4.2.La relation et le pouvoir

La recherche de reconnaissance est une des motivations essentielles des interactions. Chacun a besoin de « se sentir exister aux yeux des autres » (Camilleri et al., 1990 : 180) (ce qui peut prendre notamment la forme d’un désir de séduction). Chacun a besoin d’avoir sa place, a besoin de valorisation (garder la face, présenter une image positive) et d’individuation, c’est-à-dire ‘«’ ‘ être reconnu dans son identité propre, sa singularité et sa différence ’ ‘»’ (ibid. : 183). La comparaison sociale peut alors pousser à vouloir se sentir supérieur. Ceci peut expliquer certaines différences de comportements langagiers entre les hommes et les femmes. Pour Tannen, la notion de domination entre les hommes et les femmes est très présente dans l’interaction, mais elle n’est pas forcément voulue :

No one could deny that men as a class dominate women in our society, and that many individual men seek to dominate women in their lives. (…) It not sufficient to account for everything that happens to women and men in conversations – especially conversations in which both are genuinely trying to relate to each other with attention and respect. The effect of dominance is not always the result of an intention to dominate (1990 : 18).’

Nous retrouvons ici l’influence de Robin Lakoff, dont Deborah Tannen fut l’une des étudiantes. Lakoff éveilla l’intérêt de Tannen pour le « communicative style » que Tannen renomma plus tard « conversationnal style ». Nous verrons à nouveau dans la suite de ce travail que Lakoff, tout comme Tannen et d’autres chercheurs ont une vision négative du style féminin. D’après eux, les caractéristiques du parler féminin reflètent un sentiment d’insécurité, d’infériorité envers les hommes (« That men dominate women is not in question », Tannen, 1990 : 21). Ce sentiment d’infériorité commencerait avec les jeux d’enfants et se poursuivrait dans le monde du travail (voir Tannen, 1996).

Revenons-en à la recherche de reconnaissance. Selon le groupe dans lequel les femmes se situent, elles ne vont pas se comporter de la même façon. Dans un groupe à dominance masculine (situation de travail, groupe politique), les femmes adoptent une stratégie particulière pour s’assimiler au groupe dominant :

They will try to gain equality with and will adopt the values of the superior (majority) group ; this strategy is called assimilation (Coates, 1986 : 8).
In terms of language, it is clear that certain groups of women (e.g. those in the profesions or in politics) have adopted this strategy
(ibid. : 10).’

Elles auraient tendance à adapter leur style à la situation, en utilisant par exemple une voix plus grave, en empruntant les caractéristiques prosodiques typiques des hommes, en parlant en public de sujets traditionnellement masculins : politique, sports… C’est ce qu’avait d’ailleurs observé Haas dans l’étude que nous avons citée précédemment (1978) : dans les interactions mixtes, les filles parlent un peu plus de sport qu’entre filles mais elles en parlent toutefois moins que les garçons entre eux. Les garçons quant à eux peuvent parler d’école quand ils conversent avec les filles mais toujours moins que les filles entre elles.

Nous avons un exemple assez frappant dans le corpus Fournisseurs de cette adaptation du style à la situation. Il s’agit d’une interaction (Interaction 25) entre la comptable de l’entreprise et son directeur. La comptable l’appelle pour lui fournir des informations sur un client, et le fait de manière directe, en utilisant un style conversationnel plutôt masculin.

1JP oui T. Lyon bonjour

2C euh Jean-Paul ↑

3JP oui Catherine

4C ouais bon ton truc c’est pourri hein

5JP [(rire)

6C [c’est la x. de Oullins

7JP ouais

8C ouais donc je n’ai que le bilan euh: à fin décembre 96

9JP qui est pourri

10C i’c’est archi pourri

(…)

26C non non mais c’est déguelasse quoi …

(…)

35JP pfff (soupir)

36C non mais c’est pourri déguelasse là normalement c’est zéro crédit hein Jean-Paul

(…)

42C pourri archi pourri alors voyons c’que j’pourrais te dire de positif [pas grand chose hein

43JP [(rire)

44C non non mon chou pas grand chose hein …

(…)

56C et bah ouais c’est ça mon chou hein

(…)

62C alors comme j’veux pas qu’t’es l’sentiment que j’te raconte des sotises j’t’envoie ça vite fait bien fait hein

63JP ma biche

(…)

66C hein [d’accord

67JP [bon ben j’vais la rappeler merci: Cat=

68C =voilà [bisous salut

69JP [bye

Nous pouvons noter d’abord que la séquence d’ouverture est réduite au strict minimum : les locuteurs n’échange pas de salutations (la première salutation est moins une salutation qu’un rituel pour ouvrir le canal), ils ne se présentent pas mais la reconnaissance se fait par la voix de l’autre,l’appelante ne formule pas de préliminaire, elle entre directement dans le vif du sujet, ce qui fait d’ailleurs rire son interlocuteur. Ensuite, le niveau de langue utilisé est familier voire très familier. C’est probablement aussi ce qui fait rire le directeur d’agence en 5JP : « ton truc c’est pourri » (4C), « archi pourri » (10C, 42C), « c’est déguelasse » (26C), « c’est pourri déguelasse » (36C, 40C). De plus, elle utilise des termes affectifs familiers, qui sont plutôt formulés en général par des hommes (nous avons vu dans le même corpus les « ma chérie », formulés par un technicien à la secrétaire). Le directeur d’agence va d’ailleurs finir par répondre à ses « mon chou » en fin d’interaction par un « ma biche », qui constitue une intervention à lui seul. Enfin, nous pouvons souligner pour finir le ton employé par la comptable. Elle va droit au but et se montre sûre d’elle dans ses affirmations :

18C si j’t’appelle aussi rapidement c’est que j’veux pas du tout qu’tu t’engages quoi (…) c’est dangereux

(…)

38C ah non non mais c’est pas possible hein . à moins que tu souhaites vraiment te prendre un carton dans les 6 mois euh

(…)

59JP tu mettrais pas des sous personnellement dans cette entreprise ↑

60C absolument pas non non pas du tout j’vais te dire alors là pas un flèche

Il est difficile il est vrai de dissocier ce qui est propre au style communicatif « naturel » de Catherine de ce qui dû à une adaptation au style dominant dans une entreprise du bâtiment. Nous ne pouvons donc que supposer qu’elle a adopté un style plus direct, qui se soucie peu des formules de politesse, pour rendre le contenu de son discours plus fort, plus sur.

La situation de communication va donc influencer les styles utilisés par les locuteurs, et comme l’explique Tannen (1996), si les hommes sont en situation de pouvoir, alors leur style conversationnel est déjà établi comme la norme, et de ce fait, les femmes sont, d’une certaine manière, désavantagées. Certaines choisiront donc de modifier leur style pour s’adapter au contexte. C’est la situation dans laquelle se trouvent toutes les secrétaires de nos corpus, puisque dans chacun des quatre sites (trois entreprises et un cabinet d’assurances), leur supérieur hiérarchique est un homme ainsi que la majorité de leurs collègues de travail.

Une part importante des différences de styles conversationnels entre ces deux groupes tourne autour de deux axes : la relation et le pouvoir. Que ce soit dans des interactions familières ou professionnelles, les mêmes comportements sont répétés, et sont dus à l’importance relative que chacun donne à la relation et au pouvoir. Si les hommes se focalisent plus sur la relation verticale (ils ont tendance à analyser leur statut et celui de leurs interlocuteurs : qui est en position haute, qui est en position basse), les femmes, elles, se focalisent plutôt sur la relation horizontale. Robin Lakoff, pour expliquer ce phénomène, se réfère à la mise en pratique de différents types de règles : les règles de politesse agissant au niveau de la relation et les maximes de Grice agissant au niveau du contenu. Grice a établi quatre maximes conversationnelles : la maxime de quantité (« Ne pas parler plus qu’il ne faut, ne pas parler moins qu’il ne faut », De Salins, 1992 : 187), la maxime de qualité (« Ne répondez que si vous savez… », ibid. : 188), la maxime de modalité (être clair, éviter d’être obscur, ambigu, etc.), et la maxime de relation (conversation sémantiquement cohérente). Selon Lakoff, pour les femmes, les règles de politesse (être poli-e) sont plus importantes que les maximes de Grice (être clair-e). Elles auront donc tendance à avoir des comportements du type : ne pas s’imposer, faire que son interlocuteur se sente bien dans l’interaction, ne pas couper la parole, etc. La relation passe avant l’information.

According to Lakoff, while men tend to apply Grice’s maxims more frequently, women tend to apply the rule of politeness, subordinating the communication content of their speech to the social value of interaction (Baroni et Nicolini, 1995 : 408).’

Les femmes appliqueraient donc les règles de politesse, alors que les hommes appliqueraient les maximes de Grice, ce qui vient confirmer ce que Tannen avait remarqué : le parler féminin serait orienté plutôt vers la relation, le parler masculin vers le contenu. Ceci peut sembler caricatural et paradoxal, d’autant plus que nous avons vu dans les séquences d’ouverture que c’étaient les hommes qui « entretenaient » le plus la relation avec la secrétaire (ils formulent notamment plus de questions sur la santé que les femmes). Nous allons donc voir comment cela se passe au cours de l’interaction, et si cette dichotomie relation vs contenu peut expliquer, dans nos corpus, un certain nombre de comportements langagiers, comme les chevauchements, les interruptions, l’utilisation de la flatterie, la taquinerie.