1.La recherche de l’accord

L’accord est au cœur de l’interaction verbale, et, dans les interactions de travail, au cœur de l’analyse des négociations. Mais il l’est de différentes façons, la notion d’accord étant une notion polysémique. Selon la situation discursive, l’accord peut prendre des sens différents. Dans une conversation quotidienne, l’accord est plutôt un ‘«’ ‘ arrière-fond présupposé de comportements, d’opinions, d’attitudes, etc. ’ ‘»’ (Moeschler, 1985 : 171), mais il peut aussi se constituer dans l’échange. Et le désaccord, du moins « l’accrochage », peut être recherché dans ce type d’interactions (à finalité interne) : ‘«’ ‘ Tant qu’il n’a pas eu lieu, il y a peu d’engagement, et sans doute peu de dynamique ’ ‘»’ (Traverso, 1996 :164). Dans un débat polémique, l’accord n’est pas une fin en soi, mais une condition à la progression de l’interaction. Enfin, dans une transaction commerciale,

‘Parler d’accord dans le cadre d’une transaction commerciale renvoie à une étape nécessaire pour la réalisation des buts transactionnels, prédictibles par le seul cadre de l’interaction (Moeschler, 1985 : 170). ’

De plus, dans une interaction de type commercial, deux types d’accords cohabitent, l’un étant « interne » à l’interaction, l’autre étant « externe ». D’une part, le discours lui-même ne se conçoit, dans la perspective interactionniste, que par le biais de processus interactifs, par l’établissement d’un certain nombre d’accords. Ces accords peuvent aussi bien être spontanés que négociés, ces négociations seront alors internes à l’interaction (négociation des thèmes, des places, etc.). Si l’accord n’est pas établi entre les locuteurs, l’interaction pourra tout de même se poursuivre, tant bien que mal (nous y reviendrons dans la partie suivante). D’autre part, les interactants d’une interaction professionnelle ont chacun des objectifs externes à l’interaction, et peuvent les négocier au cours de l’interaction (voire durant plusieurs interactions). La demande d’un prix ou d’un service peut ainsi être négociée en cas de désaccord entre les interactants, et doit même être négociée pour le bon déroulement de la fin de l’interaction, et pour préserver non seulement la relation de travail établie, mais aussi la qualité des images véhiculées par chacun. La réputation d’une entreprise peut rapidement être « abîmée » par les rumeurs émises par des clients mécontents…

Pour reprendre Firth (1991 : 10),

Now although telenegotiating (as a particularised type of «  negotiating activity  » ) overlaps with «  conversational argument  » (Jacobs, 1986) in the sense that some form of disagreement is displayed, followed by attemps to resolve or regulate the disagreement (see Jackson and Jacobs, 1981), the major difference is likely to be that negotiating activity, unlike conversational argument, necessarily and demonstrably has an endgoal 202 , that goal being specifiable 203 agreement on one or several substantive «  issues  » momentraly under dispute .’

Pour Firth, les arguments conversationnels n’ont pas nécessairement pour fonction d’aboutir à un accord, alors que l’accord, dans les interactions commerciales, a des conséquences pratiques (accepter une requête, un prix, livrer des marchandises, etc.), et le but final d’une requête est bien d’arriver à un accord. L’accord est recherché par les participants à chaque étape de l’interaction. Dès l’ouverture de l’interaction, le client mettra toutes les chances de son côté (d’autant plus si sa requête est atypique), en « préservant » la séquence d’ouverture, c’est-à-dire en formulant des salutations complémentaires, des préliminaires à sa requête, plutôt qu’en la formulant directement (ce qui réduirait alors la séquence d’ouverture à une simple étape d’identification, de reconnaissance mutuelle). Il y aurait de fortes chances pour qu’un client, ne formulant sa requête sans aucun « pré », ni minimisateur, déclenche une certaine froideur, ou tension, de la part de la secrétaire. De son côté, la secrétaire doit, elle aussi, minimiser les menaces qu’elle pourrait faire « peser » sur le client, en ayant une voix agréable au téléphone, en ne faisant pas ressentir au client le dérangement que lui occasionne son appel, etc.

La plupart des interactions se déroulent de la même façon que l’interaction suivante (Interaction 1, corpus Artisans, 99) :

5S bonjour madame Entreprise P [oui

6C [oui euh je suis madame D. de la société G. multimédia Lyon . j’aurai voulu savoir si i’s’rait possible d’avoir une personne qui puisse nous rendre visite pour un devis

7S oui

Durant l’interaction, « l’équilibre interactionnel » (Goffman, 1973) essaie d’être préservé par les deux participants, qui formulent notamment des marques d’accord et d’approbation, afin d’éviter toute menace éventuelle envers l’image ou le territoire de l’interlocuteur. On en trouve un grand nombre dans toutes les interactions de nos corpus, chaque secrétaire n’oubliant pas d’exprimer des marques d’accord, telles que : « d’accord », « OK », « c’est bon », « y a pas de problème », « tout à fait », « entendu », etc. Elle utilise aussi un nombre important de signaux phatiques, qui ont pour fonction d’indiquer à son interlocuteur qu’elle l’écoute, qu’elle le comprend :

‘Toute communication, pour qu’elle réussisse, nécessite la prise en compte des paroles de l’autre, et impose donc que des signaux d’une telle prise en compte interviennent à fréquence régulière (Moeschler, 1985 : 171). ’

Ainsi, dans l’interaction 2 (corpus Artisans, 97), la secrétaire formule un nombre important de marques d’accord et de signaux phatiques, malgré son désir de clore au plus vite l’échange avec son interlocutrice. En effet, l’appel dure 2mn 50s., ce qui est relativement long dans ce type d’entreprise, et la secrétaire formule des signaux phatiques presque systématiquement à la fin de chaque intervention de son interlocutrice.

12C (…) i’faudrait quand même qu’il vienne de toute urgence (…) pa’ce que donc la serrure ne tourne pas ↓

13S oui

14C la gâche électrique (…) ça marche pas ↓

15S oui

16C (…) ça a pas marché du premier coup mais après ça marchait ↓

La secrétaire, estimant détenir suffisamment (pour ne pas dire trop) d’informations, formule, après 55 secondes, des marques d’accord, ayant aussi une fonction conclusive (« Nous sommes d’accord, nous pouvons conclure ») :

25S . euh: bon ben j’en sais rien faut tout que j’lui dise [hein

26C [voilà

27S d’accord ben j’vais l’voir à midi moi (…)

Elle va ensuite formuler trois marques d’accord explicites, que la cliente va ignorer, pour enfin réussir à conclure, au bout de 3mn 50s. Cette situation est toutefois assez rare, et la plupart du temps, l’accord est trouvé rapidement.

Dans l’extrait suivant, il s’agit d’un extrait d’une interaction (Interaction 2, 97) entre la secrétaire du cabinet d’assurances, et une autre professionnelle des assurances. La fin de l’interaction est un peu tendue entre les deux locutrices qui n’arrivent pas à se mettre d’accord. L’appelante demande à la secrétaire de retrouver un document dans sa comptabilité, ce qui va lui faire perdre beaucoup de temps, et malgré ses réticences, elle accepte de répondre à sa requête.

52C oui bah écoutez euh c’est pas l’urgence même hein euh lorsque vous [aurez 5 minutes

53S [non mais moi je n’vois pas d’urgence non plus hein [sauf qu’il faut

54C [ah bon c’est très bien

55S quand même que j’aille chercher (inaudible) c’est tout

56C très bien

57S voilà merci [au r’voir

58C [au r’voir

Enfin, l’accord est une condition de clôture. Moeschler explique ainsi que l’une des conditions pour que la clôture de l’échange ait lieu, c’est « la coorientation argumentative de l’intervention réactive à l’intervention initiative » (1985 : 114-115). En effet, si l’intervention réactive de l’interlocuteur est négative, le locuteur choisira en principe de résoudre le désaccord, donc de différer la clôture, plutôt que de renoncer à son point de vue et clore l’échange. C’est d’autant plus vrai que la finalité des interactions commerciales étant externe, l’accord est l’aboutissement recherché par les locuteurs, il est donc nécessaire pour clore l’interaction.

Interaction 5 (corpus Artisans, 97)

49S voilà pa’ce qu’i’y a qu’ça et pi i’regarderont si ça accorde avec c’qu’’on a quoi

50C d’acc[ord

51S [hein

52C j’vous remercie

Interaction 2 (corpus Artisans 99)

8C je pourrais p’t-être la: joindre éventuellement cet après-midi ou pas

9S peut-être en début d’après-midi pa’ce qu’après il est pas mal chargé hein-

10C -d’accord bon ben j’essayerai tout à l’heure j’vous remercie

Interaction 5

27S oui oui oui hein on sait pas encore c’que c’qu’on va faire

28C oui bah si vous avez besoin d’moi vous savez surtout n’hésitez pas

29S oui oui bien sûr

Dans ces extraits d’interactions, nous pouvons voir que, pour chaque locuteur, client et secrétaire, l’accord est essentiel puisqu’il permet la clôture de l’échange et de l’interaction. Dans le deuxième extrait, l’appelante n’est pas sure de pouvoir rappeler à l’heure que lui conseille l’appelée (« bon ben j’essayerai »), mais son intervention réactive est positive, afin de permettre la clôture de l’interaction. Dans l’interaction 5, il s’agit de l’appel d’une représentante, qui a déjà appelé plusieurs fois, et qui agace (car elle la dérange 204 dans son travail) la secrétaire (elle nous le confie d’ailleurs après l’interaction : « elle est pénible alors à relancer les gens en permanence »). Pourtant, son intervention réactive est positive, elle évite l’affrontement, et choisit le consensus. Comme l’explique très bien C. Thomsen dans sa thèse, l’enjeu, pour les participants, de la séquence de clôture, est « la poursuite non plus de l’interaction, mais de l’histoire conversationnelle » (2000 : 33).

Nous allons voir maintenant que, malgré les efforts de chaque participant à l’interaction,

‘la plupart des interactions sociales comportent presque toujours une part de négociation entre les partenaires (négociation de la définition de la relation, des objectifs qu’elle poursuit, des moyens pour les atteindre, des attentes mutuelles, des opinions, des jugements, des prises de décision, etc.) (Marc & Picard, 1989 : 208). ’

Notes
202.

Acceptation.

203.

Explicite.

204.

Si nous devions classer les appels téléphoniques professionnels du moins menaçant au plus menaçant, il est probable que l’appel d’un représentant se classerait en haut de la liste, juste devant les appels de clients pour « réclamation ». En effet, dans le premier type d’appels, la secrétaire se sent obligée de consacrer du temps au représentant, quand ce n’est pas d’acheter le produit qu’il vend, le représentant est donc une menace pour la face négative, le territoire de la secrétaire. Dans le deuxième type d’appel, le client qui appelle pour une réclamation, émet alors des menaces envers l’autre face de la secrétaire, la face positive.