Récapitulation

Nous allons revenir dans cette récapitulation sur deux points essentiels qui ont suscité notre intérêt et que nous avons traité au cours de cette partie : d’une part, la complexité du rôle de secrétaire dans l’entreprise, d’autre part, les différences de comportements langagiers entre homme et femme, au cours des différentes séquences de l’interaction.

Les rôles que la secrétaire peut actualiser au cours des interactions avec les clients et clients potentiels sont de différentes natures, et connaissent des variations selon son contrat de travail bien sûr (la qualification notifiée), selon aussi le type d’entreprise dans laquelle elle travaille, et selon le type de relation qu’elle entretient avec son supérieur. Nous avons vu que la fonction de chaque personne employée dans l’entreprise dépend entre autres de la taille de celle-ci. Plus l’entreprise est grande, moins les employés ont de rôles à remplir. Inversement, plus l’entreprise est petite, plus les employés ont de fonctions. Dans une grande entreprise, nous trouvons toujours une standardiste, dont le rôle exclusif est de répondre aux appels téléphoniques. Dans les entreprises étudiées ici, les secrétaires ont d’office cette fonction de standardiste. Une personne ayant le statut de secrétaire remplira donc différents rôles au sein de l’entreprise. La secrétaire est chargée, entre autres, du relationnel : relations entre les autres salariés et le patron et bien sûr entre l’entreprise et les clients (sans oublier l’entreprise et les fournisseurs). Ce rôle croît avec l’absence du patron, c’est-à-dire que plus le patron est absent souvent, plus le pouvoir de la secrétaire grandit dans la prise de décision.

La secrétaire, bien qu’elle soit le premier contact qu’a le client avec l’entreprise, est aussi la « gardienne » de l’accès à l’entreprise et au patron, elle aura pour fonction de filtrer les appels. Ce simple rôle de barrage lui donne un pouvoir important. Tout comme un portier dans un hôtel, la secrétaire garde l’accès de l’entreprise. Le client sait qu’il devra d’abord convaincre la secrétaire s’il veut avoir accès au patron. Le client peut ou non, selon les procédés utilisés, modifier, influencer le comportement de la secrétaire, afin que celle-ci intervienne auprès du patron. L’accès au patron est d’ailleurs négociable par le client, nous en parlerons dans notre partie suivante. Si la secrétaire ne veut pas déranger son supérieur ou si celui-ci ne veut pas être dérangé, le client n’aura aucune influence. De plus, le client n’a que très peu de chances de passer le barrage en force, c’est-à-dire demander à parler directement au patron, sans donner le but de son appel et surtout sans se présenter. La secrétaire a donc aussi un rôle de médiatrice, de tampon.

Elle se situe ainsi entre le client et le patron de l’entreprise (qui est, dans les très petites et petites entreprises, la « concrétisation » de l’Entreprise, entité abstraite). Les rôles des secrétaires, rôles que l’on peut associer à des fonctions, sont donc plus ou moins étendus, pouvant aller du rôle de standardiste à celui d’assistante de direction, sans que cela ne soit vraiment clair. D’une part, la secrétaire peut afficher des rôles, différents à chaque interaction, mais peut aussi afficher des rôles différents au cours d’une même interaction. Elle peut ainsi afficher le rôle d’épouse du patron (quand elle répond notamment à une cliente que son mari va rentrer manger, voir l’interaction 2 du corpus Artisans, 97), et celui de secrétaire, en prenant rendez-vous pour le client, en lui donnant les informations demandées, etc. D’autre part, du côté du client, l’idée que le client se fait des fonctions de la secrétaire varie d’un client à l’autre. En effet, comme nous l’avons déjà dit, le client, sauf si c’est un « habitué », ne sait pas à l’avance quels sont les rôles et statuts de son interlocutrice dans l’entreprise, notamment le statut d’épouse du supérieur. Il peut attribuer à la secrétaire moins de fonctions qu’elle n’en a vraiment (par exemple, la prendre pour une simple standardiste), mais il peut aussi lui en donner plus qu’elle n’en a (en supposant par exemple qu’il peut négocier un prix avec elle).

Nous avons vu dans un deuxième temps les différences de comportements langagiers entre les hommes (clients, autres employés) et les femmes (secrétaires) au cours des interactions de travail ayant lieu dans l’entreprise. Nous avons fait le point sur un certain nombre de recherches ayant porté sur les différences de comportements langagiers entre hommes et femmes, qui ont observé pour la plupart, que les hommes avaient tendance à formuler des actes les plaçant en position haute par rapport à leurs interlocutrices femmes. D’après Holmes,

men tend to dominate interactions in public settings. They generally talk more than women, ask more questions, interrupt more often, and when they get the floor they are more likely than a woman to challenge and disagree with the speaker. In a variety of contexts, women tend to provide more supportive and encouraging feed-back that men, to agree rather than disagree… (1995 : 67).’

Nous avons toutefois remarqué certaines variations repérables au cours de l’interaction, notamment à l’ouverture de l’interaction. En effet, dans les entreprises de nos corpus, les hommes ont tendance à utiliser plus de formules de politesse, principalement des questions sur la santé, et ont même tendance à « courtiser » les secrétaires. Holmes a d’ailleurs remarqué que ce comportement se retrouvait dans le cadre d’interactions familières d’ordre privé. En effet, elle a observé que, lors d’interactions téléphoniques entre jeunes,

Certain features of the verbal behaviour of some young men more closely resemble the female politeness norms outlined in this book than tne male norms (1995 : 228).’

Les garçons formuleraient « lots of encouraging and agreeing responses » (ibid.), ils encourageraient les jeunes filles à parler, leur feraient des compliments, etc. : «  So some men can certainly be positively polite when they perceive it to be in their interests to do so » (ibid.). C’est ainsi que nous avons remarqué que, durant la séquence d’ouverture, les hommes ont tendance à prolonger cette séquence en formulant des questions sur la santé et d’autres questions plus personnelles comme le déroulement d’un week-end passé ou à venir. Les femmes quant à elles semblent formuler leur requête de façon plus directe, du moins plus rapidement.

Nous avons aussi remarqué qu’au cours de l’interaction, les hommes clients (particuliers ou professionnels) avaient tendance à interrompre les secrétaires plus que les femmes clientes ne le faisaient. Toutefois, ces interruptions sont rarement « violatives », mais elles sont plutôt coopératives dans le sens où elles ont une fonction d’entraide. L’interlocuteur de la secrétaire va l’aider à finir son intervention, ce qui est en soi un acte menaçant pour ses faces positive et négative, surtout si la secrétaire n’a pas explicitement demandé de l’aide à son interlocuteur. En effet, ceci peut signifier que le client, en « empiétant » sur le territoire discursif de la secrétaire, donc en menaçant sa face négative, espère se placer en position haute, de plus, en anticipant ce que la secrétaire va dire, il fait la supposition que la secrétaire ne sait pas, ce qui dévalorise alors sa face positive.

Figure 28 : Récapitulatif des comportements masculins et féminins au cours de l’interaction de travail
  Comportements langagiers masculins Comportements langagiers féminins
Séquence d’ouverture + Questions sur la santé
Formulation de questions plus personnelles
ø Questions sur la santé
Peu de renvoi des questions sur la santé
Corps de l’interaction Interruptions dans les interactions H – F (interruptions anticipatives, liées au statut Client vs Secrétaire)
Jeux de séduction
Formulation de la requête plus tôt dans l’interaction
Utilisation de l’auto-correction
Séquence de clôture   Remerciements

Nous avons pu constater au cours de cette description et analyse des comportements langagiers que le sexe du locuteur a effectivement une incidence sur la façon dont il parle, qu’il existe bel et bien un style communicatif propre aux femmes : les femmes, de façon collective, manifestent certaines tendances et certaines préférences discursives, sans que, pour autant, nous puissions décrire des faits langagiers comme exclusivement masculins ou féminins.

‘Il n’y a pas (ou presque pas) de marqueurs de sexe per se, imputables à quelque « nature féminine » ; c’est l’élaboration sociale du sexe (le « genre » donc) qui est discursivement pertinente (Kerbrat-Orecchioni, à paraître : 21).’

Parmi ces préférences, nous avons vu que les femmes accordaient plus d’importance à la relation horizontale, leur parole était orientée vers l’autre, vers la « relation », alors que les hommes accordaient plus d’importance à la relation verticale, leur parole étant orientée vers le « contenu ». Dans nos corpus, nous avons vu que les femmes allaient plus rapidement au but. Ceci s’explique probablement par le fait que les femmes sont dans un milieu masculin, celui des transports et du bâtiment, et qu’elles ont dues s’adapter et adapter leur comportement langagier à ce milieu 184 . Ceci est d’autant plus probable que nous avons vu que, le reste du temps, les femmes sont chargées du « relationnel » avec leurs interlocuteurs. Ceci n’est pas seulement du à leur statut de secrétaire. C’est-à-dire que, si elles préservent coûte que coûte la relation avec le client, ce n’est pas seulement parce que ce sont des secrétaires, mais parce que ce sont aussi des femmes. Ainsi, il arrive assez souvent que le patron néglige sa relation avec le client (en frôlant parfois l’impolitesse), en refusant par exemple de parler à un client, et qu’il laisse en toute confiance la secrétaire improviser. Nous en avons des exemples dans différents corpus, comme dans le cabinet d’assurances, ou chez les Transporteurs :

Corpus Transporteurs, Interaction 1 (99), dilogue entre la secrétaire et le patron :

14S i’veut causer à mon chef

15M non

(…)

19M les deux colis sont là ↑ i’m’a dit qu’c’était pas urgent (…)

(…)

22S on doit passer là-bas en haut ↑

23M (2’) ouais j’en ai reçu deux

24S hein ↑ et vous êtes pas passés ↑

Interaction 5

11S oui j’ai madame O. là pour l’enlèvement dans (…)

12M oui bah vous lui dites qu’y a plus et qu’on n’a pas pu y aller

13S (rire) oui enfin elle est là-bas elle hein

(…)

25S je j’vous la passe elle est [super gentille cette dame en plus

26M [ah je sais mais j’ai pas envie d’lui parler

Corpus Assureurs, Interaction 17

3S (…) je vais vous le: passer monsieur M. ne quittez pas

(…)

T. j’ai rien d’intéressant à lui dire alors tu lui dis simplement que le courrier part aujourd’hui

S ah d’accord

(...)

8S oui monsieur T. est très occupé là pour l’instant: il me laisse simplement euh un message à vous transmettre c’est qu’un courrier vous: part aujourd’hui

Les business women (Tannen, 1994 : 202) sont donc en situation de « double contrainte » (double bind) dans le sens où, si elles se comportent comme il est attentdu d’une personne de leur sexe, elles courent le risque d’être perçues comme manquant de compétence et d’autorité, mais si elles adoptent un style masculin, elles risquent par contre de déplaire et d’être stigmatisées. Les secrétaires dans les petites et moyennes entreprises se situent donc dans cette double contrainte qu’elles doivent gérer tout en ayant la tache de participer au bon fonctionnement de l’entreprise et des interactions s’y déroulant.

Notes
184.

Pourtant, l’adapatation par les femmes de leur style à celui des hommes dans certaines professions et activités jusqu’alors réservées aux hommes reste, semble-t-il, assez rare, mis à part quelques exceptions comme le cas des femmes gendarmes dont nous avons déjà parlé : leur comportement atteste « l’effacement de traits féminins et l’adoption de caractéristiques masculines », et fut l’objet d’une étude de McElhinny en 1995, citée par Mondada (1998 : 265).