INTRODUCTION

Le travail thérapeutique avec des populations très déficitaires pose question. Le risque dans l’appellation « thérapie de soutien » est de limiter cette tâche à un soutien qui très vite peut perdre tout sens. Qu’importe-t-il alors de soutenir ? Et comment se soutenir soi-même si l’on ne saisit pas fondamentalement les processus mis en jeu ? Car, avec ce type de population, peut-être plus qu’avec tout autre, le thérapeute, et nombreux sont ceux, depuis W. R. Bion, qui s’accordent à le dire, risque lui-même la faille, la béance, le vidage de la pensée. Des dispositifs doivent être alors mis en place mais surtout pensés. Peut-être plus qu’ailleurs, ceux-ci doivent éviter le « cousu-main ». Si quelques théories psychanalytiques servent de repères généraux pour avancer, reste que la part de créativité propre à l’aventurier qui s’engage dans ces contrées me semble essentielle. En cela, la dimension de recherche, avec sa rigueur et la nécessité d’un recadrage permanent des hypothèses qu’elle impose, m’est très vite apparue comme un passage obligé. Passage exigeant au fond qui ne lâche pas celui qui s’y aventure.

Dés le début j’ai utilisé un dispositif groupal dans lequel les processus graphiques étaient au centre. En premier lieu, l’utilisation des traces graphiques me semblait une nécessité vu la pauvreté, ou l’absence de communication verbale de la plupart des membres du groupe. Mais qu’y rechercher ?

Pourquoi utiliser les processus graphiques dans un groupe de psychotiques déficitaires et autistes ? Pourquoi un travail groupal ? A quoi renvoie-t-il ? Quel sens cela a ?

L’ensemble de cette thèse visera à tenter de trouver réponse à ces questions. Mais tout d’abord précisons le domaine essentiel d’intervention. L’essentiel de cet ensemble de réflexions tourne autour de la question du déficit et de l’archaïque.

Si la question du déficit est peu travaillée dans le champ analytique, les travaux réalisés sur la question de l’archaïque au sens large sont assez répandus aujourd’hui. Très récemment, R. Kaës (2003) a opéré un (nouveau) distinguo entre archaïque et originaire. Outre des racines étymologiques différentes, respectivement grecques et latines, ces deux termes renverraient à des problèmes épistémologiques non identiques. L’archaïque balise le champ de la matière et des formes de commencement, de l’origine, de la genèse, des causes, de l’agencement de cette matière et de ces formes. Dans l’archaïque , les constructions de l’objets sont instables, les mécanismes de défense sont rudimentaires, composés comme des premières instances pour lutter contre des mouvements pulsionnels massifs. Indifférenciation, non subjectivation, logiques des relations binaires jalonnent ce parcours. Dans le registre de l’originaire la question temporelle, avec l’exigence du processus d’auto-représentation, le caractère paradoxal d’un sujet confondu avec un objet (au sein des fantasmes originaires par exemple), est au premier plan.

Je parlerai plutôt d’archaïque dans ce travail pour autant que la trace graphique révèle un point de vue spatial, renvoyant à toute une trame passée intervenant sous la forme de traces mnésiques reconstruites par le geste, un passé à dimension topique en somme. Nous aborderons ainsi, au travers des processus psychotiques et autistiques ainsi qu’à travers certaines oeuvres plastiques, la problématique de ces images directement issues de cette puissance, de cette violence, de ce pôle primitif sans bornes. Néanmoins l’espace n’existant pas sans le temps, la question de l’origine, du passé, surgira conjointement au travers des traces, des empreintes, des théories de l’originaire. Aussi me faudra-t-il au préalable reprendre et circonscrire un modèle général de ce retour des traces mnésiques afin d’en décliner diverses théorisations qui s’y rapportent. Comme il est fréquemment le cas dans notre approche théorico-clinique, ma présentation générale va dans le sens d’une construction : elle reprend et croise des concepts qui, en lien avec la clinique, sont requestionnés et réutilisés afin de servir d’étayage pour la suite.

Bien entendu ce modèle revêtira bien plus des convergences de sens qu’il ne se placera comme une théorie ultime. J. Guillaumin (1982), nous a sur ce point mis en garde sur le fait que toute explication théorique ultime, et notamment celles qui ont pour objet les processus psychiques archaïques, soulignent des aspects mégalomaniaques de la part de leur auteur. En effet, pour J. Guillaumin, le terme archaïque est fondamentalement indiscernable en tant qu’il « [...]condense et représente, aussi loin que l’on peut le représenter, l’irreprésentable » ; il est un « fond sur lequel s’engendre les formes du sens » (p 217). Sa nature serait d’ordre paradoxale, à la fois force brute et symbole. Tant que les formes que revêt l’archaïque restent plus ou moins discernables, l’alternance entre objectivité et symbole reste constante, le travail psychique consisterait ainsi à repousser les limites de l’irreprésentable. Aussi la pensée de celui qui s’y confronte dans un processus thérapeutique est-elle sans cesse mobilisée.

L’archaïque s’éloignerait-il au fur et à mesure qu’on s’y rapproche ? C’est peut-être la thèse d’A. Green (1982) lorsqu’il considère que l’archaïque ne peut se concevoir telle qu’il a été ; l’après coup étant passé par là, la métaphore archéologique freudienne ne peut se conserver stricto-sensu dans l’appareil psychique. De la même manière, A. Green n’imagine pas rechercher l’archaïque du côté de la psychose qu’il conçoit comme un processus de destruction qui ferait perdre l’authenticité des fondements psychiques. Reste que si l’archaïque ne peut se lire que dans l’après-coup et n’apparaît que sous forme d’alliage dans les pathologies graves, comment en témoigner si ce n’est par une étude directe du nourrisson ? Etonnamment, quelque soit la réponse, le texte d’A. Green ne va pas dans cette direction puisque c’est au travers d’une double étude sur les états-limites adultes en cure analytique et sur les fondements de l’instance surmoïque, de par son ancrage dans le ça, qu’il travaille la question de l’archaïque. Cela ne revient-il finalement pas à avancer que les alliages, les formations après-coup, non pures, camouflent derrière leurs processus spécifiques (pathologiques ou inter-instanciels), des parts d’archaïque ? A. Green avancera d’ailleurs plus tard (1986) que l’exploration du domaine psychotique ne permet pas tant de révéler des contenus ( ce qui n’en est qu’un aspect « anecdotique ») mais plutôt les contenants mêmes de l’appareil psychique.

Aussi me semble-t-il, à la lecture de ces deux auteurs et au regard des définitions apportées précédemment dans l’article de R. Kaës, qu’ils convoquent dans leur analyse la double notion d’originaire et d’archaïque. Ce qui ne peut se retrouver tel quel malgré les efforts pour « remonter » le temps ou encore les processus détruits par la pathologie sont plus de l’ordre de cet originaire, que chaque chercheur voudrait retrouver intact, que de l’archaïque. Ce dernier terme relève de processus plus instables, s’inscrivant également dans des mécanismes de défense rudimentaires, se retrouvant dans tous les stades de la vie. Un article de R. Roussillon (1990), abordant ce même thème revient sur la notion d’originaire en disjoignant les deux termes et insistant sur l’absence de point de vue ultime dans ce domaine, autrement dit sur une « indécidabilité de l’originaire ».

Certes archaïque et originaire sont mêlés et nous ne pourrons aborder l’un sans convoquer l’autre mais j’insiste ici sur le fait que nous travaillerons plus sur des formes psychiques hétérogènes qui ne viseront pas à convoquer une vérité dernière. Aussi, processus pathologiques et archaïques seront étroitement mêlés dans cette étude. Certes, il ne s’agira pas d’accoler ces deux processus. Pour cela, le modèle de l’appareil de mémoire, que je reprendrais de la théorie de R. Roussillon (2001), témoignera de toutes les complexités à retrouver telles quel les traces mnésiques liées aux transformations psychiques mais également du simple fait que, dans le psychisme, « rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme ».

Après avoir posé thématique, problématique et méthodologie, C’est à partir de cette phrase du célèbre chimiste Lavoisier, et parce que je m’intéresse justement aux questions de l’agencement des matières et des formes natives, que je ferai commencer ma première partie par une conceptualisation articulant les apports physiques aux processus psychiques jalonnant les processus psychotiques et autistiques. Pour reprendre l’une des métaphores scientifiques utilisées dans ce travail, cette première partie servira de « bassin attracteur » pour l’ensemble de ce qui sera étudié. Fractales et attracteurs étranges me semblent utiles en cela non parce qu’ils expliquent, de façon déterministe, les processus en présence mais plutôt parce qu’ils apportent un modèle non euclidien aux phénomènes de la répétition et du travail du négatif.

Nous rapprochant de plus en plus de notre problématique, nous prolongerons cette approche par une deuxième partie traitant plus directement de la question des formes de symbolisation les plus archaïques à l’œuvre dans les processus graphiques. Afin de poser les bases théoriques à partir desquelles nous travaillerons ces questions, je proposerai une première étape dans laquelle je reviendrai et discuterai le concept freudien de narcissisme primaire. Je tenterai un nouvel agencement sur cette question à l’aide de différents points de vue théoriques à partir de la problématique de la déficience et de la pathologie archaïque. Une fois outillés de la sorte, nous prolongerons ce cheminement, ce qui sera la deuxième étape de cette seconde partie, en entrant dans le vif du sujet. Nous traiterons ainsi de la question de la réactualisation de ces processus primaires et des formes que peuvent revêtir les agonies primitives, vécues par ces sujets déficitaires, au sein de la production graphique. De façon plus générale, en nous aidant d’écrits théoriques sur la question ainsi que de notre clinique, nous tenterons ensuite d’établir un rapprochement entre nos prolégomènes théoriques et les principaux processus graphiques sériés jusqu’ici par des auteurs ayant étudié, à partir d’observation d’enfants, l’évolution de leurs traces graphiques sur les registres cognitifs et affectifs. Notre particularité théorico-clinique sera d’y apporter un complément en terme pathologique par le biais de nos précédentes avancées. Un tableau récapitulatif tentera de faire le point sur cette question.

Une troisième partie mettra en parallèle ces questions avec des processus graphiques non directement pathologiques issus d’artistes-peintres. Elle nous servira à la fois de décentration par rapport à la pathologie lourde et déficitaire, ainsi que de relance sur un domaine aux processus proches, le rêve. Je chercherai dans le rêve le point de bascule qu’il révèle dans sa dimension de symbolisation primaire (R. Roussillon, 1995) avec une symbolisation antérieure, que je relierai une nouvelle fois à la symbolisation élémentielle (B. Chouvier, 2000). Je choisirai pour ce travail comparatif des illustrations de rêves travaillés entre autre par S. Freud ainsi que des illustrations de tableaux faites à partir d’un peintre (Saint-Geniès) que je prendrai comme référence dans l’articulation théorico-clinique. Je finirai par donner quelques exemples de cette lisière entre symbolisation élémentielle et primaire au travers de peintres comme F. Bacon et De Staël.

La dernière partie enfin visera à questionner la part de causalité groupale inhérente à la formation des processus graphiques. Cette étude se basera sur notre groupe de référence, groupe que j’ai choisi de nommer, pour des raisons que j’expliciterai, groupe archaïque . L’étroite corrélation entre les aspects groupal et graphique m’amènera à questionner dans une constante tension dialectique les principaux processus psychiques présents dans ce type de groupe. La finalité sera de démontrer une nouvelle fois l’hypothèse d’un dessin organisé comme un groupe mais également de pointer son organisation par le groupe. Mon point de réflexion clinique restera bien sûr le groupe de psychotiques déficitaires et autistes. Je serai alors forcé d’en passer par une description de ce groupe psychotique et, au-delà, par quelques conceptualisations sur celui-ci. Celle d’intersubjectivité primaire en sera une.

Mais commençons d’ores et déjà par poser thématique, problématique, hypothèses et méthodologie de travail.