6-1-5- Position glischro-caryque et ouvertures sur les notions intersubjectives

Bleger, l’ambiguïté et l’environnement syncrétique

Dans la mouvance des travaux kleinniens, José Bleger (1967) a réalisé une conception qui nous semble précurseur d’un ensemble d’autres théories allant dans le sens d’une forme d’intersubjectivité précoce. L’élément saillant de sa vision réside en ce qu’il propose une troisième position psychique, plus archaïque que celles développées par M. Klein (position paranoïde-schizoïde et dépressive). Avec la notion de « noyaux visqueux », la position glischro-caryque, se réfère ainsi au tout premier lien psychique que le bébé établit avec son entourage. A cette époque, il n’existe pas encore de relations d’objets, le moi ne s’est pas encore constitué, et, a fortiori, les fantasmes et représentations non plus. C’est en reprenant les hypothèses plus cognitivo-comportementales de H. Wallon que J. Bleger propose le terme de « moi syncrétique ». Cette forme de pré-moi serait comprise dans une symbiose avec l’objet primaire et les éléments de son environnement.

La notion d’ambiguïté est alors utilisée dans un sens très précis 32  : elle témoigne d’une position d’avant les clivages bon / mauvais, d’avant la représentation d’un dehors et d’un dedans, d’avant les processus de projection et d’incorporation / introjection. Dans la phase d’ambiguïté, deux éléments antagonistes peuvent coexister sans que l’un ne vienne annuler l’autre. Il n’y a pas de rejet à l’extérieur du mauvais objet pour autant qu’il n’y a ni mauvais objet, ni extérieur, donc pas de projections possibles. L’ambiguïté se distingue ici de la confusion, qui survient pour sa part dans la position paranoïde-schizoïde. Si cette dernière admet une conscience évasive de l’objet externe, amenant à une insuffisante discrimination entre soi et l’autre et aux corollaires que sont l’identification projective, l’avidité et l’envie, cette première amène un état de « conscience brumeuse » dénuée d’agressivité (l’agressivité ayant pour cible un objet et étant, selon J. Bergeret (1984, 1994), issue d’une désintrication secondaire entre pulsions de vie et pulsions de mort au profit de cette dernière).

Cette position initiale d’ambiguïté peut se prolonger avec plus ou moins d’intensité dans le psychisme en développement si l’intégration du moi n’a pu s’établir autour de la position paranoïde-schizoïde. Chez les personnes ambiguës, il « manque la persistance réelle et intégrée de noyaux d’identification, l’intériorisation d’un moi discriminé, en même temps que la discrimination entre moi et objet, schéma corporel et monde extérieur, homo et hétérosexualité, etc. ». p 259. La sortie de l’ambiguïté ne se réalise que par discrimination progressives des diverses dualités perceptives et sensibles des objets (l’interne et l’externe ; le bon et le mauvais ; la douleur, la satisfaction ; le chaud et le froid ; etc.).

J. Bleger catégorise 4 formes d’ambiguïtés selon que le moi est plus ou moins bien intégré, plus ou moins constitué ou noyé dans la totalité environnante. Le degré le plus archaïque est nommé « ficticité », il inclut une forte dépendance et une grande inconstance, le moi y est syncrétique. Ensuite vient le moi « factique » qui inclut une fusion aux objets et aux événements ; puis la « personnalité psychopathique », positionnée de façon active, voire réactive, pour faire agir les objets en miroir sur le registre de l’agir. Enfin J. Bleger souligne une forme défensive de résistance aux effets de l’ambiguïté : il s’agit du tableau clinique présenté par la « personnalité manichéenne et / ou autoritaire ».

Si chaque sujet passe pour cet auteur par un stade d’ambiguïté, l’impossibilité ou la difficulté de son dépassement s’origine dans une relation symbiotique insatisfaisante avec l’objet primaire. Les fonctions de rêverie maternelle (D. C. Winnicott), de transformations des contenus bruts (W.R. Bion), ou encore de signifiance dans la constitution du moi-peau (D. Anzieu) n’ont pas été suffisamment remplies. Cela a eu pour conséquence un endommagement dans l’accession à l’intériorisation d’une fonction de discrimination. J. Bleger souligne que ce processus peut subvenir lorsque le dépositaire n’est ni unique ni stable. Il constate ainsi des « problèmes très sérieux », voire « traumatiques » dans la petite enfance de ces sujets.

Le fondement et la force de cette théorie sont à mon sens qu’elle implique l’existence, à une époque très précoce du développement humain, d’une indistinction fondamentale entre des éléments physiques et des éléments psychiques. La « matière-chose-objet-maternelle » se conçoit comme une indiscrimination globale entre des sensations corporelles venant de soi ou de l’autre et des images perçues d’éléments vivants ou non vivants. Le noyau agglutiné ne distingue pas la matière objective de la matière objectale, ce qui provient des premières formations psychiques 33 confond le dedans et le dehors. Mots, choses et affects sont encore mêlés. L’objet extérieur a alors dés le début un rôle à jouer dans l’aide à fournir pour cette discrimination. Les notions Winnicottiennes de holding, handling et presenting object sont bien sûr à placer du côté de cette aide. La notion de « coalescence » décrite par M. Pinol-Douriez (1984) va dans le sens d’une naissance à deux. Il faudrait ainsi, à travers une capacité à se mettre à sa place pour connaître ses désirs, soutenir le patient dans les processus de holding et handling pour s’ouvrir à deux sur des processus plus complexes. Mais nous n’en dirons pas plus pour le moment sur le terrain thérapeutique. Je propose à présent de nous pencher sur les suites et retentissements donnés à cette approche par quelques auteurs récents.

On retrouve chez de nombreux auteurs des notions qui se rapprochent des apports fournis par J. Bleger. S’il n’est ici pas dans mon intention de faire une revue détaillée de l’ensemble de la question, je partirai une fois de plus des éléments les plus heuristiques dans le but évident de faire avancer ce travail.

Dans les deux chapitres suivants, je centrerai les principales critiques qui ont été formulées à l’encontre de ces théories autour de deux principaux points.

Le premier concerne la congruence avec l’hypothèse d’une position précédant la position paranoïde-schizoïde, avec toutes les implications que cela a. Nous indiquerons les travaux qui se rapportent directement à ceux développés par J. Bleger ainsi que ceux qui, n’y faisant pas référence directement, n’en demeurent pas moins très proches, voire inspirés.

Le second point concerne toutes les notions allant dans le sens d’une conjugaison entre psychisme et matérialité (l’on retrouvera bien entendu cela dans l’utilisation d’un support tel que la peinture), conjugaison qui nous semble donc à prendre prioritairement en compte dans la réactualisation d’un lien notamment entre cette matière fluide / solide qu’est la peinture et la plus ou moins importante malléabilité de l’appareil psychique.

Notes
32.

Non superposable à celle proposée par P. C. Racamier.

33.

Ce que j’avais noté sous le terme de représentants archaïque dans mon DEA, pictogramme, signifiants formels.