4.3.1.Nature des interruptions

La première remarque que nous pouvons faire concerne les interactions entre la secrétaire et le/la cliente, qui sont des interactions complémentaires, non hiérarchiques. Les participants ont des statuts différents : la secrétaire est la personne qui détient les informations, et possède un certain pouvoir (relatif à chaque entreprise), alors que le client a le pouvoir d’achat.

Dans l’entreprise Fournisseurs, la majorité des interactions se passe entre une des deux secrétaires et un client, lui-même professionnel du bâtiment (puisque l’entreprise les fournit en matériel). Le contexte est donc quelque peu modifié puisque la secrétaire se trouve ici face à un interlocuteur qui partage avec elle un certain nombre d’informations (sur les caractéristiques des produits par exemple), mais pas toutes (les délais de livraison, les prix négociables ou non, etc.). Toutefois, dans la majorité des interactions non mixtes entre la secrétaire et un client, celui-ci formule un nombre important d’interruptions avec chevauchements, qui ont pour la plupart la fonction d’anticipation.

Interaction 1 (Fournisseurs)

27L voilà le restant est disponible donc vous m’dites si: [si faut débloquer ou pas

28C [oh bah oui oui faut envoyer l’reste oui

L’interruption se situe avant la fin de la question, le client n’attend pas la fin de l’intervention de la secrétaire pour répondre, il donne par-là l’impression que la réponse est évidente.

Interaction 6 3L oui vous êtes [quelle société

4C [la société X à St Genis Laval

Interaction 13 43L bah écoutez j’vais voir j’vais les appeler j’vais voir [avec (inaudible)

44C [ouais pa’ce que reg- regardez le le délai initial là-d’ssus

45L et ouais

L’interruption du client a pour but de conseiller, d’une certaine façon, la secrétaire sur ce qu’elle doit faire (ce qui est menaçant pour sa face positive).

Interaction 17

47L il manquait des 32 [55

48C [32 55 tout à fait

(…)

57L mouais i’te manque [2891 2640 et 1034

58C [les accessoires

(…)

96C (…) OK bah c’est tout dans les: délais donc euh:: maintenant euh si pi y a Maison F.

97L … maison [F.

98C [maison alors ça doit être la référence F.

(…)

119L je te passe Martine [alors

120C [tu m’passes Martine

Le client reprend la plupart du temps ce que vient de dire son interlocutrice, ce qui tend à montrer que lui aussi, partage ces connaissances, ce qui « rehausse » en quelque sorte son statut. Par contre, dans l’interaction 41, les interruptions du client sont plutôt de nature « violative », puisque plusieurs de ses interruptions ont pour but d’essayer d’introduire un nouveau sous-thème :

15M ouais d’accord ouais . [bah je peux regarder

16C [i’ i’m’dit

17M mais ça m’étonnerait hein

18C mais je sais bien ça doit être fabriqué (…)

(…)

21M c’est lancé oh bah elle est [étoilée

22C [cette semaine quoi on pensait

(…)

37M ah ouais .. ah non mais là franchement [je peux rien y faire

38C [il il il non mais ça je comprends bien mais bon on verra bien après

Nous venons de voir comment sont utilisées les interruptions par les clients, dans des interactions dans lesquelles les savoirs sont partagés (chacun des locuteurs est spécialiste dans son domaine, contrairement aux appelants qui sont simplement des clients), et les statuts de chaque participant sont connus. Les interruptions peuvent aussi être utilisées par un locuteur pour établir un statut, elles vont lui permettre d’acquérir un statut qu’il n’a pas encore. Murard parle alors de « lutte pour le statut », pour décrire cette négociation entre les participants, des statuts, négociation qui se fait notamment par le biais des interruptions et des chevauchements 167 . Nous en avons trouvé des exemples assez frappants dans chacun des corpus, mais nous ne parlerons dans cette partie que de deux interactions, l’une mixte et l’autre strictement féminine : la première interaction a lieu entre la secrétaire de l’entreprise Transporteurs et un client avec lequel elle travaille régulièrement, auprès duquel elle va formuler une réclamation concernant un service rendu. Pendant la première partie de l’interaction, le client expose sa version des faits, la secrétaire acquiesce (« ouais », « mm »), ne formule aucun désaccord sur ce que dit son interlocuteur. Dans la deuxième partie de l’interaction, elle (re)prend la situation en main, et va commencer à réagir à tous les arguments de son client par des contre-arguments, et ce, en lui coupant sans cesse la parole. De cette façon, elle se place immédiatement en position haute, et place, de ce fait, son interlocuteur en position basse. Dans la dernière partie de l’interaction, une fois que le client se rallie à la secrétaire, le nombre d’interruptions venant de la secrétaire diminue sensiblement, et s’équilibre avec celui du client.

Interaction 16 (corpus Transporteurs, 98)

2ème séquence

36S pa’ce que moi j’vais les appeler pour euh mettre ça au clair

(…)

41C bon attendez j’vais quand [même regar-

42S [qui a signé hein

43C j’vais rechercher vite fait vot’ GPR que j’vous dise pas de bêtise pa’ce qu’il y a des fois y’a ce [genre de chose (rire)

44S [ouais mais

(…)

53C alors là par contre j’ai ouais moi j’ai des bons L. devant les yeux (…)

il a été marqué rendu 15 palettes mais à priori c’est le: destinataire qui l’a marqué (…) sur le talon des [(inaudible)

54S [euh c’est absolument pas l’destinataire pa’ce que c’est l’écriture du chauf- du chauffeur

(…)

67C c’est tout c’que [j’peux:

68S [bah ça c’est facile hein

69C bah oui oui non mais [c’est

70S [ouais

3ème séquence

76S (…) mais on passe assez souvent euh [chez L. donc euh:

77C [chez (inaudible) oui

78S éventuellement on peut faire aussi comme [ça régler

79C [bien sûr

(…)

92S (…) de toute façon c’est l’écriture du chau[ffeur

93C [ah oui (inaudible) oui oui

La deuxième interaction a lieu entre la secrétaire de l’entreprise Artisans et une cliente habituée, qui appelle pour une requête bien particulière. Cette fois-ci, c’est la cliente et non la secrétaire qui va tenter d’imposer son point de vue en ayant recours à divers procédés afin de convaincre la secrétaire de lui prendre le service qu’elle demande (une visite du patron chez elle). La cliente va ainsi prendre son tour de parole, presque systématiquement, avant que la secrétaire n’ait fini le sien, ce qui donne un caractère impoli, menaçant, à chacune de ses interventions.

Interaction 2 (corpus Artisans, 97)

5S ah oui bonjour [madame

6C [ça va ↑

7S ça va j’vous remercie [et vous

8C [j’vous appelle pa’ce…

(…)

27S (…) tout d’façon [donc euh j’vais lui dire

28C [et puis pour la boîte à::

(…)

47S alors y aurait pas d’raison qu’en [y ait là

48C [vot’mari m’a rassurée…

Pour conclure sur les interactions mixtes secrétaire – client, nous avons pu voir qu’il était difficile de généraliser nos remarques sur les interruptions. S’il semble, d’après nos enregistrements, qu’un client masculin interrompt plus la secrétaire qu’une cliente, il le fait en règle générale pour rétablir un statut symétrique à celui de la secrétaire, au niveau des savoirs partagés. Ses interruptions n’ont pas forcément pour fonction de le placer en position plus haute que la secrétaire, mais comme ils ont tendance à finir les interventions de la secrétaire très tôt dans leur tour de parole, elles peuvent tout de même être considérées comme des marqueurs de dominance. Ces interruptions verbales ne sont pas de simples anticipations, mais restent des actes menaçants, à caractère intrusif. Mais ces observations restent à ce stade des pistes, ces résultats ne peuvent être confirmés ou infirmés qu’avec d’autres corpus d’interactions du même type.

Du côté des interactions non mixtes, précisément entre deux femmes, nous n’avons pas trouvé plus d’interruptions d’un côté ou d’un autre, ce qui rejoint l’hypothèse selon laquelle c’est la combinaison du genre et du statut qui influence la fréquence des interruptions verbales (et pas seulement le genre ou le statut).

Notes
167.

Voir Kerbrat-Orecchioni, 1984 : p. 226, les négociations sur les « territoires conversationnels », p. 232-235, les négociations de la structuration de l’interaction et des rapports de place, 2000 : 65-74.