2.1.Jeux de séduction et autres plaisanteries entre clients et secrétaire

Les possibles jeux de séduction entre clients et secrétaire ne constituent évidemment pas l’essentiel de nos interactions, mais ils sont assez présents dans certains corpus pour être mentionnés. Nous avons regroupé dans une même partie jeux de séduction et plaisanteries car, comme son nom l’indique, la séduction se manifeste, dans nos interactions, sur le mode du jeu. De plus, elle n’est possible, dans ce cadre là, que parce que la secrétaire est plutôt « décontractée », et qu’elle percevra ce jeu de séduction justement comme un jeu. Ainsi, plusieurs facteurs entrent en jeu dans le développement de possibles rapports de séduction entre la secrétaire et son client, notamment le contexte de l’interaction. Certains contextes sont plus propices que d’autres à développer ces « jeux ». Les locuteurs doivent en effet se sentir en confiance : même s’ils ne se connaissent pas, c’est, semble-t-il, la complicité qui permet au client (en règle générale, c’est le client qui sort le premier du script) de s’aventurer sur ce terrain « hors script ». Ainsi, les entreprises Transporteurs ou Artisans sont des lieux favorables au développement de complicité entre les clients et les secrétaires, complicité probablement due à la simplicité et au naturel de celles-ci. Nous en avons plusieurs exemples dans le corpus Transporteurs, corpus dans lequel la secrétaire plaisante beaucoup, même si ce n’est pas toujours du goût de son interlocuteur.

Interaction 9 (corpus Transporteurs, 1998)

3C oui bonjour: j’peux avoir m’sieur B. 

4S oui euh: . c’est pour quoi

5C c’est [pour lui d’mander [c’est

6S [c’est [c’est pour un enlèvement (accent sur la dernière syllabe)

7C non

8S (rire)

9C non=

10S =non ↑

11C c’est pour lui demander si il avait un camion à Marseille

12S on pensait

13C pa’ce qu’après il m’dit i’m’dit toujours pourquoi vous m’avez pas dit:: ↑

14S ah ouais

15C [voilà

16S [on pensait on on: a on a parlé d’vous tout à l’heure c’est pour ça qu’vous téléphonez on disait que [vous aviez eu mauvais temps

Dans cet exemple, la secrétaire reconnaît, à la voix, dès la première intervention, son interlocutrice. Elle se permet donc de lui demander « sèchement » (« c’est pour quoi ? », à prendre au deuxième degré ici) la raison de son appel. L’appelante, quoique surprise, ne relève pas la plaisanterie et répond, du moins, elle tente de répondre puisque la secrétaire l’interrompt dès le début de son intervention, puis une deuxième fois dans la même intervention, pour plaisanter, mais ceci ne fait toujours pas rire son interlocutrice. On trouve en fait ici un « conflit », du moins une mésentente sur le thème même de l’interaction : la cliente appelle pour demander un renseignement (11C), mais la secrétaire préfère d’abord plaisanter avec son interlocutrice avant d’entrer dans le vif du sujet. C’est assez rare pour le noter, puisqu’en général, c’est « l’appelant qui impose en quelque sorte le thème de la conversation, qui est le but de son appel. On imagine mal le client qui appelle pour un renseignement, et l’appelé qui change de sujet » (Artisans, 1998 : 45-46). C’est pourtant exactement ce qu’il se passe ici. C’est un moyen pour celui ou celle qui impose le thème ou un « sous-thème » de l’interaction de se placer en position dominante : les initiatives « confèrent à leur responsable une certaine supériorité interactionnelle » (Kerbrat-Orecchioni, 1987 : 330-331).

Exemple extrait de l’interaction 10 du corpus Transporteurs (97)

18C vous avez eu trop beau temps dimanche

19S oui oui oui m-

20C -vous avez bronzé

21S . pfff (rires) un p’tit peu [entre-

22C [ma foi

23S oui oui oui

24C bon [(inaudible)

25S [(rires)

 26C bon. euh: moi j’voudrais un camion pour d’main

Dans cet exemple, c’est bien l’appelant qui impose son thème : il commence par aborder un sujet personnel, même très personnel puisqu’il concerne l’aspect physique de la secrétaire, puis décide, après avoir formulé un « bon » à valeur conclusive, quand repasser à une relation professionnelle.

Toujours dans le même corpus, nous avons d’autres exemples de plaisanteries entre participants, plaisanteries basées cette fois sur la séduction. Ce type de plaisanterie, sortant du script de l’interaction de travail, peut ainsi permettre au locuteur qui en a l’initiative de valoriser la face positive de son interlocutrice, de se faire remarquer et apprécier, d’établir une relation particulière, peut-être privilégiée avec elle. Il n’est alors plus un inconnu, même si ce « jeu de séduction » suppose que le client soit déjà relativement familier

Interaction 17 (Transporteurs, 97)

9C quelques p’tits trucs elle est genti::lle 

10S oui: (rires) .. euh [vous

11C [j’vous connais pas mais i’faudra qu’je vienne

12S .. pardon 

13C je vous connais pas mais i’faudra qu’je vienne

14S ah bon pourquoi  (rires)

15C comme ça je saurai qui j’ai en face de moi (rires)

Les locuteurs rient beaucoup au cours de cette ouverture d’interaction (et durant toute l’interaction), ce qui donne un caractère de connivence, de proximité entre eux. D’ailleurs, la séquence d’ouverture est plus longue que la moyenne. Nous voyons ici que sans jamais se rencontrer, des relations de travail peuvent, tout en restant dans le cadre du travail, comporter une part de non professionnel, sans pour autant être du purement rituel. C’est-à-dire que les participants peuvent échanger des énoncés qui ne sont pas liés au travail, sans être des « banalités ». Nous avons dans les interactions de travail des modules de conversation : « vous avez bien bronzé ?», « vous êtes allée au ski ce week-end ? »… qui sont des traces d’histoires conversationnelles plus ou moins longues entre un client et la secrétaire, et qui laissent supposer que chacun s’intéresse réellement à son interlocuteur. De plus, certaines des remarques non professionnelles sont des remarques portant sur le physique de la secrétaire. Dans l’extrait que nous venons de citer, le client émet une certaine curiosité envers le physique de son interlocutrice, curiosité due principalement à l’absence du canal visuel. En effet, la communication téléphonique peut sembler frustrante pour l’appelant, par rapport à une communication en face à face puisqu’il ne voit jamais, ou rarement, son interlocutrice. Nous trouvons aussi des modules conversationnels entre locuteurs de la même entreprise, mais en quantité moins importante (nous aurons l’occasion d’en reparler).

Nous trouvons aussi dans un certain nombre d’interactions l’utilisation entre les participants de termes affectifs : « j’vous ai tout fait ma chérie », « mon chou », « ma biche », « la belle Ariégeoise vous m’invitez chez elle pa’ce que c’est le pays de Barthez là-bas » 179 , qui nous font penser à une sorte de marivaudage.

L’exemple suivant est tiré de l’interaction 8 (Fournisseurs). Il s’agit d’un appel interne entre un employé (T) et la secrétaire (L) :

2T oui ma chérie

3L est-ce que tu peux me [mettre

4T [j’suis pas sur haut-parleur

5L non mais ça fait rien tu peux dire ma chérie quand même=

6T =non mais c’est pour ça (rire)

(…)

9L . merci

10T avec plaisir

11L à plus=

12C =bisous tchao

Dans toute interaction, l’identité de genre se mêle aux autres identités pertinentes dans le contexte de l’interaction. Dans ce type de corpus, où la plupart des interactions sont mixtes, l’identité de genre se mêle aussi aux autres identités, mais peut passer au premier plan. En effet, quand, comme c’est le cas pour les interactions en entreprise de nos corpus,

‘le sexe permet de différencier les participants (rencontres mixtes), ou bien quand il est conventionnellement associé à l’activité des acteurs, l’identité de genre devient saillante et les représentations des sexes participent à la définition des identités situées. (Queré e& Smoreda, 2000 : 12-13).’

L’identité de genre peut donc prendre le dessus, comme c’est le cas dans les exemples précédents. La secrétaire redevient alors simplement une femme aux yeux du client, et celui-ci tentera de la « séduire », soit par simple jeu, soit par besoin de reconnaissance (pour « l’amadouer » en quelque sorte). Il a d’ailleurs été remarqué par de nombreux auteurs, notamment G. Vinsonneau 180 , que l’homme avait tendance à utiliser la plaisanterie, la raillerie ainsi que la flatterie pour exprimer sa dominance. Pour illustrer ces remarques, elle cite l’exemple de l’étude faite par Buss (1981), portant sur « les effets de l’appartenance de sexe sur certaines représentations de la désirabilité sociale d’actes de dominance » (p.41). Les hommes préféreraient les actes caractérisés par une forme d’agressivité narcissique (blâme, flatterie, etc.), alors que les femmes auraient une préférence pour les actes favorisant l’harmonie dans la relation avec autrui.

Nous en venons aux stratégies identitaires, stratégies utilisées par les locuteurs, pour afficher une certaine identité. Parmi celles développées par les participants à une interaction de travail, nous allons en voir trois : les processus d’auto-évaluation et d’auto-reformulation, l’utilisation de ce que Labov a appelé « les formes de prestige », et nous verrons pour finir les réponses de chacun à une attaque.

Notes
179.

Corpus Fournisseurs 1998, I2, I25, I38.

180.

1997 : 41-46.