Le téléphone

Nous avons vu au cours de ce travail que chaque participant à l’interaction cherche à préserver les faces de son interlocuteur ainsi que ses propres faces. La recherche du consensus est primordiale dans les interactions de travail, dont la finalité est de parvenir à un accord. Les interactants vont donc tout mettre en œuvre pour préserver le consensus. Il peut bien sûr arriver que les interactants soient en désaccord mais il est très rare que l’interaction se termine sans l’aboutissement à un accord. Sur les 147 interactions enregistrées, aucune ne se termine de façon brutale. Ainsi, bien que le téléphone permette une clôture d’interaction rapide et sans retour, les interactants se sentent suffisamment impliqués pour clore l’interaction en bonne et due forme, et cela même s’ils sont en désaccord. Ils distinguent donc l’accord sur le fait de clore et l’accord sur le contenu.

Il n’en reste pas moins que le téléphone est un outil de communication particulier, qui peut modifier le comportement des interactants. Depuis un certain nombre d’années, le réseau téléphonique, que ce soit par le biais du Minitel (de moins en moins utilisé toutefois), du téléphone ou d’Internet (de plus en plus), sert de vecteur à une multiplicité de services, du fait qu’il est accessible à tous et en tout point de l’espace. Le téléphone offre ainsi un ensemble de services à domicile. Il est habituellement étudié comme un moyen d’entrer en contact avec des personnes extérieures, donc de s’abstraire du logement sans en sortir (voir Bonnet et Bernard, 1998), mais on peut aussi le voir comme une contrainte ‘«’ ‘ qui pèse sur la vie en commun et son organisation, bousculant la catégorie d’intimité et perturbant la définition d’espaces collectifs, ou encore un moyen d’organiser la vie à domicile ’ ‘»’ (ibid.). En effet, s’il favorise la relation interpersonnelle entre l’offreur du service et le bénéficiaire (la communication est facilitée du fait qu’elle peut se faire à distance), relation qui est fondatrice de proximité, de lien social, le téléphone peut aussi être perçu comme intrusif, violatif de l’intimité, et ce même s’il s’agit d’interactions de travail. L’interaction téléphonique avec le client est l’une des tâches de la secrétaire, elle n’est pas l’essentiel de son travail. Le téléphone garde donc, par moments, ce caractère intrusif, dérangeant, qu’il a pour un certain nombre de gens dans leur intimité.

La séquence d’ouverture est donc importante, que ce soit pour le client qui appelle ou pour la secrétaire. En effet,

‘l’instauration d’une relation (comme son interruption) est un moment délicat dans la mesure où il comporte toujours le risque d’une intrusion dans le territoire d’autrui et par là même d’un rejet et qu’il implique que les partenaires trouvent la « bonne distance » qui convienne à chacun (Marc & Picard, 1989 : 124-125).’

La fonction du rituel est de faciliter le rapprochement entre les interactants avec le minimum de risques pour leurs faces. C’est pour cette raison que l’ouverture et la clôture de l’interaction, entre autre, sont des moments particulièrement ritualisés. Nous avons ainsi pu mettre à jour, grâce à la comparaison de nos différents corpus, le script de l’interaction de travail, commun à toutes nos entreprises, que ce soient des très petites (moins de 10 salariés), des petites (entre 10 et 20 salariés dans nos corpus) ou des moyennes entreprises (plus de 20 salariés). Certaines variations sont repérables, elles sont principalement dues à : la relation entre le client (ou client potentiel) et la secrétaire, au type de requête du client. En effet, la longueur de la séquence d’ouverture se modifie selon le degré de connaissance des locuteurs puisque, s’ils se connaissent déjà, l’appelant va se présenter, alors que c’est très rarement le cas lorsque c’est son premier contact avec l’entreprise. De plus, client et secrétaire seront alors susceptibles de formuler des salutations complémentaires ou des questions sur la santé. Des variations sont aussi repérables, dues cette fois au type de requête formulé par le client. Ainsi, la demande de parler au patron nécessite une identification préliminaire du client. La secrétaire, de par son rôle de « filtre » ne passera pas (sauf exception) pas l’appel à son patron sans avoir préalablement identifié son interlocuteur. De même, les appels inscrits dans une histoire conversationnelle entre le client et la secrétaire, du type modification de commande, suivi de dossier, etc. requièrent eux aussi une identification préalable du client. Les variations les plus importantes se situent donc à l’ouverture de l’interaction, elles peuvent avoir des conséquences sur le déroulement de la suite de l’interaction.

Nous reprendrons dans les deux figures de la page suivante les scripts des interactions externes, entre clients et secrétaires, et des interactions internes, entre employés et secrétaires, sous forme de tableaux, pour plus de clarté.

Figure 33 : Script des interactions entre Client et Secrétaire (Appels Externes)
Séquence d’ouverture Corps de l’interaction Séquence de clôture
Schéma O 1
S ─ Présentation – Salutation (« Entreprise x bonjour »)
C ─ Présentation - Salutation
( + Salutations complémentaires)
Schéma R 1
C ─ Demande de renseignement (question)
S ─ Réponse
Pour fournir les informations :
→ Recours à ses propres connaissances et les autres supports à sa disposition (ordinateur, dossiers, etc.)
→ Recours à un autre employé
→ Recours au patron
Schéma C 1
C ─ Accord du client
S ─ Récapitulation accord
C ─ Remerciement
S ─ Renvoi du remerciement (ou minimisation)
C/ S ─ Salutations finales
Schéma O 2
S ─ Présentation – Salutation
C ─ Identification (« c’est x ? »)
S ─ Réponse (accusé de réception)
C ─ Présentation - Salutation
( + Salutations complémentaires)
Schéma R 2
C ─ Demande de parler au patron (requête)
R 2’ Si C identifié (schéma O 1 et O 2)
S ─ Demande à son patron
Réponse → Positive (lui passe le patron)
→ Négative (le patron refuse de parler à C)
─ Ne demande pas à son patron,
Réponse → Positive (elle lui passe l’appel sans son accord)
→ Négative (elle refuse de passer l’appel).

Schéma C 2
S ─ Récapitulation par S
C ─ Accord de C + Remerciement
(S ─ Renvoi du remerciement (ou minimisation))
C/ S ─ Salutations finales

Séquence d’ouverture Corps de l’interaction Séquence de clôture
Schéma O 3
S ─ Présentation – Salutation
C ─ ø Présentation – Salutation (+ Préliminaire à la requête)
C ─ Demande de parler au patron (requête)
R 2’’ Si C non identifié (schéma O 3)
S ─ Demande d’identification de C
─ Pas de demande d’identification car :
→ S connaît déjà le nom de C
→ S oublie de demander le nom
S ─ Demande à son patron
Réponse → Positive (lui passe le patron)
→ Négative (le patron refuse de parler à C)
─ Ne demande pas à son patron,
Réponse → Positive (elle lui passe l’appel sans son accord)
→ Négative (elle refuse de passer l’appel).
Schéma C 3
C ─ Remerciement
S ─ Renvoi du remerciement (ou minimisation)
C/ S ─ Salutations finales
Figure 34 : Script des interactions entre Employé et Secrétaire (Appels Internes)
Séquence d’ouverture Corps de l’interaction Séquence de clôture
Schéma O 1
E ─ Ouverture du canal par appelé (« allô »)
S ─ Présentation (« c’est S »)
E ─ Ratification de l’identité
Schéma R 1
S ─ Formulation de la demande :
→ Demande d’un dire (question) du type « Peux-tu me dire le délai de livraison pour… »,
E ─ Réalisation de la demande
Schéma O 2
E ─ Ouverture du canal par appelé (« allô »)
S ─ Reconnaissance de E (c’est E ? ») + Présentation (« c’est S »)
E ─ Ratification (+ Salutation)
S ─ Question-de-salutation (« ça va ? »)
E ─ Réponse
Schéma O 3
E ─ Ouverture du canal par appelé (« allô »)
S ─ Salutation + reconnaissance de E (« c’est x ? »)
E ─ Présentation (« non c’est E »)
S ─ Ratification (+ salutation)
S ─ Question-de-salutation
E ─ Réponse
Schéma R 2
S ─ Formulation de la demande 
→ Demande d’un faire (requête) du type « Peux-tu me débloquer la commande »
E ─ Réalisation de la requête
S ─ (Remerciement +) Salutation de clôture
E ─ Salutation