DEUXIEME ETAPE

6-2- Les marques laissées par les liens précoces : des exemples dans la littérature psychanalytique

Nous nous questionnerons dans ce chapitre sur l’origine de ces vécus au travers d’exemples fournis dans la littérature analytique.

Sur ces rapports précoces entre l’interne et l’externe, un auteur comme D. Anzieu a par exemple beaucoup insisté, dans ses études sur S. Beckett, sur ce qui relie cet écrivain à l’élément boue et cela eu égard à sa problématique latente d’ordre psychotique. En lien avec le corporel, son manque de stabilité psychosomatique et psychocorporelle renvoie à un vécu primitif dans lequel ce squelette interne n’a pas pu se mettre en place, les matières internes ne sont ni contenues, ni, ce qui est tout aussi important, prise dans une vectorisation verticale. Sur un registre métaphorique, la boue renvoie par conséquent à l’informe. La boue est le résultat de ce croisement entre terre et liquide, or d’une part les personnages des œuvres de Beckett sont à la dérive, aériens, sans terre, clochards marginalisés; d’autre part S. Beckett était lui-même alcoolique (vécu d’un moi liquide).

C. Guérin (2000) a pour sa part trouvé des points d’intersection concrets entre matière et psychisme. A travers l’œuvre de l’écrivain R. Caillois, il montre comment une époque catastrophique et traumatique de la vie de celui-ci inscrivit la vie future de cet auteur autour de l’élément minéral, la pierre. Il écrit que dans son œuvre existe une continuité entre monde physique, intellectuel et imaginaire ( p 260).

La pierre n’est ici pas uniquement portée par son symbolisme (élément dur et inaltérable) puisqu’elle porte de façon concomitante un fragment indestructible de l’histoire du sujet qui s’en sert. La pierre, écrit C. Guérin, devient ainsi une passerelle vers des éléments archaïques et traumatiques dans lesquels il vécut, durant la seconde guerre mondiale, des bombardements traumatisants dés l’âge de un an. Plus tard R. Caillois ne se contentera pas de contempler la pierre mais il y prendra appui de façon symbolique dans ses écrits. La pierre, du moins est-ce ainsi que je traduis l’hypothèse de C. Guérin, exerce une fonction attractrice sur R. Caillois qui n’attend alors que quelques événements de réalité prompts à le déclencher (il ne commence à travailler sur ce domaine qu’à partir de 40 ans). Mais, C. Guérin va plus loin puisqu’il dévoile, au travers de la correspondance de R. Caillois avec son amie, un fonctionnement psychique « minéral, initialement dur et froid » (p 265). Dans ses lettres il se dit lui-même froid, parle d’un attrait pour le désert, les pierres et la neige.

Cela introduit un certain rapport fractal, fractionné et en cascade, entre un fonctionnement psychique et un intérêt pour un objet extérieur non vivant. En cascade car relié, toujours selon les hypothèses de C. Guérin, aux toutes premières relations de l’écrivain à sa mère, relations auxquelles se sont surajoutées les épisodes de guerre dont le bombardement. Mais ce fonctionnement est surtout une « carapace » comme il l’écrit lui-même, il est défensif, vise sûrement à se protéger de vécus archaïques, d’une boue interne, d’un informe ? Toujours est-il qu’il fait revivre cette relation à l’autre et qu’il parvient du coup, dans un fonctionnement de vase communiquant, à « dessécher » sa compagne, à la rendre aride de tous sentiments, à son image. Cela se produit certainement par le biais une défense paradoxale dans laquelle la compulsion de répétition se situe dans un retournement actif / passif. Ainsi, l’expérience de la minéralisation se répète-t-elle.

L’élément matière minérale est donc là un élément central et moteur qui fonctionne à mon sens comme attracteur principal, d’abord externe puis interne, dans cette relation. Cet élément n’est pas que métaphore. Il est plutôt métonymie, en tant qu’il devient un fragment du tout ; sur le plan intrapsychique, cela crée cette intelligence ciselée et froide, cette mise en gèle des affects, sur le plan intersubjectif. Ce premier mouvement cherche à se réélaborer, dans une compulsion de répétition, par l’intermédiaire d’un autre, quitte à le détruire à son tour en le transformant en miroir. Sur le plan de la symbolisation enfin, ce fragment cherche à revenir à sa source (les pierres) dans l’écriture pour, comme le dit C. Guérin, figurer le traumatisme. Je rajouterai ici commencer à le confusionner pour le faire sortir de son ambiguïté initiale et le rendre, par ce trajet, progrédiant, détachable de l’ensemble. Car il faut postuler que ce traumatisme, de par son effraction psychique, a entraîné un processus de déflexion pulsionnelle (R. Roussillon, 1999), caractéristique du clivage intervenant lors du vécu agonistique, qui se serait déplacé sur des objets extérieurs, dont la pierre, objets qui vont maintenir en leur sein l’essentiel des motions pulsionnelles.

L’appareil de langage lui-même serait initialement constitué de matière. C’est du moins ce que montre R. Roussillon (1999). Il évoque en effet dans un article consacré à l’appareil de langage, le cas d’un sujet, surnommé Atmos, qui retrouve progressivement au fil de son analyse, la notion de « matérialité des mots ». Là où ses associations verbales étaient autrefois légères et fluides, les représentations de mots se chargent de représentation de choses, présentées comme contenus matériels lourds, donnant une sensation pâteuse dans la bouche. Dans la relation contre-tranférentielle, R. Roussillon précise qu’il ressentait également cette sensation brumeuse et pesante. En fait, là encore, la matière, vaporeuse, avait joué un rôle dans une partie de sa vie marquée par une « solitude étouffante, désespérante et sans issue » (p 212) autant d’éléments renvoyant au concept d’agonie psychique, agonie psychique se réactualisant sur la scène analytique au travers de cette matérialité du mot, impasse à toute fluidité verbale. La cure est donc parvenue à toucher ce noyau archaïque et à faire basculer la relation du sujet à son appareil de langage vers des phases antérieures de son développement.