2.3.Les réponses de chacun à une critique

Lipiansky définit la réponse d’un participant à une « agression » comme la façon dont il va réagir à une impression de déstabilisation. Il va répondre soit par la fuite (envie de se protéger), soit par l’attaque (envie de rétablir un sentiment d’identité positif et stable). Dans nos corpus, nous ne pouvons pas vraiment parler d’« agression », le terme étant trop fort pour qualifier ce qui peut se passer dans les interactions décrites dans ce travail. Toutefois, les secrétaires, par le biais de leur rôle de « tampon » entre le client et l’entreprise (patron, autres employés, etc.), mais aussi les autres employés de l’entreprise, peuvent être sujets à certaines critiques, voire certaines attaques. Chacun des appelés, en l’occurrence ici, chaque secrétaire, ne répond pas de la même façon à une « attaque », une critique. Certaines se sentiront plus intimement touchées que d’autres, certaines répondront par une attaque, d’autres préféreront fuir.

Il est évident que tout dépend d’abord du type d’entreprise : en effet, certaines situations sont plutôt favorables à l’accord, et rien ne justifierait alors un désaccord entre les participants. Par exemple, dans le corpus Fournisseurs, nous n’avons pas d’interactions conflictuelles. Il arrive que le client soit en colère, mais il sait pertinemment que la secrétaire ne peut (presque) rien faire : quand le délai donné ne lui convient pas, il ne peut pas s’en prendre directement à la secrétaire. Pourtant, ceci n’a pas empêché une ancienne secrétaire (remplacée par Martine) de démissionner. Ne pouvant supporter d’avoir à accepter les reproches ou colères de clients non satisfaits, ceci afin de préserver la relation, elle a préféré partir plutôt que de faire perdre des clients à son entreprise…

Exemple extrait de l’interaction 13

30C ça PART le 28 août

31L ouais

32C i’sont fous

(...)

43L bah écoutez (...) j’vais les appeler

(…)

48C (2’) donc i: faut: i’faut les activer un peu

(…)

51S j’vais voir si i’peuvent vous il vous les faudrait pour quand donc

Nous pouvons remarquer, par l’utilisation du pronom de la troisième personne du pluriel, que la secrétaire n’est pas responsable des délais, du moins, ne se considère pas comme responsable. Même si elle peut ensuite essayer de négocier en interne directement, elle n’est pas liée directement à la question des délais de livraison.

Interaction 20 6C dites donc y a j’avais aussi des: un retour à faire (…)

(…)

9M oui donc c’est un p’tit peu normal pa’ce qu’i’z’ont du retard sur le planning des retours

(…)

11M donc je: ‘fin j’peux le relancer mais ça je vais pas pouvoir vous donner de délai hein . j’sais pas du tout quand est-ce que

Par contre, dans d’autres corpus, comme le corpus Artisans ou Transporteurs, la secrétaire détient un certain pouvoir, une certaine responsabilité, ce qui fait qu’elle peut être mise en cause, « attaquée » par un client, et dans certaines situations, prendre l’attaque vraiment à cœur (si elle se sent personnellement remise en cause).

Dans le corpus Transporteurs, nous avons un exemple d’une interaction conflictuelle entre la secrétaire et un client, à propos de papiers que le chauffeur aurait, selon le client, mal remplis lors d’une livraison.

Pendant la première partie de l’interaction, l’appelé 183 explique la situation selon son point de vue, la secrétaire ne fait qu’émettre des signaux à fonction phatique (« ouais », « mm »).

15C ouais c’t’affaire là bah moi j’ai:: effectivement (…) c’était douteux vos: vos documents

16S [douteux (rire)

17C [à savoir ouais vos GPR ou vos récépissés (…) i’semblait effectivement que des lettres avaient été changées

18S ouais mm

19C et puis sur les bons X (…) y avait pas l’échange alors moi dans le doute j’ai appelé X

20S ouais ouais mm

(…)

27C mais je j’ai j’ai appelé X pa’ce que j’vous dit y’avait:… y’avait un doute

28S (silence)

29C et je crois m’souvenir que sur vos lettres de voiture euh:: on r’trouvait bien les les échanges

30S ouais

31C mais par contre sur les bons X qui font foi chez eux bien entendu

32S ouais

33C euh:: y’avait zéro zéro

L’appelé semble de plus en plus déstabilisé : il énumère en quelque sorte ses arguments, les raisons qui l’ont poussé à agir, mais face à la secrétaire qui ne réagit pas (sauf pour souligner le « douteux »), celui-ci se sent de moins en moins à l’aise. Il commence à hésiter, à bégayer, son discours est de moins en moins assuré.

Ceci peut s’expliquer de deux façons complémentaires. D’une part, les régulateurs qu’émet la secrétaire sont ambigus. Selon les situations, et selon leur prosodie, ils fonctionnent ‘«’ ‘ comme des marques d’accord sur le contenu, mais aussi comme de simples régulateurs, ou des ponctuations conclusives ’ ‘»’ (Kerbrat-Orecchioni, 1987 : 335-336). Ainsi, la secrétaire ne manifeste ici ni son accord, ni son désaccord face à son interlocuteur, ce qui est perturbant pour lui. D’autre part, si, en principe ‘«’ ‘ celui qui parle le plus et le plus longtemps (le plus ’ ‘«’ ‘ gros parleur ’ ‘»’ ‘) a de grandes chances de s’assurer par-là même la maîtrise de la conversation ’ ‘»’ (ibid. : 327), il arrive aussi que ce soit l’inverse, que le silence, et non la parole, devienne une marque de pouvoir. Celui qui parle le moins peut ainsi se placer en position haute. Et comme l’écrit Tannen (1996), le silence peut être le privilège de personnes de haut rang.

Revenons-en à notre interaction. Après avoir écouté les arguments de son interlocuteur, la secrétaire décide de résoudre elle-même le problème, en contactant directement l’entreprise X qui pourra lui répondre. Elle devient soudain active, elle réagit face à ce qui est mis en cause dans l’interaction (l’honnêteté du chauffeur, donc aussi de la secrétaire et de l’entreprise), et parle alors de façon plus directe :

34S vous avez le: numéro d’téléphone de Lactel

35C .. oui bien sûr

36S pa’ce que moi j’vais les appeler pour euh mettre ça au clair

En réponse, l’appelé va se « rabaisser », se placer en position basse puisqu’il avoue que l’erreur peut venir de lui (les comportements « auto-dégradants » comme les aveux, les auto-critiques, etc. sont des actes menaçants pour la face positive du producteur de l’acte en question) :

41C bon attendez j’vais quand [même regar-

42S [qui a signé hein

43C j’vais rechercher vite fait vot’GPR que j’vous dise pas de bêtise pa’ce qu’il y a des fois y’a ce [genre de chose (rire)

44S [ouais ouais

45C je confonds p’t-être avec aut’chose

Le rire de l’appelé en 43C montre bien que celui-ci est gêné par son aveu, et que la secrétaire l’a vraisemblablement déstabilisé.

La secrétaire va ensuite répondre aux attaques de son interlocuteur en prenant la défense de « son » chauffeur, et de l’entreprise, puisque celle-ci est attaquée indirectement par le biais du chauffeur :

54S c’est absolument pas l’destinataire pa’ce que ça c’est l’écriture du chauffeur

56S ouais ça c’est l’écriture du chauffeur et la signature qui a en d’ssous de: de: visa chauffeur c’est enfin c’est le chauffeur quoi

(...)

62S i’doit bien savoir lui s’il a échangé ou pas les palettes

63C ben vous savez ils en échangent pas mal à longueur d’journée hein (rire)

(...)

67C c’est tout c’que [j’peux:

68S [bah ça c’est facile hein

(…)

71C .. c’est malheureusement d’temps en temps ça arrive

(…)

92S ah ouais non mais euh vous voyez le l’écriture (…) des lettres de voiture de toute façon c’est l’écriture du chauffeur

(…)

99S .. oui bah i’s’est p’t-être trompé d’case mais toujours est-il que

(...)

109S d’toute façon quand on a rendu les palettes quand on est sur . euh on veut pas s’laisser faire hein

(…)

117S mais euh:: non non… là on est sûr d’les avoir échangées

Ainsi, nous pouvons voir que la secrétaire confirme ici la place importante qu’elle a au sein de l’entreprise. Elle prend la défense du chauffeur, et de l’entreprise, et paraît très sûre d’elle. Elle ne laisse pas passer l’attaque, et répond d’une façon très « dynamique », en parlant pour le chauffeur et l’entreprise : « on est sûr », « on ne se veut pas se laisser faire » montre qu’une attaque envers un employé de l’entreprise, c’est une attaque envers elle-même et son employeur.

Dans le corpus Artisans, nous pouvons une nouvelle fois prendre l’exemple de l’interaction 3 (corpus 97), avec la cliente Mme W.

La secrétaire tente à maintes reprises de clore l’interaction en formulant des conclusifs comme « d’accord », « voilà », en récapitulant à plusieurs reprises l’accord passé avec la cliente, ce qui lui évite ainsi de s’investir dans l’interaction. Toutefois, elle va répondre à une attaque de la cliente, relançant ainsi la conversation sur un nouveau thème (elle aurait pu ne pas relever le FTA que lui envoie la cliente en remettant en doute la solidité des verres installés par l’entreprise).

44C bah après si elle se casse souvent ou si [(inaudible)

45S [oh bah elle va pas s’casser pa’ce que c’est les portes qu’on pose dans toutes les::: dans beaucoup d’immeubles hein donc on n’a jamais eu d’ennuis

46S alors y aurait pas de raison qu’en y ait là

Elle répond au FTA « vos matériaux ne sont peut-être pas de très bonne qualité, la porte peut se casser », en argumentant par le fait que ce type de porte a fait ses preuves dans d’autres immeubles.

La cliente contre-argumente en précisant que leur immeuble, lui, est fréquenté par des adolescents, source éventuelle d’ennuis. Pour elle, l’argument n’est donc pas valable.

50C j’me suis dit pa’ce qu’avec la bande d’ados qu’on a

52C qui sont forts- enfin costauds...

La secrétaire répond à ce contre-argument en montrant que les doutes de la cliente ne sont pas justifiés, et illustre son propos par des exemples plus pertinents :

63S oh oui mais i’faudrait qu’i’z’y balancent des gros cailloux

(…)

65S ou des choses comme ça pa’ce qu’on en pose dans les écoles on en pose dans les HLM et tout y a quand même des plus des des enfants plus durs que ça hein

A l’immeuble résidentiel s’opposent les HLM, et aux adolescents de cet immeuble, s’opposent les enfants des banlieues. Une fois que les deux locutrices sont tombées d’accord sur le fait que les installations de l’entreprise sont solides et sûres, et ce, quelle que soit la situation, elles concluent alors l’interaction.

Pour finir, nous parlerons des rôles qui sont mis en avant explicitement par la secrétaire, leur servant de stratégie au cours de certaines interactions.

Notes
183.

C’est la secrétaire qui est à l’origine de l’appel.