PREMIERE ETAPE

6-1- Sur le concept de narcissisme primaire

6-1-1- La conception freudienne : un point de vue solipsiste ?

J. Laplanche et J. B. Pontalis (1967) en proposent la définition comparative suivante : « Le narcissisme primaire désigne un état précoce où l’enfant investit toute sa libido sur lui-même. Le narcissisme secondaire désigne un retournement sur le moi de la libido, retirée de ses investissements objectaux. » ( p 263). Là où il existe un objet dans le narcissisme secondaire, il n’en va apparemment pas de même dans le narcissisme primaire. Laplanche et Pontalis insistent sur l’évolution de la pensée de S. Freud sur ce sujet. Celle-ci efface l’objet. En effet, là où S. Freud entrevoyait, dans Deuil et Mélancolie de 1916, une possible intériorisation d’une relation impliquant l’existence de processus intersubjectifs, la seconde théorie de l’appareil psychique la balaye.

Or le terme de narcissisme primaire fait problème et J. Laplanche et J. B. Pontalis ne cachent pas qu’il pose des questions en terme de chronologie et d’existence même. Selon les auteurs, Freud accepte dans son élaboration théorique plusieurs temps dans l’apparition de cette première forme de narcissisme. Dans les textes de 1910- 1915, ce terme serait contemporain d’une première unification moïque. Avec l’apparition de la seconde topique, le narcissisme primaire intervient dés les premiers instants de la vie, avant la constitution du moi, et fait bien référence à une étape anobectale. Or les objections formulées par J. Laplanche et J. B. Pontalis sont de trois ordres : d’une part le terme de narcissisme renvoie à une dimension spéculaire qui ne peut exister si aucune image de soi n’est formée au préalable ; d’autre part, la question du passage d’une monade entièrement refermée à une ouverture sur l’objet ne trouve pas là d’explication développementale, enfin la clinique des bébés, essentiellement fondée sur l’observation des nourrissons à partir du travail théorique fondateur de M. Klein, contredit tout stade anobjectal.

Les développements cliniques modernes vont dans le sens de cette dernière critique : s’il s’agit pour le jeune enfant de se prendre lui-même comme objet d’amour, alors l’ensemble des observations de bébés démontre que l’indifférenciation initiale ne permet pas par définition un tracé aussi clair des limites soi/non soi 25 . Le bébé, très vite en lien avec l’objet primaire, est dés les premiers mois, capable de reconnaître le visage de sa mère. Je rajouterai à ces critiques que la conception freudienne de stade oral 26 , va dans le sens de relations précoces entre la mère et son bébé. Là encore les définitions de Laplanche et Pontalis, soulignent l’existence d’une relation d’objet passant par une relation d’amour envers la mère et admettant les signifiants manger / être mangé. Or cette phase orale primaire ou précoce, complétée par la phase sadique orale conceptualisé par K. Abraham, survient bien durant la phase de narcissisme primaire (dans la première année de vie du nourrisson).

En terme de narcissisme primaire, l’héritage freudien est en définitive relativement complexe à saisir. Toutefois, J. Laplanche et J. B. Pontalis, à la fois conciliants et respectueux du travail de S. Freud, écrivent que cette notion reste utile pour mieux saisir une « phase précoce ou des moments fondateurs qui se caractérisent par une première ébauche du moi et son investissement par la libido ». Cette phase se déroulerait en somme dans des périodes initiales, des périodes archaïques du développement psychique, et n’exclurait pas sur le plan économique tout investissement objectal.

Par rapport à notre problématique, c’est bien sur ce point que nous comptons insister dans ce travail puisque nous verrons que les agonies primitives surviennent rarement seules et lorsque cela est le cas, l’objet y a tenu un rôle. Les expériences agonistiques qui se déroulent durant cette phase de narcissisme primaire (gardons le terme pour l’instant même s’il reste étymologiquement contestable) ont partie liée avec les objets environnementaux. En cas de défaillance de leur part, la construction du moi en est d’autant freinée.

Cependant, si la conception freudienne paraît donc trop solipsiste au premier abord, nous avons vu que des points, laissés en suspend dans sa théorisation, allaient dans le sens d’une objectalité primaire. Ceci est relativement clair en ce qui concerne la constitution du moi. Car si celui-ci émerge au fond du narcissisme primaire, S. Freud laisse supposer que sa constitution dépend des toutes premières relations à l’objet.

En l’occurrence, si nous reprenons les différentes notions que recouvre le terme de moi, nous nous apercevons de sa complexité. Rappelons que le moi n’est pas seulement psychique pour S. Freud. P. L. Assoun (2000) écrit à ce sujet que les différentes conceptions de S. Freud sur le moi recouvrent 5 fonctions métapsychologiques.

Il est en premier lieu considéré comme « principe inhibiteur de la réalisation hallucinatoire du désir » accompagnant ainsi le moi plaisir vers le moi-réalité 27 . Il est ensuite considéré comme une vésicule protoplasmique régulant aussi bien tout danger pulsionnel interne que les attaques du dehors. Il est également un « grand réservoir de libido » projetant celle-ci vers les objets ou la recevant de ceux-ci. Il est encore le lieu où s’opèrent les identifications primaires avant de devenir le lieu de dépôt des identifications secondaires (oedipiennes). Enfin, il est un « moi corporel, projection de surface, dérivé des sensations corporelles, à la fois projection mentale de la surface du corps et ce qui représente la surface de l’appareil mental » (p 66-67).

Si les deux premières propositions sont d’ordre surmoïques et occupent des fonctions de contenance, garantissant à la fois une limite dedans-dehors, une fonction de pare-excitation, et inhibant le principe de plaisir, les trois dernières sont plus de l’ordre du ça (réserve libidinale) et de l’archaïque (identifications primaires et moi corporel). Une sorte d’ambiguïté existe alors entre ce qu’il est possible de nommer pré-moi et moi. Comment opérer à un éclaircissement de ces notions ? Comment passer dans ce modèle du narcissisme primaire à ce qui se rapproche plus du narcissisme secondaire ? Il faut croire que ce pré-moi s’est constitué des limites en appui, en étayage sur l’objet, encore non distingué du pré-moi. Sinon, pourquoi alors évoquer le concept d’identifications primaires ? Il y a bien en filigrane le postulat d’un étayage, tout aussi partiel soit-il, sur l’objet, certainement encore partiel et indifférencié mais existant déjà. Celui-ci servira alors, par l’appui qu’il procure, à constituer les fonctions pare-excitatrices, de réserve libidinale et d’inhibition de la réalisation hallucinatoire du désir.

Le point de vue freudien n’est donc au fond peut-être pas si solipsiste qu’il n’y paraît. Cela fait du moins partie de la lecture qu’en apporte R. Kaës à partir de laquelle il fonde sa théorie sur les groupes psychiques internes et la notion d’intersubjectivité. La cas échéant, et par rapport à notre problématique, cela impliquerait, eu égard au postulat d’un retour des agonies primitives dans certains travaux artistiques, qu’il nous faille concevoir l’existence des toutes premières traces graphique comme dénuées de tout destinataire. L’adresse transférentielle lors de retour d’agonies primitives pourrait en être parfois abolie, n’exister que pour le sujet même qui trace. Toute interprétation contre-transférentielle en serait de fait invalidée.

Il nous reste à présent à interroger la dynamique des rapports entre contenants et contenus concomitante à cet ensemble de vécus afin d’être en mesure de mieux saisir de façon conceptuelle ce qui se joue comme retour dans les traces graphiques. Sur ces périodes archaïques, nous venons de voir les pistes théoriques laissées par S. Freud tout au long de son œuvre. Si la notion de narcissisme primaire, incluant la notion d’anobjectalité, pose aujourd’hui des problèmes de validation clinique, celles qui concernent les différentes fonctions du moi nous restent précieuses. Nous les creuserons au travers des nouveaux développements conceptuels post- freudiens sous le double aspect non pathologique et pathologique. Nous verrons en second lieu que l’hypothèse, à la fois heuristique et à conséquences thérapeutiques, d’un retour des traces perceptives non représentées, non symbolisées dans les traces graphiques, suppose qu’un ensemble de vécus agisse alors par un biais psychomoteur. Cette polymorphie restera à travailler aussi bien sur le plan théorique que méthodologique dans le but d’une validation clinique.

Voyons à présent quelques principaux courants qui ont retravaillé ce concept de narcissisme primaire.

Notes
25.

Le lecteur lira pour s’en convaincre les travaux récents de B. Golse, D. Stern, A. Ciccone.

26.

Voir Trois essais sur la théorie de la sexualité. S. Freud. 1905. et 1915

27.

Vu les dernières recherches entreprises par R. Roussillon sur les conséquences à tirer d’un au-delà du principe de plaisir, nous émettons des réserves sur cette vision d’un principe de plaisir initial.