Les secrétaires

Nous l’avons vu, les secrétaires sont essentielles dans le bon fonctionnement des entreprises 239 , et favorisent le bon déroulement des interactions de travail au téléphone et en face à face entre les clients ou clients potentiels et l’entreprise (le patron, un autre employé ou elle-même). En effet, nous avons remarqué que les secrétaires se trouvent au carrefour des interactants mais aussi au carrefour des informations. Elles font le lien entre les différents interactants, et transmettent les informations entre ces mêmes interactants. Ceci nous a amenée à relever les différents rôles qu’elles peuvent actualiser au cours de leurs interactions dans l’entreprise.

L’un des rôles communs à toutes nos secrétaires est notamment celui de filtrer les appels. Ce simple rôle de barrage donne à la secrétaire un certain pouvoir, puisqu’elle garde ainsi l’accès de l’entreprise. Le client quant à lui peut influencer le comportement de la secrétaire, afin que celle-ci intervienne auprès du patron. L’accès au patron est donc négociable par le client, mais il est souvent refusé par la secrétaire ; son rôle est justement de « déranger » le moins possible son supérieur qui est en général très sollicité : par des représentants, par des clients, qu’ils soient habitués (ils estiment connaître suffisamment l’entreprise pour avoir accès au supérieur) ou inconnus (ils espèrent par exemple pouvoir négocier plus facilement avec le supérieur). Si la secrétaire ne veut pas déranger son supérieur ou si celui-ci ne veut pas être dérangé, le client n’aura de toute façon aucune influence. De plus, le client n’a que très peu de chances de passer le barrage en force, c’est-à-dire demander à parler directement au patron, sans donner le but de son appel et surtout sans se présenter. La secrétaire a donc aussi un rôle de médiatrice, de tampon.

En ce qui concerne les autres rôles de la secrétaire, ceux-ci sont variables d’une entreprise à l’autre. La secrétaire peut notamment avoir, au sein de l’entreprise, un rôle assez « fort » qui est celui de seconder son supérieur. La secrétaire est alors fortement liée au patron, et son rôle peut grandir avec l’absence du patron (avec son accord tacite). Elle ne fait alors pas que le seconder, elle peut le remplacer. Elle est dans ce cas une assistante de direction. De plus, nous avons vu que la secrétaire détient beaucoup d’informations. Elle a en effet accès à un certain nombre d’informations, certaines concernent l’entreprise (types de produits et de services proposés, prix, délais, mode de fonctionnement, etc.), les autres concernent les clients (leurs exigences, leurs disponibilités, le paiement de leurs factures 240 , etc.). Détenir l’information implique un certain pouvoir. Les secrétaires se trouvant au carrefour des informations et des décisions, ceci peut les conduire à jouer le rôle de négociateur, à intervenir dans la prise de décision.

La secrétaire joue donc un rôle essentiel non seulement dans la réalisation de la requête, mais aussi dans la négociation qui peut l’accompagner, et ce, de manière directe ou indirecte. En effet, la secrétaire peut éviter la négociation avec le client (tout en gardant en mémoire les arguments de celui-ci) et la reporter plus tard, auprès de son supérieur. C’est tout de même la secrétaire qui possède un certain pouvoir de décision puisque c’est elle qui choisit de transmettre certaines informations et d’en omettre d’autres auprès du patron. Elle peut aussi négocier explicitement avec son interlocuteur, notamment pour négocier un prix ou un délai. Nous avons ainsi analysé la négociation d’un prix entre la secrétaire de l’entreprise Transporteurs et un client, ce sous l’œil approbateur du patron. Ceci est possible si la secrétaire possède quelques responsabilités au sein de l’entreprise car elle peut alors jouer, comme nous l’avons vu, sur plusieurs personnages : standardiste, experte, remplaçante du patron, femme du patron. En sortant de son strict rôle de secrétaire, elle peut prendre des responsabilités et se placer comme une personne avec qui la négociation désirée peut être développée. Elle peut jouer sur l’étendue de ses rôles. Mais ceci est aussi dû au fait que le client ne sait pas forcément quelles fonctions la secrétaire peut avoir au sein de l’entreprise. L’idée que le client se fait des fonctions de la secrétaire varie d’un client à l’autre. En effet, le client, sauf si c’est un habitué, ne sait pas à l’avance quels sont les rôles et statuts de son interlocutrice dans l’entreprise. Il peut attribuer à la secrétaire moins de fonctions qu’elle n’en a vraiment (par exemple, la prendre pour une simple standardiste), mais il peut aussi lui en donner plus qu’elle n’en a (en supposant par exemple qu’il peut négocier un prix avec elle). C’est ainsi que nous avons pu observer des variations dans le comportement des secrétaires d’une entreprise à l’autre. Chacune se comporte différemment face à la négociation, et c’est par le biais de la comparaison que nous avons pu décrire les différentes stratégies que peuvent adopter les secrétaires dans la réalisation de la requête et la négociation avec le client.

Nous avons pu observer au cours de ce travail, que chaque secrétaire avait ses propres habitudes, qui participent à la construction de l’image de l’entreprise, par le client. En effet, la secrétaire, étant l’interlocutrice privilégiée et habituelle du client, renvoie au client une certaine image de l’entreprise lors des interactions de travail, et ce même à distance. Les entreprises de taille moyenne ayant des moyens plus importants que les très petites et petites entreprises forment en général les employés de bureau en relation avec le public aux techniques d’accueil, en face à face et au téléphone, alors que les secrétaires des très petites et petites entreprises n’y ont pas accès et apprendront « sur le terrain ». Nous avons ainsi un certain nombre de différences relevées lors de l’analyse du déroulement des interactions, qui sont dues aux habitudes de la secrétaire (habitudes qui sont propres à elle ou liées à son expérience sur le terrain, dont ses interactions avec les autres locuteurs).

Ainsi, dans la séquence d’ouverture, il est fortement conseillé au professionnel d’annoncer l’identité de l’entreprise dans sa première intervention (celle-ci n’a donc plus la seule fonction d’ouvrir le canal, comme dans les appels familiers, mais elle a aussi pour fonction de présenter l’entreprise). Pourtant, nous avons pu observer que la secrétaire de l’entreprise Artisans, laborantine de formation, mère de famille et épouse de son supérieur, le gérant de l’entreprise, est la seule de toutes les secrétaires de nos entreprises à ouvrir le canal par un « allô », comme elle le fait lors d’appels personnels. Ceci est caractéristique d’une seule secrétaire, mais reste pertinent dans notre analyse. En effet, cette ouverture atypique pour des interactions de travail nous a permis d’observer en quoi l’ouverture d’une interaction peut avoir des conséquences sur le déroulement de la suite de cette interaction.

Au cours de l’interaction, notamment lors d’une séquence de négociation, chaque secrétaire adopte une stratégie particulière, qui dépend non seulement de l’importance de ses responsabilités au sein de l’entreprise, mais aussi de sa relation avec son supérieur, de la nature et des comportements de son interlocuteur (le client) et de sa propre expérience. En effet, nous avons vu que la secrétaire peut décider d’entrer ou non en négociation avec le client, selon le(s) rôle(s) qui lui sont attribués et ceux qu’elle s’attribue. Le pouvoir de négocier fait partie de ceux-ci. Dans nos corpus, le pouvoir de négocier ne fait pas partie des fonctions types des secrétaires mais, quand elles négocient, elles le font en général sous couvert de leur supérieur. On pourrait définir la négociation par la secrétaire comme un processus interactionnel toléré par son supérieur. On distingue par-là ce qui est autorisé de ce qui est interdit, et entre ces deux pôles, on trouve ce qui interdit mais toléré et ce qui autorisé mais « mal accepté ». Négocier avec le client ne ferait donc pas partie des fonctions de la secrétaire mais serait toléré par le patron, selon les situations interactionnelles. C’est ainsi que la secrétaire Transporteurs peut négocier avec le client, sous l’œil approbateur de son supérieur, mais en choisissant de voir la négociation commerciale comme un jeu. La secrétaire Artisans quant à elle préfère éviter le conflit le plus souvent possible en se déresponsabilisant, ici en explicitant son incompétence, alors que dans la réalité, son rôle est très fort dans l’entreprise. Pour expliquer cet écart de comportement entre les secrétaires, nous pouvons émettre une hypothèse, bien que difficilement vérifiable : la secrétaire de l’entreprise Transporteurs est salariée de l’entreprise, celle de l’entreprise Artisans est non seulement salariée, mais épouse du gérant, ce qui signifie qu’elle est beaucoup plus impliquée dans l’entreprise que sa collègue Transporteurs. On peut donc supposer que plus le/ la salarié-e est impliqué-e dans la vie de l’entreprise, moins il/ elle prendra de « risques », et inversement, moins il/ elle est impliqué-e, plus il/ elle prendra de « risques ».

Dans la séquence de clôture, nous avons observé que chaque secrétaire a ses propres habitudes notamment au niveau du remerciement, mais que le remerciement a le plus souvent une valeur de clôture. Dans la plupart des cas, le client initie le remerciement (pour le service rendu), mais il peut arriver que ce soit la secrétaire qui initie le premier remerciement. L’une des secrétaires de l’entreprise Fournisseurs, Martine, a ainsi l’habitude de remercier son client pour l’appel. Ceci est assez rare pour être souligné, d’autant plus que même sa collègue de travail, Lisbeth, est surprise par cette initiative (« Pourquoi tu remercies ? »), et nous permet d’observer des variations dans l’utilisation des rituels de politesse dans des situations de travail, variations qui sont propres à une personne et non dues à la situation. Dans tous les autres cas, c’est donc bien le client qui formule un remerciement, la réaction de la secrétaire varie selon celle-ci : elle peut choisir de renvoyer le remerciement (dans l’entreprise Transporteurs, la secrétaire renvoie en général le remerciement, ce qui constitue un échange symétrique) ; elle peut choisir de minimiser le « cadeau », c’est-à-dire le service rendu, l’information transmise, etc. (les secrétaires de l’entreprise Fournisseurs minimisent la plupart du temps le « cadeau » pour lequel client remercie, avec des formules du type « de rien ») ; Mais la secrétaire peut aussi ignorer le remerciement, ce qui est plus rare et attesté dans un seul corpus (la secrétaire Artisans ignore systématiquement le remerciement du client et clôture l’échange, et par-là l’interaction, avec un clôturant du type « voilà »). Le remerciement est donc un rituel de politesse utilisé et accepté différemment selon les personnes. Il nous semble plus « crédible » de supposer que ces variations sont dues, non pas à des consignes de politesse imposées par les entreprises 241 , mais bien à des comportements appris dès notre plus jeune âge (« dis merci à la dame »).

Notes
239.

Comme une secrétaire compétente favorise le bon déroulement des interactions dans l’entreprise, une secrétaire incompétente favorisera le mauvais fonctionnement de l’entreprise. C’est ainsi que certaines entreprises perdent des clients à cause d’un mauvais accueil téléphonique de la part de la secrétaire.

240.

Les secrétaires savent en général que tel client demandera à différer son paiement, ou que tel autre ne paiera qu’après de nombreuses relances.

241.

Comme on apprend aux utilisateurs professionnels du téléphone à bien dire bonjour et bien se présenter, on apprendrait comment dire merci et accepter un remerciement ?