Chapitre 11 : Les négociations dans les corpus

Nos corpus sont constitués d’interactions professionnelles. Ce sont non seulement des interactions ayant lieu sur un lieu de travail, mais aussi des interactions dont le thème principal est le travail. Ces interactions, comme toute autre interaction, sont co-construites, par les deux participants, les interactants, qui s’influencent réciproquement au cours du déroulement de cet échange.

‘Le discours doit être conçu comme le produit d’un processus interactif, reposant sur l’établissement d’un certain nombre d’accords, qui parfois se font spontanément, parfois nécessitent au contraire l’intervention de procédures de transaction, ou de négociation (Kerbrat-Orecchioni, 1984 : 224-225).’

Les interactions, notamment les interactions de travail qui nous intéressent ici, se construisent autour de la recherche d’accord, de consensus, l’accord minimal étant nécessaire pour converser avec autrui : ‘«’ ‘ Tout dialogue présuppose un degré minimal d’assomptions communes sur le monde, sur les participants, sur les objets du discours ’ ‘»’ (Moeschler, 1985 : 171-172). Tout au long de l’interaction, un certain nombre d’accords doivent s’établir, accords portant sur ‘«’ ‘ les règles du jeu de langage dans lequel ils se trouvent conjointement engagés ’ ‘»’ (Kerbrat-Orecchioni, 2000 : 8), afin que l’échange entre les interactants puisse se poursuivre. Si ces accords s’établissent de façon spontanée la plupart du temps, il arrive tout de même assez souvent que des désaccords surgissent, entre les participants, sur un tel ou tel aspect du fonctionnement de l’interaction. S’il y a désaccord, les participants vont donc avoir recours à des procédures ayant pour but de résorber ce désaccord. Ils peuvent alors avoir recours à la négociation afin de (re)trouver une entente mutuelle. Kerbrat- Orecchioni appelle « négociation »

‘Tout processus interactionnel susceptible d’apparaître dès lors qu’un différend surgit entre les interactants concernant tel ou tel aspect du fonctionnement de l’interaction, et ayant pour finalité de résorber ce différend (2000 : 8).’

Au cours de l’interaction, les interactants ont donc recours à la négociation en cas de conflit, lequel a d’ailleurs été décrit par G. Simmel (1995) comme étant créateur d’un lien social, d’une relation (le conflit oblige les partenaires à se reconnaître). Dans le cadre d’interactions de travail comme celles enregistrées dans les entreprises de nos corpus, les interactants doivent répondre à une double contrainte : il y a nécessairement conflit d’intérêts entre les locuteurs, mais ce conflit doit, dans ce type de relation, être géré afin justement de la préserver. En effet, dans toute entreprise (TPE et PME) où il y a un contact direct entre une secrétaire (entre autres) et un client (ou client potentiel), l’entreprise a besoin du client pour travailler, pour fonctionner, et le client a besoin de l’entreprise pour les services qu’elle peut lui rendre. S’il est vrai que les interactions professionnelles ont une finalité externe, et qu’elles visent à établir une décision, un accord transactionnel, il n’en reste pas moins que le client et la secrétaire ne peuvent réduire respectivement leurs rôles à une simple requête et une simple transmission d’informations, de renseignements, etc. L’interaction professionnelle, de par ses nombreux enjeux, est bien plus complexe, d’autant plus quand il s’agit d’interactions téléphoniques. L’appel téléphonique, privé comme professionnel, reste, en effet, pour beaucoup, une « rencontre-parasite » (terme emprunté à De Salins, 1988), un acte menaçant, nécessitant d’être « enrobé » par des préliminaires et d’être consensuel, d’être orienté vers l’accord. Il semble, en effet, qu’un nombre important de personnes n’aiment pas le téléphone, notamment parce qu’en tant qu’appelants, les utilisateurs du téléphone ont peur de déranger leur interlocuteur, et en tant qu’appelés, ils se sentent dans l’obligation de répondre au téléphone, et de respecter certaines règles de politesse comme ne pas avouer que l’appel dérange si c’est le cas, ne pas raccrocher sans avoir formuler des salutations finales, etc. Nous supposons qu’aujourd’hui, avec l’explosion de l’utilisation des téléphones portables, les utilisateurs du téléphone portable se sont habitués à filtrer leurs appels. En effet, parmi les fonctions d’un téléphone portable, la présentation du numéro de l’appelant est très courante, ce qui permet à l’appelé de ne pas répondre ou de couper le téléphone quand il ne peut pas, ou ne veut pas, être dérangé. Les utilisateurs du téléphone n’appliquent que très rarement ces comportements au téléphone fixe, se sentant obligés de répondre. Ceci n’est pas valable seulement pour les appels personnels, mais l’est aussi pour les appels professionnels : les secrétaires ont, la plupart du temps, plusieurs lignes à gérer, et il est plutôt rare qu’elles laissent sonner la deuxième ligne si elles sont occupées. Quitte à faire patienter l’appelant en ligne, elles préféreront décrocher plutôt que de laisser sonner. Il faut préciser toutefois que cette remarque est pertinente dans le cadre des entreprises de nos corpus, mais ne l’est pas forcément dans d’autres types de services…

Les relations entre les participants sont des relations commerciales, qui sont plus ou moins longues dans le temps, et dans tous les cas, le conflit, dans une interaction commerciale 201 , est à éviter et le consensus recherché. L’existence de désaccords, qui ne la remettent pas en cause, doit être gérée. Chaque partie, surtout l’entreprise, va donc faire ce qu’il faut pour rester en bons contacts avec l’autre, afin de continuer à renvoyer une bonne image d’elle-même. La secrétaire va faire le lien entre l’entreprise et le client. Son rôle va donc consister à préserver les intérêts de l’entreprise, tout en ménageant le client, et ce, par différents moyens. Nous allons voir comment l’entreprise gère alors ces conflits et mène ses négociations, tout en préservant la relation. Pour ce faire, nous verrons dans une première partie quels sont les enjeux de l’accord dans l’interaction de travail. Nous verrons ensuite quels sont les différents types de négociations pouvant émerger dans ces interactions, et les facteurs pouvant intervenir au cours de l’interaction pour en modifier le déroulement.

Notes
201.

Interactions où la principale activité est de « rendre service » aux clients.