2.2.« Auto-reformulations » et formes «de prestige »

Prendre en compte le processus d’auto-reformulation ou d’auto-correction est pertinent pour ce type d’analyse. La reformulation se définit comme ‘«’ ‘ une reprise avec modification(s) de propos antérieurement tenus ’ ‘»’ (Vion, 1992 : 219). Des modifications par la reformulation peuvent être produites sur la forme, comme sur le contenu, et l’éventail de tous les types de modifications possibles est très large. La reformulation, précisément ici, la reformulation sur sa propre parole, permet en effet de souligner le souci de produire, à travers l’expression verbale et non-verbale, une image de soi, socialement valorisante, ou du moins « conforme ». Par contre, ce besoin de toujours vouloir produire une image de soi valorisante engendre le contrôle de ses paroles. Il ‘s’agit ’ ‘«’ ‘ d’un véritable contrôle de nature métalinguistique sur l’activité langagière ’ ‘»’ (Vion, 1992 : 222). Et d’une certaine façon, ce contrôle freine la spontanéité du locuteur. L’utilisation de ce processus nous a paru frappante lors de l’écoute, puis l’analyse du corpus Assureurs. En effet, la secrétaire de ce cabinet (dans ce contexte, il s’agit plutôt d’une conseillère) est très soucieuse de l’image qu’elle renvoie au client par le biais du téléphone. L’image qu’elle cherche à donner ‘«’ ‘ vise certaines caractéristiques idéales comme l’unité, la maîtrise, la cohérence… ’ ‘»’ (Camilleri et al., 1990 : 187).

Ceci est très probablement dû au fait qu’elle a suivi une formation sur le contact au téléphone, elle met donc en pratique ses connaissances. Mais c’est aussi dû à la nature même des relations qu’elle entretient avec les clients. Le cabinet d’assurances vend des services d’un type particulier, et ceci est possible grâce à l’image de confiance et de sérieux que l’assureur renvoie à son client. Il est plus difficile d’imaginer la réaction du client, face à une conseillère en assurances qui répondrait à ses questions par des « ouais », « quittez pas » 181 … C’est ce que Vion nomme « l’auto-régulation de la relation ». C’est-à-dire qu’il s’agit d’auto-corrections de la part du locuteur, lui permettant, par la reformulation, d’adapter ses propos à son interlocuteur, et de préserver ainsi la relation (en reformulant par exemple des énoncés moins menaçants pour les faces de l’interlocuteur : Je veux/ Je voudrais…).

Nous avons constaté que la conseillère, tout comme les autres conseillères et secrétaires, avait tendance, quand ce n’est pas leur interlocuteur qui le fait, à se corriger toute seule :

« mais ça va bien pa’ce que y a une y a un axe qui est quand même… »

« oui c’est- on a charg- j’ai chez A. Industrie… »

« bon ben tous c- toutes tout toutes ces p’tites choses là j’vais les lui- en parler tout à l’heure… »

Nous trouvons évidemment un certain nombre de différences entre chaque secrétaire, l’une de ces différences, relevée entre la conseillère en assurance et les autres secrétaires, étant que cette conseillère se corrige en se reprenant. Si elle estime avoir fait une faute de français, elle s’interrompt et se corrige. Elle le fait aussi pour montrer, envers son interlocuteur et les clients en général, une certaine forme de respect (respecter le caractère formel de l’interaction en se souciant de la « forme » nous semble être une marque de respect envers le client). Ces auto-corrections rendent son discours à la fois plus ou moins « figé », du moins non spontané, mais elles sont en même temps des traces d’un discours dont la construction est dynamique, en perpétuel mouvement :

Interaction 19 17S ah oui d’accord c’est pas les ass- ce n’sont pas les assurances

personnelles ce sont ce sont les assurances garantissant le personnel

(…)

20C j’me suis mal exprimée

Dans cet exemple, nous voyons bien que la secrétaire s’interrompt, se reprend, estimant que son intervention comporte une faute d’accord (qui n’aurait pas nui pourtant à la compréhension). Le caractère non spontané de son auto-correction est dû au fait qu’elle se corrige plutôt tard dans son intervention (elle ne dit pas « c’est pas- ce n’sont pas »). Ceci souligne son souci du « bien parler », ce qui semble faire culpabiliser la cliente sur sa propre façon de s’exprimer.

Dans l’interaction 8, la secrétaire profite d’un chevauchement de parole avec son interlocutrice pour reformuler et corriger son énoncé :

11S ah [p’t-être elle saura mieux

12C [euh:: comment 

13S peut-être saura-t-elle mieux euh c’qu’il en est

Interaction 10 33S et il vous laissera tous les- il vous donnera toutes les directives

Interaction 21 21S donc c’est: le cam- pour ce qui: concerne le camion

Concernant l’utilisation de formes de prestige ou de formes standard, de nombreuses études portant sur l’utilisation de l’anglais par les femmes montrent que celles-ci produisent des formes linguistiques plus proches du langage standard ou plus prestigieuses que celles produites par les hommes 182 . Ce phénomène a longtemps été expliqué par le fait que les femmes, se sentant en « insécurité linguistique » (Mondada, 1998 : 257), avaient plus souvent recours aux tag questions, aux formes de politesse, etc. En effet, selon certains auteurs (dont Labov en sociolinguistique), les femmes attacheraient plus d’importance que les hommes au statut social, notamment parce que leur position sociale est moins sûre et qu’elles peuvent être plus facilement évaluées sur leur apparence. Elles auraient donc recours, pour y remédier, aux formes de « prestige », à la politesse linguistique, etc.

Il est possible aussi que les femmes utilisent des formes perçues comme plus « prestigieuses » comme une stratégie pour protéger leur propre face, lors d’interactions avec des locuteurs ayant plus de pouvoir, et ce, sans les attaquer. Effectivement, c’est une façon de se valoriser, face à un interlocuteur utilisant des formes non standard. Ceci semble se vérifier dans certains de nos corpus. Même s’il est difficile de repérer ce que sont des formes de « prestige » dans ce type de corpus, il semble que l’utilisation de termes techniques dans un contexte où se rencontrent expert et profane peut avoir la même fonction et peut venir menacer la face positive de l’interlocuteur. En effet, la secrétaire désirant valoriser ses compétences, son image peut utiliser des termes techniques. Elle se met, de cette façon, en position haute par rapport au client, qui ne connaît pas forcément ce vocabulaire (plus ou moins) spécialisé.

Nous en avons des exemples dans le corpus Artisans (Interaction 1, 97). Le client ne semble pas très sûr de lui au début de l’interaction (4C : « vous coupez bien les verres hein c’est bien ça ↑ », 6C : « je voudrais un renseignement si vous pouvez m’donner je sais pas »), et la secrétaire ne l’aide pas. En effet, elle reprend les informations que lui donne le client et les revoie explicitement à la hausse (en 13S, « il faut bien du 5 hein », en 21S, « oh oui là il faut même du 6 »). De plus, lorsque le client demande le prix de la vitre (en 16C et 24C), elle ne répond pas directement, mais demande d’autres précisions. Ceci remet en quelque sorte en doute les connaissances de son interlocuteur, du moins il se sent forcé d’admettre qu’il n’y connaît rien dans ce domaine : en 12C, « je sais pas », en 14C, « vous avez mieux l’habitude », en 20C, « j’ai pris un petit peu… » (pour dire qu’il n’a pas pris les mesures précisément).

8C euh j’ai une table: ovale

10C euh je voudrais mettre un verre dessus

11S oui

12C euh j’sais pas 4-5 millimètres à peu près

13S oh bah i’faut bien i’faut bien 5 hein

14C enfin vous avez mieux l’habitu[de

15S [oui

16C euh est-ce que vous pouvez m’dire à peu près un chiffre: de-

17S -bah i’faut m’donner le les mesures de vot’ de votre table

18C euh 1750

19S elle est grande hein [1750

20C [par un mètre bah j’ai pris un p’tit peu le [(un p’tit peu)

21S [oh oui là i’faut même du 6 millimètres hein

22C 6 millimètres ↑

23S oh oui autrement ça va ça va pas être assez solide [hein

24C [et vous pouvez m’donner un ordre de prix . grosso modo hein

25S et les bords doivent être polis

26C comment

27S les bords doivent être polis

28C euh: ff: [oui

29S [pour pas qu’ça coupe pa’ce que-

(…)

37S euh j’vais vous dire hein en glace claire hein [pas fumée

38C [ah oui oui ah oui oui euh transpa- enfin: blanche

Interaction 1 (corpus Artisans, 99)

10C et nous voulons poser des vitres (3’) ouvrantes pa’ce qu’en fait c’est fermé

11S ah oui d’accord vous [voudriez remplacer par des châssis ouvrants

12C [voilà bon possible excusez-moi j’y connais rien [(rires)

13S [voilà donc i’faudrait qu’on passe voir

Là aussi, la secrétaire joue parfaitement son rôle d’expert, ce qui pousse la cliente à avouer son incompétence en la matière (en 12C, « j’y connais rien »), le rire accompagnant cet aveu ayant pour fonction, soit de transcrire une certaine gêne vis-à-vis de son ignorance du terme spécialisé proposé par la secrétaire, soit d’atténuer le caractère menaçant de cet aveu, acte menaçant pour sa propre face positive (le rire signifiant alors que ce n’est « pas si grave »).

Venons-en maintenant aux stratégies utilisées par les participants pour répondre à une critique (voire une agression, mais cela reste très rare dans les interactions de commerce).

Notes
181.

Voir corpus Transporteurs.

182.

Labov, en sociolinguistique, fut l’un des premiers à en parler.