculine, les femmes vont plus rapidement au but, cela ne signifie pas pour autant qu’elles n’accordent pas d’importance à la relation « horizontale ». D’après certaines études, dont celles de Tannen, les femmes accordent en effet plus d’importance à la relation « horizontale » qu’à la relation « verticale » :

‘Lors d’une conversation, les hommes ont souvent tendance à analyser leur statut : "l’autre tente-t-il de se placer en position dominante en me faisant faire ce qu’il veut ?" Les femmes, elles, perçoivent plus souvent la négociation des rapports : "Est-ce que l’autre tente de se rapprocher ou de prendre ses distances ?" » (Tannen, 1993 : 34).’

Toutefois, nous pouvons souligner ici que la corrélation que Lakoff a établie

‘entre un langage indirect, poli et évitant toute confrontation directe, d’une part, et le « rôle sexuel » féminin, qui consiste à être dépendante et à manquer d’assurance, d’autre part, se trouve invalidée par une étude faite par Keenan (1974) en 1963, donc vient avant que Lakoff ait établi ses hypothèses (Aebischer, 1985 : 39).’

En effet, Keenan, dans son étude sur le parler masculin et le parler féminin chez les Namoizamanga (communauté malgache), montre que la politesse n’est pas une caractéristique universellement féminine, contrairement à l’idée généralement acceptée, et d’ailleurs prouvée par le biais d’études issues de l’observation d’autres communautés linguistiques. En effet, d’après l’auteur, dans cette communauté, ce sont les hommes qui utilisent le langage de politesse, c’est-à-dire indirect et évitant toute confrontation avec autrui. Les demandes formulées par les hommes sont atténuées par des formules non explicites. A l’inverse, le comportement des femmes est direct et franc : ‘«’ ‘ Ce sont elles qui marchandent sur les marchés – et en particulier avec les européens – car leurs maris se perdent dans des détails peu productifs ’ ‘»’ (Aebischer, 1985 : 39).

Il est donc clair que ce n’est qu’avec une collecte et une étude précise de toutes les situations de communication possibles, c’est-à-dire d’échanges mixtes (Femme – Homme) et non mixtes (Femme – Femme et Homme – Homme) que les résultats pourraient vraiment apparaître comme illustrant la réalité des interactions de travail. Nous nous trouvons donc dans une sorte d’impasse, ce problème ne pouvant se résoudre qu’avec la collecte de nouveaux corpus proposant d’autres situations d’interactions que celles de nos corpus.

Notes
147.

I. Dumas a d’ailleurs remarqué dans sa thèse (2003) que les interactions de commerce étaient plus « axées » sur le relationnel alors que les interactions de service étaient plus « axées » sur le fonctionnel.

148.

J’ai rajouté cette entrée parce qu’il m’a semblé pertinent ici de souligner cette absence de présentation, alors que l’appelante est connue de son interlocutrice, et devra à un moment ou un autre le faire (dans le cas d’une demande de parler au supérieur par exemple). Cette absence de présentation rend la séquence d’ouverture encore plus directe, et menaçante pour les faces (positive et négative) de la secrétaire.

149.

Nous en avons déjà parlé, elles habitent dans le même quartier et leurs filles ont été à l’école primaire ensemble.

150.

Appels internes.

151.

Nous renvoyons au chapitre 2.Spécificités des appels internes de notre deuxième partie, consacrée aux appels internes.

152.

Il a déjà appelé quelques minutes auparavant.