3.L’acte de requête dans les appels internes

Nous avons décrit, dans notre deuxième partie, le script des interactions de travail au sein de l’entreprise, entre les différents salariés (principalement entre la secrétaire et un technicien se situant soit dans les mêmes locaux, soit à l’extérieur des locaux de l’entreprise). Nous allons étudier quelques exemples d’interactions internes afin de voir comment se déroule la séquence de requête.

Interaction 2

3L c’est moi

4T oui

5L . euh tu peux me faire une modification- un rajout sur une commande s’il te plaît

6T vas-y

7L 434769 sur 1 .. à Delorme ..

8T vas-y

9L 3157 en brut 8

10T oui

11L 3136 en brut une

12T oui

13L et 3151 en AS deux .. tu m’remets euh tu me mets tout ça en route s’t’plaît

14T oui chérie

(…)

34L bon et la 434870 en même temps si tu pouvais m’la mettre en E ça m’évitera d’le faire

(…)

39T allez [c’est fait

Dans l’interaction 2 (corpus Fournisseurs), la secrétaire formule sa requête de façon indirecte et conventionnelle puisqu’elle introduit sa requête par « tu peux … ». Par cette formulation, elle lui demande d’agir, tout en minimisant l’acte de requête. Comme nous l’avons déjà remarqué dans les interactions externes, « Demander à quelqu’un s’il est capable de faire quelque chose, c’est lui demander de le faire » (Moeschler, 1985 : 42), la condition préliminaire à cette loi du discours étant que l’interlocuteur soit effectivement capable d’effectuer cette action. Or, pour Gordon et Lakoff (1973), si le locuteur fait une requête R à son interlocuteur, c’est que l’interlocuteur à la capacité de faire R. La secrétaire, lorsqu’elle adoucit sa requête par ce « marqueur de dérivation illocutoire » 197 , l’adoucit aussi grâce à la formule « s’il te plaît », qui indique qu’il s’agit bien d’une requête (et non d’une question sur la capacité de son interlocuteur à agir) 198  : « C’est par convention de langue que la locution s’il te plaît signifie la requête » (Moeschler, 1985 : 39). Mais la secrétaire ne prend pas toujours le temps d’adoucir sa requête, et de la formuler sous forme de demande d’un faire. Elle peut aussi la formuler de façon plus ou moins directe, la formulation la plus directe de la requête étant l’ordre. Selon la définition du Petit Robert, l’ordre est un « acte par lequel un chef, une autorité manifeste sa volonté ; ensemble de dispositions impératives ».

Nous n’avons pas repéré ce type de formulation directe de la requête dans nos interactions, l’ordre étant un acte de langage dont la formulation est « brutale », même dans le cadre d’interactions à finalité externe, ici des appels entre salariés d’une même entreprise. Par contre, la requête peut être formulée de façon indirecte, tout en prenant la forme d’une obligation. Par exemple, la formulation de la requête « Il faut fermer la porte » prend la forme alors d’une « affirmation d’une obligation » (Kerbrat-Orecchioni, 2001 : 99). Ce type de formulation est donc bien indirecte, mais a tout de même une allure autoritaire 199 . Ainsi, dans l’interaction 18 notamment, la secrétaire formule sa requête de façon indirecte, mais « brutale » : « Il faut que tu me reverses… ». Soulignons ici le caractère « impersonnel » de cette formulation indirecte de la requête, qui d’une certaine façon l’adoucit. En effet, la formule « il faut », mis à part le fait qu’elle a la forme d’une obligation, instaure une sorte de détachement de la secrétaire envers sa requête 200 . Nous pourrions paraphraser cette formulation de la façon suivante : « Ceci ne dépend pas de moi, mais il faut que tu fasses x pour le bon fonctionnement de l’entreprise. ».

La formulation brutale, par la secrétaire, de sa requête ne modifie absolument pas la réaction de son interlocuteur, puisqu’il accomplit la requête demandée immédiatement :

5T (5’) allez c’est fait

6L voilà et puis i’faut que tu me supprimes sur la …

7T oui

8L i’faut que tu me supprimes les 2437

(…)

11T oui

12L et que tu me rajoutes

(…)

21T c’est fait

Les réactions à la requête sont de deux types. La réaction de l’interlocuteur peut être positive, l’acceptation étant l’enchaînement « préféré », ou être négative, le refus étant l’enchaînement « non préféré », puisqu’il revêt un caractère menaçant pour le requêteur. Dans les interactions « internes » de nos corpus, la réaction de l’appelé est toujours positive, on ne l’imagine pas refuser de faire ce que lui demande la secrétaire, alors que son travail consiste justement en la réalisation entre autres de cette tâche. Cette remarque est aussi valable d’ailleurs pour les interactions « externes ». Le client ne prévoit pas d’avoir un refus de la part de la secrétaire suite à sa requête, puisqu’une fois qu’il l’a formulée, il « se définit en tant que tel, c’est-à-dire comme un participant s’engageant dans une interaction de transaction » et de ce fait « il valide en même temps le rôle (à priori prédéfini) du commerçant » (Hmed, 2003 : 156).

Pour finir, nous pouvons souligner que, si la plupart du temps, les requêtes dans les appels internes sont formulées de façon plus directe, moins adoucie que dans les appels « externes » (plus la distance sociale est grande entre les interlocuteurs, « plus les adoucisseurs sont de mise », Kerbrat-Orecchioni, 2001 : 106), les secrétaires et les autres salariés de l’entreprise utilisent tout de même les préliminaires à leur disposition dans la langue pour amortir la requête quand celle-ci a un caractère plus menaçant que celles vues précédemment (demande à caractère exceptionnel, telle qu’une demande de délai exceptionnel).

Interaction 22

2M oui Jeanine c’est Martine

3T salut Martine

4M ça va ↑

5T ça va ça va merci

6M dis moi Jeanine euh: je te rappelle au sujet de la commande d’hier de: pour S. . tu sais euh sur laquelle y avait eu des ruptures pour le laqué et: euh: le client demandait une livraison partielle

7T oui j’ai eu ton fax oui mais j’ai pas encore eu l’temps de m’en occuper

8M tu sais si c’est [possible

9T [tu sais j’ai 20 000 fax sur le bureau alors ma pauvre

(…)

38M si si tout est bon c’est c’est OK

39T voilà si je les ai bien

40M d’accord

41T OK ↑

42M bon j’te remercie [(inaudible)

43T [avec plaisir

44M ouais [tchao

45T [bye bye Martine

Interaction 48 Ouverture Clôture

2P Alain salut c’est Patrick 17T attends Lyon hein

3T oui salut 18P à Lyon

4P tu vas bien ↑ 19T . voi:là allez (inaudible)

5T oui 20P salut

6P ouais . dis est-ce que c’est possible 21T bye

de m’rajouter 10 barres (inaudible)

au stock de lundi là

(…) 9T demain . oh bah on va essayer

Dans les deux ouvertures d’interaction, l’appelant de l’entreprise commence par formuler des questions sur la santé, préliminaires à la requête, après la séquence de la reconnaissance mutuelle et des salutations. Notons d’ailleurs à ce sujet, que dans l’interaction 22, l’employée, appelée par la secrétaire, répond à la séquence de la présentation de soi et de l’identification par une salutation.

‘La règle de retour de salutation après une première manifestation de la reconnaissance sociale ne suppose pas que l’énoncé de premier tour comprenne un item de salutation. On revient ici à l’intuition de Sacks (1973), selon laquelle un nom ou un prénom adressé en début de conversation est une forme de salutation (Conein, 1987 : 159).’

Ensuite, l’appelant hésite avant de formuler sa requête, surtout dans l’interaction 22 (« dis moi … euh… »), au cours de laquelle la secrétaire choisit de commencer par recadrer la situation. La requête n’est donc pas formulée directement, explicitement, mais l’interlocutrice comprend de quoi il s’agit (« j’ai eu ton fax »), ce qui évite à la secrétaire de formuler explicitement sa requête puisqu’elle ne le fera pas par la suite non plus (« tu sais si c’est possible »).

Notes
197.

Voir Anscombre, 1981.

198.

Tout le monde se souvient bien du sketch de P. Dax et F. Blanche dans lequel le voyant répond à la requête « Pouvez-vous nous donner le numéro de sécurité sociale de ce monsieur » par un « oui je le peux » devenu mythique.

199.

Ceci nous amène, d’après Kerbrat-Orecchioni (2001 : 102), à considérer ce type de formulation comme un ordre.

200.

Contrairement à la formule « je veux », qui, bien qu’elle veuille dire la même chose, est plus « brutale » que « il faut ».