2.2.3.L’argumentation selon l’approche de Moeschler

L’approche de Moeschler s’est faite dans le cadre de l’analyse du discours (modèle genévois). Il tente de définir la cohérence du discours en termes de contraintes, de différents types. Ces contraintes sont des normes, des conditions, qui régissent l’activité sociale qu’est le discours, ce sont des contraintes discursives. Elles ont différents aspects, liés à la nature rituelle de l’interaction (ce sont des contraintes interactionnelles, principalement d’ouverture et de clôture), à la structure de l’interaction, c’est-à-dire liées aux types d’enchaînements qu’elle présente (appelées contraintes structurelles, elles sont imposées par le déroulement de l’interaction). Cette approche du discours par des contraintes a été souvent discutée, remise en cause par de nombreux linguistes travaillant sur des données naturelles. En effet, d’après Roulet,

‘Dès qu’on travaille sur des discours authentiques, comme le prévoyait dès le départ notre projet, on se rend compte rapidement qu’il est impossible de formuler de telles contraintes, non seulement parce que nous saisissons encore trop mal les relations sémantiques et pragmatiques entre les constituants du discours, mais tout simplement (…) parce que toutes les combinaisons sont possibles dans des discours et des contextes authentiques (1989 : 44).’

En ce qui concerne son approche de l’argumentation dans la langue, elle s’est inspirée des travaux d’Anscombre et Ducrot, qui se sont plutôt intéressés aux ‘«’ ‘ moyens linguistiques dont dispose le sujet parlant pour orienter son discours, chercher à atteindre certains objectifs argumentatifs  ’ ‘»’ (Moeschler, 1985 : 45). Dans ce courant, argumenter revient à donner des raisons pour une conclusion, l’argumentation consiste donc en « une relation entre un ou des arguments et une conclusion » (ibid. : 46). De plus, un discours argumentatif se place systématiquement en relation à un contre-discours, qui peut être effectif ou virtuel. La théorie de l’argumentation dans la langue s’est intéressée aux marques argumentatives, mais aussi aux topoï, c’est-à-dire aux principes argumentatifs, aux règles rendant possible une argumentation. Nous nous attacherons ici à l’étude des marques argumentatives, comme les opérateurs et les connecteurs argumentatifs (comme puisque, mais, justement, eh bien, etc.). Ces connecteurs participent au processus de composition et d’interprétation du discours, et ont pour propriété notamment de réaliser des actes d’argumentation, c’est-à-dire ‘«’ ‘ des actes qui obligent l’interlocuteur à interpréter les énoncés comme autant d’arguments pour certaines conclusions (généralement implicites mais accessibles) visées par le locuteur ’ ‘»’ (Thomsen, 2000 : 105). Les connecteurs argumentatifs sont des morphèmes, de type conjonction de coordination, de subordination, adverbe, etc., et articulent deux énoncés ou plus, qui interviennent dans une stratégie argumentative. Moeschler distingue deux types de connecteurs, selon leur fonction respective : les connecteurs introducteurs d’arguments, et ceux introducteurs de conclusions.

Ils marquent l’acte qu’ils introduisent comme subordonné, et indiquent comment interpréter l’acte qu’ils introduisent (justification, concession, argumentation, explication). Moeschler donne les exemples suivants (1985 : 125) :

Les connecteurs introducteurs de conclusion introduisent les actes principaux des interventions. Ce sont des connecteurs comme donc, alors, par conséquent, ou encore décidément (pour introduire des arguments coorientés), pourtant, finalement (pour introduire des arguments anti-orientés).

Par exemple (cf. Moeschler, 1985 : 126),

Nous allons étudier de ce point de vue quelques interactions afin de repérer les arguments mis en avant au cours de ces interactions.

Dans l’interaction 2 du corpus Artisans (97) que nous avons déjà décrite du point de vue de la négociation sur la structuration de l’interaction et des rapports de place, nous avons repéré un grand nombre de connecteurs argumentatifs, formulés principalement par la cliente, mais aussi par la secrétaire, qui montrent bien que, si cliente et secrétaire ne négocient pas explicitement sur le contenu de l’interaction, elles argumentent tout de même en leur faveur.

8C [j’vous appelle pa’ce que donc euh: y a quelques petites choses sur la porte

(…)

10C vot’mari n’est pas là 

11S non il est pas là pour l’ins[tant

12C [bon alors- et pi i’faudrait quand même qu’il vienne de toute urgence ou qu’il m’envoie quelqu’un pa’ce que donc la serrure ne tourne pas 

(…)

14C la gâche électrique non plus avec l’interphone ça marche pas 

(…)

16C (…) l’autre jour ç’a pas marché du premier coup mais après ça marchait

(…)

18C et maint’nant ça marche plus 

(…)

20C et pi y avait une troisième chose (…)

(…)

24C et là ben sur celle-là y est pas alors est-ce qu’i’y’a possibilité d’en poser un ↑

25S euh: bon ben j’en sais rien faut tout que j’lui dises [hein

26C [voilà

27S d’accord ben j’vais l’voir à midi moi i’va rentrer manger d’toute façon donc [euh j’vais lui dire

28C [et puis pour la boîte …

(…)

31S d’accord . bon ben écoutez j’vais lui dire j’pense qu’il f’ra un tour dans l’après-midi [voir hein

32C [voilà

Dans cette première partie, la cliente utilise des connecteurs argumentatifs (en gras) de différents types :

C Votre mari n’est pas là ?

S Non

C Pouvez-vous lui dire de passer… ?

S Non

C Il faudrait quand même qu’il vienne…

En exprimant la possibilité d’un désaccord avec la secrétaire par le biais de ce connecteur d’argument anti-orienté, la cliente peut ainsi se justifier et expliquer les raisons pour lesquelles elle formule sa requête et en quoi elle est particulière (donc à prendre très au sérieux).

Pendant et après que la cliente a avancé ses arguments pour l’acceptation de sa requête, la secrétaire formule, elle aussi, des connecteurs argumentatifs mais de type différent. En effet, elle formule un nombre important de marques argumentatives de concession. Ces connecteurs concessifs sont des connecteurs du type certes, bon, bien, bien que etc., mais ils peuvent se réduire « aux prophrases du genre oui, évidemment, bien sûr, tout à fait, d’accord » (Moeschler, 1985 : 133), c’est-à-dire « aux marques traduisant l’accord de l’énonciateur E2 sur le discours de l’énonciateur E1 » (ibid.). La secrétaire suppose en effet que le seul moyen d’arriver à un accord (et donc de clore l’interaction) est de faire des concessions, d’accepter (ou du moins faire semblant) les arguments que la cliente avance.

Dans la deuxième partie de l’interaction, l’accord semblant trouvé, la secrétaire est sur le point de clore l’interaction quand la cliente relance l’interaction, en formulant de nouveaux arguments :

(…)

34C euh et puis donc . vous comprenez l’aut’jour mon coup de fil … de la porte pa’ce que je vou- j’vais l’expliquer à votre époux euh:::

(…)

46C bah après si elle se casse souvent ou si [(inaudible)=

47S =[oh bah elle va pas s’casser pa’ce que c’est des portes qu’on pose (…) dans beaucoup d’immeubles hein [donc on n’a jamais eu d’ennuis

(…)

49S alors y aurait pas d’raisons qu’en y ait là

(…)

67S (…) pa’ce qu’on en pose dans les écoles on en pose dans les HLM et tout y a quand même des plus des des enfants plus durs que ça hein

(…)

72C bon

La cliente avance comme argument, en 46C, toujours dans le but de montrer l’urgence de sa requête, la possible fragilité des portes installées dans son immeuble, et les risques que cela comporte. La secrétaire recevant cette critique implicite comme une menace pour la face positive de l’entreprise (donc sa propre face), met de côté son désir de clore l’interaction, pour tenter de convaincre la cliente de la solidité des produits installés. En 47S, elle rejette explicitement l’argument de la cliente : « elle va pas se casser », et justifie ce rejet par un contre-argument : « parce qu’on la pose dans d’autres immeubles, et il n’y a jamais eu d’ennuis ».

La secrétaire contre-argumente à nouveau en 67S : « parce qu’on en pose ailleurs… », et utilise le connecteur quand même, introducteur de conclusion. La cliente finit par être d’accord avec la secrétaire, et même si, ensuite, elle formule à nouveau un dernier argument en sa faveur (« c’est assez embêtant »), auquel la secrétaire va répondre par des concessifs, les deux locutrices finiront par se mettre d’accord… pour clore cette interaction.

73S alors . bon ben toutes ces p’tites choses là j’vais les lui- en parler tout à l’heure donc hein

74C voilà faudrait qu’il passe assez rapidement [pa’ce que

75S [bien sûr mm

76C c’est assez embêtant au niveau d’la gâche électrique (…)

77S oui oui bien sûr . [euh: bon ben écoutez

78C [voilà

79S c’est tout noté

80C merci

Dans ce cas là, la relance de la secrétaire par des arguments va lui permettre de favoriser la clôture. En effet, si la secrétaire avait continué à émettre des marqueurs concessifs, et d’autres marqueurs conclusifs, qui lui auraient pourtant permis de conclure plus rapidement, elle aurait eu l’impression d’acquiescer implicitement (« Qui ne dit mot consent »).

‘Si les enchaînements ou les clôtures sont évalués comme non-satisfaisants, l’argumentation a pour fonction de permettre une clôture satisfaisante en relançant, c’est-à-dire en augmentant la structure conversationnelle (Thomsen, 2000 : 121).’

Moeschler parle d’expansions 231 . Ces expansions vont permettre aux interactants de clôturer l’interaction sur le mode du consensus, puisqu’il décrit les faits argumentatifs dans un cadre d’accord et de négociation, l’accord étant une condition de clôture (et ce, encore plus dans le cadre des interactions comportant des transactions commerciales). Parmi les différentes procédures qu’il a repérées comme étant des procédures permettant d’obtenir l’accord, il a distingué cinq types de négociation : la négociation anticipée, celle factuelle, interactionnelle, métadiscursive, et métainteractionnelle.

a) La négociation factuelle consiste en ‘«’ ‘ la mise en accord sur un certain nombre de faits décisifs pour la poursuite de l’interaction ’ ‘»’ (Moeschler, 1985 : 173). Ce type de négociation porte sur des objets transactionnels (prix, délai, etc.). Dans les entreprises de nos corpus, ce type de négociation ne peut se résoudre en une seule interaction. En effet, la secrétaire ne négocie, en règle générale, pas les prix. Pourtant, si la secrétaire possède quelques responsabilités au sein de l’entreprise, elle peut activer la négociation car elle peut jouer sur plusieurs personnages : standardiste, experte, remplaçante du patron, femme du patron. En effet, en sortant de son strict rôle de secrétaire, elle peut prendre des responsabilités, et se placer comme une personne avec qui la négociation désirée peut être développée. D’autant plus qu’à travers ce rôle, la secrétaire peut officiellement prouver une certaine compétence et maintenir son propre pouvoir. Pour cela, il faut bien sûr qu’il y ait de véritables objets de négociation, et que les locuteurs ne peuvent donc pas vraiment y « échapper ». C’est le cas d’un prix (parfois d’un délai). Un prix est l’exemple type de l’objet négociable : le client émet une requête dont la réaction sera, il l’espère, positive. Dans ce but, il va argumenter en sa faveur. Cette situation peut entraîner une tension entre locuteurs, et ce, même s’ils se connaissent bien. La finalité de l’interaction reste tout de même de parvenir à un accord, pour pouvoir clore l’échange. S’il y a véritable négociation et objet de négociation (un prix), afin de relativiser le sérieux, l’importance de la négociation, celle-ci peut se dérouler sur le mode de l’humour, afin de “mieux faire passer la pilule”. C’est ce qui se passe dans la négociation suivante, issue du corpus Transporteurs (97), portant sur le prix d’un transport. La secrétaire va alors transformer la négociation en une sorte de jeu. Toutefois, ceci n’est en général possible qu’à une condition : le supérieur doit être au courant, si ce n’est être présent au moment de la négociation. Ceci est facilité par la structuration des bureaux, comme nous l’avons déjà vu. Dans cette interaction, la secrétaire prend la responsabilité, le “pouvoir” de négocier elle-même. Cela ne fait pas partie de ses fonctions de secrétaire, mais elle le fait sous l’œil approbateur de son supérieur (« i’m’écoute là i’vous écoute aussi  » ) puisque leurs bureaux communiquent. Elle tire donc profit de la malléabilité de ses rôles et de la structuration du site pour entrer en négociation avec le client. Pour elle, c’est une sorte de jeu (un marchandage), et pour le faire accepter au client, elle négocie sur le ton de la plaisanterie, d’autant plus que le rire va lui permettre de préserver la relation (il atténue la menace de l’acte de langage 232 ). En négociant sur le mode du jeu, elle évite ainsi le conflit et préserve la relation tout en négociation réellement avec le client.

Les interventions en italique sont celles du supérieur (M.) qui écoute l’interaction grâce au haut-parleur, et qui intervient notamment pour fixer des limites. Ses interventions sont enchâssées dans le premier cadre participatif. Seule la secrétaire peut l’entendre.

15S (rire) c’est pour quoi exactement i’m’écoute là i’vous écoute aussi

16C euh :: un prix Castres – X .. 10 tonnes

17S 10 tonnes 

18C 10 tonnes … il faut calculer quel prix

19S ah fff…

→ 20C vous êtes souvent dans ce coin là 

21S tous tous les jours [(rire)

22C [(inaudible) mais enfin

M c’est quoi des palettes

23S c’est c’est des palettes

24C c’est des fûts de palettes

(silence 10s.)

Dans cette première partie de l’interaction, le client formule sa requête sans préliminaires, mais il argumente ensuite sa requête (peut-être que devant le peu d’entrain de la secrétaire, en 19S, il s’est senti obligé d’argumenter). En 20C, son intervention vaut pour une justification de sa requête, afin de la minimiser. La secrétaire semble ne pas prendre son argument au sérieux, ce qui est évidemment un acte menaçant pour la face positive du client.

M 8000 non 7500 – 7000

S j’lui dis 7800 (rire)

M ouais 7800

25S 7800 (sourire)

→ 26C combien 7800 non

27S (rire) oui oui

Dans cette deuxième partie, la secrétaire négocie avec son supérieur le prix qu’elle doit annoncer au client. Le client rejette immédiatement le prix annoncé pour le transport.

28C ah donc il a pas envie de faire ça apparemment hein

M et Castres vu où c’est Castres

→ 29S vous avez vu où c’est Castres 

30C oh c’est dans l’sud de la France

31S oui

32C j’- tiens c’est sur ma carte là là là

33S [(rire)

→ 34C [entre Montpellier et Toulouse c’est pas loin hein 

35S mais faut y aller

→ 36C mais qu’est-ce qu’j’vais foutre là-bas moi . j’ai mon transporteur qui m’occupe de toute la France moi

37S oui (rire) vot’succurssale (rires des deux)

Il va devoir à nouveau argumenter pour pouvoir négocier un prix moins élevé, en avançant divers arguments, le premier étant une « menace » implicite, introduite par un connecteur introducteur de conclusion (le reste du raisonnement étant sous-entendu puisque implicite) :

Le prix proposé est trop élevé.

Or, je n’ai pas les moyens de me payer ce service (et vous le savez).

Donc, il ne veut pas travailler avec moi

La secrétaire avance alors un argument justifiant le prix élevé qu’elle demande, le client va donc contre-argumenter :

S Castres est loin, ce qui justifie le prix

C Non (rejet de l’argument par un contre-argument 1) : Non ce n’est pas loin (puisque je l’ai sur la carte).

S Mais : Même si ce n’est pas très loin, il y a tout de même un transport à faire

C Mais (Contre-argument 2) : C’est votre travail et non le mien

Nous pouvons noter ici qu’il y a un glissement de thème de la négociation, puisque les locuteurs sont passés de la négociation du prix à celui du service en lui-même. C’est pour cette raison d’ailleurs que le client recentre la négociation sur le premier thème, le prix du transport.

38C bon il faut calculer combien  7800 

M allez 7000

S oui mais i’dit 7800 j’lui ai dit 7600 alors j’lui dit 7400 alors

M (rire)

39S allô 

M ouais non 7200-7000 7000-7200 c’est bon

40S 7200

41C 7 2

42S ouais

M dernier prix

dernier prix

(rire des trois) puis silence 8’

43C 10 tonnes 7200 … OK

44S c’est bon 

(…)

49C il faut qu’on m’passe le prix d’abord

50S ah bon d’accord mais si vous preniez pas une si grosse marge aussi

(…)

54C OK merci

La secrétaire négocie à nouveau avec son supérieur le prix du transport, mais cette fois, c’est le patron qui l’emporte sur la secrétaire (bien que cela soit relatif puisqu’elle annonce au client le prix le plus élevé qu’il lui était possible de proposer, compte tenu de la marge que lui avait laissée le patron). En 42S, le patron, puis la secrétaire, annoncent que c’est leur dernière offre, ce qui est un nouvel argument en leur faveur, afin de convaincre le client d’accepter ce prix. La secrétaire et le patron, puis le client, rient, ce qui illustre bien le fait que cette négociation factuelle s’est déroulée, malgré tout, sur le mode de l’humour. Le client finit par accepter le prix proposé.

b) La négociation interactionnelle porte sur les images que chaque participant veut imposer à l’autre au cours de l’interaction. Ainsi, dans une interaction commerciale du type marchandage, chaque locuteur peut tenter d’imposer à l’autre une image de perdant afin de laisser penser que l’autre a fait une bonne affaire.

c) La négociation métadiscursive « fait intervenir des indications permettant d’interpréter rétroactivement la fonction d’une intervention (Moeschler, 1985 : 175), comme « ce n’est pas une critique », « c’est juste une question », etc.

d) La négociation métainteractionnelle vise à poser « ce qui est requis, permis ou interdit de faire dans une interaction » (ibid.). Les droits et les obligations des participants dans l’interaction peuvent être négociés durant l’interaction.

e) Enfin, la négociation anticipée est une stratégie argumentative qui vise à anticiper les contre-arguments de l’autre, et de cette façon, à les refuser. Prendre de l’avance sur son interlocuteur peut permettre d’imposer plus facilement sa position : « Bien qu’il fasse froid, on pourrait aller se promener, non ? » (ibid. : 172). Nous avons dans nos corpus un exemple de négociation anticipée (Interaction 49, corpus Fournisseurs). Dans cette interaction, le directeur d’agence, JP, appelle un important client afin de le convaincre d’accepter un rendez-vous, et une étude de ses finances. Le directeur d’agence est persuadé que son client va refuser.

26JP il est bête monsieur R. dites monsieur R.

27C oui

28JP euh qu’est-ce que vous faites mardi … (rire)

(…)

31C ah vous avez toujours des- j- vous faites jamais rien: en fin d’semaine vous hein

(…)

33C c’est jamais l’vendredi c’est l’mardi vous êtes à Lyon vous êtes sur place c’est bien nous pour tourner

34JP non j’vous explique non vous m’dites carrément euh:: tous toutes les années euh on fait un point avec le service crédit justement c’est pour ça qu’j’voulais vous voir euh:: donc ma collègue de Toulouse vient et on en profite donc pour faire un point un jour euh:: et on fait enfin j’dis mardi ou mercredi on fait un point un jour et puis euh l’aut’jour on voit un ou deux clients d’la région et c’est souvent essentiellement les clients qui ont un encours important ou sur lesquels on a bs’oin d’infos donc j’avais pensé à vous si vous aviez un moment à nous accorder j’vous demanderai pas: faut pas longtemps faut deux heures mais ça vous bloque

(…)

→ 41C ah m’sieur M et bah avec plaisir

Dans cette première partie de l’interaction, le client accepte le rendez-vous que lui propose le directeur d’agence, après un long monologue de celui-ci, dans lequel il argumente en justifiant son appel et en expliquant les raisons de l’utilité de ce rendez-vous. Le « vous me dites carrément » fait partie de la stratégie de communication de l’entreprise 233 pour établir de bonnes conditions quant à l’argumentation, et l’accord. En effet, leur « stratégie » en communication prône la franchise et favorise les tactiques qui vont droit au but. Le directeur d’agence justifie sa requête par des connecteurs argumentatifs, comme justement (marqueur coorienté), donc… et anticipe les contre-arguments de son interlocuteur à la fin de son intervention : ça ne prendra pas longtemps (deux heures), mais ça vous bloque. Par la suite, le directeur d’agence continue d’argumenter, comme si le client hésitait encore à ce stade de l’interaction.

(…)

44JP non non non alors par contre qu’est-ce qui vous arrangerait mardi ou mercredi=

(…)

48JP ok . alors bon nous on avait prévu d’faire l’point à Lyon donc [euh

49C [ouais

50JP sur tous les états mercredi et pi d’aller faire une tournée d’voir un ou deux clients euh mardi sachant qu’elle arrive à: l’aéroport à 10 heures donc j’pensais mardi après-midi mais bon

(…)

77C par contre au niveau de la Banque de France je me suis bien arrangé

78JP ah ouais . bah justement alors c’est de tout ça qu’on voudrait euh voir avec madame …

(…)

88JP non mais en plus elle connaît très bien vot’dossier et puis bon c’qui fait qu’on qu’on qu’on envisage ça c’est que …

Il contre-argumente ici, en prévision d’un éventuel argument que le client aurait pu avancer (« Pourquoi cette dame vous accompagne, je ne la connais pas »), en ayant recours à des marqueurs coorientés comme mais, en plus, et puis. Ensuite, le directeur d’agence va argumenter sa requête en minimisant le service qu’il demande (au cas où l’argument du client pour refuser serait que ce service demande trop d’investissement personnel, trop de temps, etc.) Il anticipe son éventuel refus, alors que le client n’émet que très peu de réticences, et que le rendez-vous sera fixé précisément lors de cette interaction.

(…)

90JP hein non vous avez bien marché là c’est vrai on va on va juste euh oh c’est c’est une petite un p’tit tour d’horizon pour voir rien de vraiment transcendant mais bon c’est [c’est

91C [oui oui

92JP on l’fait toutes les années j’vous dis la semaine dernière la sem- l’année passée on était dans la Drôme y a deux ans dans l’Ain c’t’année on pensait à vous . donc si vous vouliez bien nous accorder deux deux p’tites heures ce s’rait sympa [alors

Nous renvoyons ici à l’annexe 2, qui permet aux employés de l’entreprise comme à son directeur de mener à bien, selon eux, une argumentation au sein d’une interaction de travail, quite à manquer de spontanéité, et à ne plus être véritablement en interaction avec le client.

Notes
230.

Voir Moeschler, 1985 : 63-64 : « Il fait beau. Quand même/ pourtant, je ne sors pas ».

231.

Pour la description des différentes expansions, voir Moeschler, 1985 : 160-169.

232.

La secrétaire émet de nombreux FTA (Face Threatening Act), qu’elle adoucit par la plaisanterie.

233.

Dans leur guide (voir Annexe 2) concernant la relation avec le client, il leur est conseillé de demander, le plus tôt possible dans l’interaction, l’avis du client : « Qu’en pensez-vous ? », « Ca vous fait quoi ? ». Peut-être est-ce aussi pour en finir avec la réputation, dans le milieu professionnel, des français, comme des gens « tournant autour du pot ».