4.3.Chevauchements de parole et interruptions

Compte tenu des nombreuses et plus ou moins célèbres analyses 156 qui ont montré une certaine dissymétrie de la répartition des silences et interruptions entre locuteurs dans les conversations non mixtes, il nous a semblé nécessaire d’en parler ici, d’autant plus que les interactions étudiées sont des interactions à distance (donc les interactants n’ont pas de recours possible au canal visuel), purement orales. Toutefois, nous devons préciser aussi que certaines études ont été sujettes à controverses, pour plusieurs raisons : tout d’abord, les interruptions sont difficilement quantifiables et analysables, surtout si on ne prend pas en compte certaines informations, comme le rôle et le statut de celui ou celle qui interrompt, la manière dont il le fait, pour quelles raisons, dans quelle situation, etc. L’analyse des interruptions et des intrusions nécessite donc une analyse précise de la situation. Ensuite, il en découle que cette analyse nécessite un nombre suffisant d’interactions (qui permettraient ainsi de cadrer toutes les situations possibles), et cette condition n’a pas toujours été respectée dans les différentes études concernant les interruptions. Il a été ainsi reproché à Zimmerman et West leur manque de rigueur, voire leur malhonnêteté intellectuelle (ils auraient, selon Murray et Covelli 157 , effectué des coupures dans leur corpus afin de le conformer à leurs hypothèses de départ). De plus, il leur a été reproché de ne pas prendre suffisamment en compte la situation de communication, et de simplifier la notion d’interruption. Pourtant, les travaux de West et Zimmerman n’ont pas été les seuls à conclure que les hommes interrompraient leur interlocuteur plus que les femmes ne le feraient 158 .

En règle générale, dans toute interaction, les tours de parole se succèdent sans problème, chaque participant ayant notamment pour tâche d’éviter les silences gênants (ceci signifie que chacun se doit de prendre la parole dès que l’autre a terminé son tour 159 ), mais il peut y avoir bien sûr des variations selon le type d’interaction (les interruptions sont ainsi très fréquentes dans les conversations familières françaises). L’alternance des tours de parole est négociée par les partenaires de l’interaction, et « leur statut de dominant ou de dominé va en grande partie dépendre de leur maîtrise des techniques du "turn system", et de leur capacité à prendre et à garder la parole » (Kerbrat-Orecchioni, 1992 : 87). Pour éviter les « blancs », les participants anticipent la fin du tour grâce à des indices syntaxiques, sémantiques, et surtout prosodiques. Pour résumer, reprenons les principes énumérés par Sacks et al. : une seule personne parle à la fois (« The system allocates single turns to single speakers », 1978 : 15), et il y a toujours une personne qui parle. Ces deux principes sont résumés par Sacks et al. Sous la formule « minimization of gap and overlap ».

Il arrive pourtant que des dysfonctionnements affectent le système des tours, ces « ratés » étant soit involontaires, c’est-à-dire que les indices de fin de tour sont suffisament flous pour donner lieu à une méprise, soit volontaires, c’est-à-dire que les locuteurs ne se soumettent pas aux règles d’alternance et violent alors les règles. Les « ratés » peuvent se situer au moment de l’alternance des tours de parole, ou lors de la sélection du successeur à la parole.

Au moment de l’alternance, le successeur peut prendre la parole trop tard (ce qui entraîne un silence, un « gap » trop long), ou trop tôt, on parle alors d’interruptions. Il y a interruption « chaque fois qu’un L2 prend la parole alors que L1 n’a pas fini son tour » (Kerbrat-Orecchioni, 1990 : 173). Elle peut être accompagnée ou non d’un chevauchement, qui peut être de plusieurs types :

Pour en revenir à l’interruption, elle se caractérise onc par le fait que L2 s’empare de la parole sans que L1 ait terminé son tour, il commet donc une sorte de violation territoriale. Les interruptions verbales sont, selon West et Zimmerman (1983), des signes de comportement de dominance de la part de celui qui interrompt, puisqu’il « vole » le tour de parole de son interlocuteur : l’interruption est « a device for exercising power and control in conversation  » et «  violations of speakers’ turns at talk » (103). De plus, les interruptions verbales sont perçues, toujours selon West et Zimmerman, par celui qui est interrompu, soit comme marqueur de la dominance déjà établie de son émetteur, soit comme marqueur ayant pour fonction d’établir un statut dominant.

‘Les interruptions, surtout lorsqu’elles s’accompagnent d’un chevauchement, ont pour tendance taxémique générale d’exprimer une position haute, ou une tentative de l’accaparer (Kerbrat-Orecchioni, 1992 : 88).’

Cette interprétation de l’interruption doit toutefois être nuancée, l’interruption n’est pas une preuve systématique de dominance, elle n’est pas toujours « violative », mais elle peut être au contraire « coopérative ». En effet,

Simultaneous speech can be «  cooperative overlapping  » - that is, supportive rather than obstrucive, evidence not of domination but of participation, not power, but the paradoxically related dimension, solidarity (Tannen, 1990 : 62).’

Il y a donc deux grands types d’interruptions 160  : les interruptions « violatives », utilisées pour notamment s’imposer dans la conversation. Ces interruptions sont « intrusives », leurs caractéristiques sont d’être assez longues, ou elles peuvent être hors sujet (ce sont alors de véritables violations de tours de parole) ; et les interruptions « coopératives », « affiliatives » 161 , qui sont orientées vers la relation, dans le sens où elles ont pour fonction de veiller à la bonne marche, au bon déroulement de l’interaction. Elles vont plutôt exprimer la coopération, l’intérêt enthousiaste, l’implication active dans le discours.

La nature du successeur au tour de parole peut être à l’origine de certains râtés. Si aucun locuteur ne se présente pour le tour suivant, nous aurons là aussi un « gap » trop long. Si plusieurs locuteurs reprennent la parole ensemble, il y aura un chevauchement de paroles. Si un seul locuteur prend la parole après L1, mais que ce n’est pas le bon, on parlera alors d’intrusion. Il y a différents types d’intrusion que nous ferons qu’énumérer, n’ayant pas analyser de trilogues issus de nos corpus.

D’après certaines études, les hommes seraient donc plus « intrusifs », plus autoritaires, dominants, la valeur« violative » serait donc plutôt caractéristique des interruptions masculines, alors que les femmes seraient plus sociales, la valeur « coopérative » serait donc caractéristique des interruptions féminines. De grandes différences ont donc été repérées dans ces études, études qui furent ensuite controversées, entre des conversations entre deux locuteurs de même sexe et des conversations entre des locuteurs de sexe différent. Selon West et Zimmerman 162 , dans les conversations non mixtes, la répartition, entre les locuteurs, des chevauchements et des interruptions serait à peu près symétrique, alors que dans les interactions mixtes, de fortes dissymétries apparaîtraient. Les hommes interrompraient plus que les femmes ne le font. D’autres études, dont celle de Jane Gilbert (1990), ont permis de relativiser voire contredire ces résultats. Gilbert a étudié les interactions dans un petit groupe d’adolescents étudiants dans une école en Nouvelle-Zélande. L’étude a porté sur des interactions ayant eu lieu dans des petits groupes comportant des interactants de même sexe et de sexe différent. Les garçons interrompent en effet plus que les filles, mais dans les conversations non mixtes, ils interrompent beaucoup et facilement leurs interlocuteurs garçons : ‘«’ ‘ The boys in single-sex groups interrupted each other considerably more often than students in any other group ’ ‘»’ (Holmes, 1995 : 53). Gilbert en conclut donc que ce qui est perçu par les femmes comme intrusif, impoli, etc. semblera acceptable et normal pour les hommes.

Concernant leurs réactions respectives, elles peuvent être diversement interprétées, selon qu’on a une vision positive ou négative du parler féminin. Quand la femme est interrompue par un homme, elle renonce à poursuivre (le chevauchement ne se prolonge pas), et laisse ainsi finir son interlocuteur. Elle formulerait alors éventuellement des régulateurs, montrant ainsi qu’elle écoute activement, mais il semblerait que, souvent, l’intervention de l’homme soit suivie d’un silence de la part de la femme. C’est ce silence qui peut poser problème quant à l’interprétation que l’on peut en donner. Certains auteurs y ont vu, une fois encore, la « soumission » féminine face aux parades masculines de « dominance ». D’autres auteurs ont décrit ce silence comme une protestation silencieuse, ou bien même, comme un encouragement des femmes à être interrompue 163 . Il est donc très difficile d’interpréter les interventions réactives, et ce, même en interviewant ensuite les participants sur leurs émotions face aux interruptions qu’ils ont émises ou subies : certains émetteurs d’interruptions ne les trouveront pas systématiquement violatives, et ceux qui en ont « fait les frais » ne les perçoivent pas toujours comme des marqueurs de dominance (même si elles en ont toutes les caractéristiques).

Les premières analyses qui ont porté sur les interruptions et qui ont à l’époque servi de référence en la matière ont été rapidement controversées, nous en avons déjà parlé. Des conclusions sur ce phénomène ont été trop rapidement tirées, alors que cela n’est possible que si l’on observe de très près qui interrompt qui, dans quelle situation, de quelle manière, avec quelle intention et quels effets, etc. Aleguire (1978) a ainsi observé, après l’analyse d’un corpus constitué de conversations informelles entre des couples Hommes- Femmes, corpus qu’il leur a fait réécouter, que les interruptions étaient moins souvent vécues comme des violations de règles de conversation (sur 60 interruptions, 4 seulement ont été ressenties comme une intrusion ou comme une violation) que comme :

Des études plus récentes ont tenté de montrer, à partir d’un grand nombre d’interactions (authentiques ou en laboratoire), que les hommes interrompaient toujours plus que les femmes (même s’il y a certaines variations culturelles). Maury-Rouan 164 , dans son étude d’un débat dans un groupe de six étudiants (trois filles et trois garçons), a ainsi différencié une « parole dominante », exercée principalement par les garçons (véritables interruptions, nombreuses initiatives, parole audible), et une « parole dominée », féminine, définie comme une parole furtive, de faible intensité, se greffant sur la parole dominante. En effet, les garçons parlent trois fois plus, produisent les trois quarts des interruptions et sont responsables de la plupart des initiatives. L’étude des profils conversationnels des locuteurs peut toujours être affinée, compte tenu du fait qu’ils dépendent non seulement du sexe des participants, mais aussi du milieu familial, du thème traité ou encore de leur personnalité, et compte tenu du fait que ces profils peuvent évoluer et se modifier au cours de l’interaction. Nadine Murard a quant à elle montré dans sa thèse 165 , que non seulement le genre avait une influence sur le type d’interruptions et leur fréquence au cours de l’interaction, mais que le statut, combiné au genre, avait aussi une influence sur la fréquence et le type d’interruptions verbales. Deux théories permettraient d’expliquer la relation entre genre, statut et interruptions : la théorie des rôles sociaux et la théorie de subordination. Pour la théorie des rôles sociaux, les différences de comportements sont expliquées par le biais des rôles sexuels dans la société : hommes et femmes endossent les traits qui leur sont typiques, la femme ayant en elle le statut de mère (un statut qui fait qu’elle est centrée sur la relation avec autrui), l’homme étant orienté vers l’action, et chacun se comporte selon ces traits, selon ces attentes.

La théorie de la subordination fait intervenir dans l’analyse des interruptions verbales le statut des participants. Le statut permet aussi d’expliquer, combiné au genre, pourquoi l’homme interrompt plus que la femme. Il y a un lien entre dominance et interruptions verbales : le locuteur placé en position haute, ayant un statut plus élevé, interrompt plus facilement le locuteur qui se trouve en position basse. Ainsi, dans une interaction Médecin – Patient, le médecin interrompt plus souvent le patient que l’inverse (c’est lui qui est en position d’expert), sauf quand le médecin est une femme : bien qu’elle ait un statut supérieur, et qu’elle détienne le savoir et la compétence, elle sera interrompue plus fréquemment que si elle était un homme.

Après ces quelques remarques générales, nous allons tenter de voir comment cela se passe dans les entreprises de nos corpus. Dans nos entreprises, nous avons distingué deux sortes d’interruptions les plus récurrentes, les interruptions ayant lieu juste avant la fin de tour prévue, ce sont des anticipations et les interruptions volontaires. Les anticipations que nous décrirons sont des interruptions de nature coopérative, qui ont pour fonction de terminer l’intervention de l’autre locuteur. Elles sont les marques d’une certaine dominance, finir le tour de parole de l’autre étant un moyen de s’introduire sur son territoire (F.T.A. pour sa face négative), de montrer ses connaissances (F.T.A. pour sa face positive), mais aussi de montrer que l’on est pressé 166 , ce qui peut être utile et utilisé pour essayer de négocier un délai par exemple. Les autres interruptions que nous allons décrire sont des intrusions non coopératives, voire violatives. Elles sont caractérisées par le fait que L2 prend la parole alors que ce n’est pas son tour, pour diverses raisons, notamment lorsque L2 a affaire à un locuteur très bavard, l’interruption est le seul moyen pour lui de placer son mot. L’interruption est alors plutôt un indice de domination du responsable de celle-ci sur celui qui avait la parole, bien que tout dépende de la raison de l’interruption. Les interruptions du deuxième type que nous allons décrire sont des interruptions caractérisées, au niveau sémantique, par le fait qu’elles permettent à son émetteur d’introduire un nouveau sous-thème.

Notes
156.

Voir notamment West et Zimmerman, 1975.

157.

1988.

158.

Voir Tannen, 1990 : 55.

159.

Cf. Sacks, Schegloff et Jefferson, 1978.

160.

Certains auteurs, comme Bargiela-Chiappini et Harris, ont décrit dix sortes d’interruptions. Voir Managing language. The discourse of corporate meetings, 1977, J. Benjamins : Amsterdam/Philadelphia.

161.

Termes empruntés à N. Murard, 2003, Thèse en préparation portant sur l'influence des différences sexuelles et de statut sur les interruptions verbales.

162.

Voir l’étude de West et Zimmerman, 1975 :115-116, qui montre que dans 96% des cas, c’est l’homme qui interrompt la femme.

163.

La comparaison a été faite avec le viol (« elle l’a bien cherché ») : « On insinue parfois que, si les femmes se voient traitées de manière discriminatoire, voire brutale, par les hommes, c’est que, d’une certaine façon, elles le "cherchent" » (West, 1992 : 178).

164.

1995 : 369-385.

165.

Thèse en cours de rédaction.

166.

La gestion du temps, le manque de temps est d’ailleurs un souci permanent dans le bâtiment.