2.2.2.L’argumentation conversationnelle

Sally Jackson et Scott Jacobs ont élaboré ce modèle dans le cadre de l’analyse conversationnelle 228 , c’est-à-dire qu’ils analysent l’argumentation comme « étant mise en œuvre sous des conditions non idéales par des participants non idéaux (par exemple dans des conversations ordinaires) » (Thomsen, 2000 : 58). Pour repérer les arguments dans une argumentation, ils ont repris la distinction opérée par O’Keefe 229 , qui a distingué deux types (deux sens) d’arguments : l’argument-1 et l’argument-2. L’argument-1 est un acte de langage effectué par une seule personne, l’argument-2 est une interaction entre deux ou plusieurs personnes dans laquelle un désaccord s’exprime ouvertement. Partant de là, O’Keefe a décrit trois niveaux auxquels opère l’argumentation :

Cette conception a ensuite été utilisée par Jackson et Jacobs afin d’élaborer leur modèle structurel, modèle facilitant le repérage des arguments. Nous ne reviendrons pas sur ce modèle qui a évolué par trois fois après sa création (voir la description détaillée des trois modèles dans Thomsen, 2000 : 72-96). Mais nous allons décrire tout de même le fondement de ce modèle, qui nous sera utile dans notre analyse, le concept de la paire adjacente. Jackson et Jacobs ont adopté ce concept notamment pour localiser des structures potentiellement argumentatives, comme les expansions préliminaires (presequences), les expansions enchâssées (inserted sequences, paire adjacente insérée entre le premier membre et le deuxième d’une paire adjacente dominante), et les expansions postséquentielles (postexpansions, paire adjacente insérée après le deuxième membre de la paire adjacente dominante). Ainsi, les expansions préliminaires sont « des paires d’énoncé qui ont pour fonction de mettre en place les conditions de réussite de l’échange qui suivra » (Thomsen, 2000 : 75). Elles permettent de « préparer le terrain », afin que l’acte principal, ici la requête, soit accepté par l’interlocuteur. Le locuteur a ainsi la possibilité d’influencer la direction de la conversation.

Extrait de l’interaction 1, corpus Artisans (99) :

6C oui euh je suis madame D. de la société G. multimédia Lyon . j’aurai voulu savoir si i’s’rait possible d’avoir une personne qui puisse nous rendre visite pour un devis .

7S oui

8C pour euh:: comment vous expliquer ça c’est (soupir) c’est compliqué en fait euh nous avons des: des des grandes vitres . à notre accueil

Extrait de l’interaction 5

8C (inaudible) j’vous appelle d’abord pa’ce que certains d’mes clients n’ont pas: n’ont pas reçu mais j’pense que vous: . le (inaudible)

9S oui j’l’ai reçu cette semaine enfin la s’maine qui vient d’se terminer là hein

(…)

14C ah d’accord donc (inaudible) certains d’mes clients l’attendent encore . donc euh: donc voilà . donc vous m’aviez d’mandé d’vous rappeler euh

Les deux appelantes, une cliente et une représentante, utilisent toutes deux un certain nombre de préliminaires à leurs requêtes, afin de préparer le terrain et d’avoir une réponse positive de la part de la secrétaire. Si, dans le premier exemple, il s’agit probablement de pure politesse linguistique, dans le deuxième exemple, il s’agit bien d’une séquence argumentative. L’appelante sait que son appel va déranger la secrétaire, d’autant plus qu’elle vient la relancer suite à un envoi de documents publicitaires. Elle insère donc, avant sa requête, une expansion préliminaire sous forme de vérification d’information : ‘«’ ‘ Avant toute chose, avez-vous bien reçu le document ? ’ ‘»’. ‘«’ ‘ Un pré peut ainsi servir à éclaircir des questions subordonnées qui doivent nécessairement être éclaircies avant qu’on puisse obtenir un accord ou un désaccord ’ ‘»’ (Thomsen, 2000 : 76). La représentante commence donc par vérifier que le document a été reçu par la secrétaire, puis, avant de formuler sa requête, elle se justifie de cette demande d’information (en 14C).

Nous ne reviendrons pas en détail sur les pré puisque nous en avons déjà parlé dans notre partie précédente concernant la séquence de la requête. Toutefois, la distinction opérée par O’Keefe concernant les différents types d’arguments peut nous éclairer pour l’analyse de certaines de nos négociations. En effet, nous avons, dans nos corpus, des interactions durant lesquelles les locuteurs argumentent, sans qu’il y ait pourtant de désaccord apparent. Peut-être ne pouvons-nous alors pas parler de négociation, mais comment savoir si les arguments d’un des locuteurs n’ont pas été, tout de même, utiles dans la prise de décision de l’autre locuteur, et ce, même s’il semblait d’accord au début de l’interaction ?

Dans la même interaction que celle citée précédemment, l’interaction 5, la suite de l’interaction se déroule de façon consensuelle, alors que les deux interactants sont plutôt en différend : la représentante veut vendre un produit à son interlocutrice, la secrétaire (qui représente l’entreprise), alors que la secrétaire n’est pas intéressée par ses produits mais n’ose pas lui dire explicitement. La représentante argumente en sa faveur dans le but de faire agir la secrétaire comme elle le souhaite (consulter son offre, en parler avec son supérieur, acheter), alors que la secrétaire plaide en sa propre faveur, justifie son manque d’intérêt pour l’offre de la représentante, par le manque de temps. Mais aucun désaccord n’est explicitement formulé (« votre offre ne m’intéresse pas », « vous ne faites aucun effort pour vous intéresser à mes produits », etc.)

12C vous l’avez bien re[çu

13S [j’l’ai reçu vendredi j’crois hein

14C (…) donc vous m’aviez d’mandé d’vous rappeler euh=

15S =oui mais alors euh j’ j’l’ai reçu mais c’est sur mon bureau et:: là en fin de semaine moi j’ai pas eu l’temps de de l’montrer ni mon mari ni rien on n’a pas eu l’temps d’regarder hein

16C d’accord:=

17S =oui j’vous avais dit d’rappeler courant avril mais bon (petit rire)

18C ah non mais (inaudible) j’vous rappelle avec plaisir courant avril [(inaudible)

19S [hein↑ oui oui on l’a bien reçu hein mais c’est vrai j’ai même pas eu l’temps de lui montrer voyez hein

(…)

21S alors euh il est sur mon bureau ça c’est sur [mais

22C [(rire)

23S mais bon j’ai pas trouvé un moment (…)

(…)

26S ouais ouais ouais ah bah très bien j’vous appelle donc courant [courant

(…)

28S oui bah si vous avez besoin d’moi vous savez surtout n’hésitez pas

La représentante, étant dans l’incapacité de répondre à l’argument de la secrétaire, argument qu’elle répète plusieurs fois, va décider de conclure avec l’accord de la secrétaire, et repousser ainsi, à une date ultérieure, la véritable négociation sur les objets (qu’elle représente).

Notes
228.

Voir leur article, paru en 1989, « Building a model of conversational argument », in Rethinking communication, Dervin, Brenda et al. (éds.), vol. 2 : 153-171, Newbury Park, CA : Sage.

229.

1977 : « Two concepts of argument », in Journal of the American Forensic Association 13 : 121-128.