Introduction et problématique à la partie III

L’interrogation que je poserai à présent concerne les liens entre rêves et création picturale 54 . Je me propose ici de faire un retour sur cette « voie royale vers l’inconscient » en la comparant cette fois-ci au travail pictural. Dans les deux cas, la question de l’originaire, de la transformation de matières psychiques, est en jeu. Dans les deux cas le rapport aux éléments actuels côtoie les périodes passées, originaires, archaïques (même si ces notions renvoient à des concepts différents, nous y reviendrons), tout en le modifiant, en le transformant. Pour une personne « normale », c’est-à-dire pouvant fonctionner sans souffrance psychique excessive, le rêve comme la création font émerger des processus hétérogènes issus d’un alliage spécifique. Cet alliage contient tout un ensemble de stratifications historiques qui, au fur et à mesure de leur exploitation, font remonter dans les deux cas le sujet vers des périodes plus ou moins profondes. Dans les deux cas, que ce soit pour le rêveur ou pour l’artiste, la question de processus originaires existant dans les formations psychiques inconscientes, dans les groupes internes du sujet (R. Kaës 1 , 1993) mérite d’être posée.

Ce travail tendra à questionner et approfondir la thèse selon laquelle des attracteurs spécifiques renvoient non seulement à des rêves particuliers mais aussi à des façons d’appréhender la vie qui peuvent être investies de façon esthétique par des artistes- peintres. Des fragments de matière archaïque resurgiraient de la même façon que dans un rêve. L’essentiel sera d’en prendre en compte le traitement (onirique ou artistique), autrement dit c’est en cela que le lien entre création picturale et rêve me semble avoir un intérêt heuristique.

J’examinerai dans un premier temps les points de convergence entre rêve et création picturale en insistant sur la similitude dans les fonctions psychiques et les processus de transformation ; les connexions dans la dialectique entre forme et fond ainsi que la question du travail de la temporalité. Il conviendra de dévoiler des liens de parenté entre les points de tension et la répartition des forces en présence.

Dans un second temps, je tenterai d’exploiter l’hypothèse d’un lien spatio-temporel travaillé aussi bien dans les rêves que dans la peinture, avec la problématique de la constitution du double. Je ferai travailler cette problématique autour des illustrations cliniques choisies puis tenterai quelques hypothèses sur des liens d’affiliation entre ces phases et différents styles choisis en peinture. Dans l’optique de l’existence d’une fractalisation de l’objet métapsychologique, je me servirai ponctuellement, lorsque cela sera utile dans mon analyse des oeuvres, du concept de symbolisation élémentielle comme mise en abîme de cette genèse, déjà originaire, du double.

Le troisième temps servira de point pivot du rapprochement entre rêve et peinture. En y interrogeant les lieux d’achoppement des principaux processus psychiques constitutifs du narcissisme primaire, je tenterai de montrer comment le retour de certains peintres sur ces périodes initiales de leur vie psychique s’apparente plus à un rêve traumatique. L’effet centripète tourbillonnaire agit alors comme un trou noir ; le matériel pictural sert ainsi d’objet fétiche servant de vain moyen de défense, faute de prendre le statut d’objet transitionnel.

Dans un quatrième et dernier temps, après être allé aux extrêmes de mon analogie, j’aborderai les points de divergence entre travail du rêve et création picturale au travers de la question des éléments du réel, éléments du dehors qui interviennent inéluctablement au cours des processus de création et non dans les rêves. Le niveau de complexité s’accroît alors, l’attracteur provenant également de l’extérieur. Cette question de l’accroissement des attracteurs nous renverra spécifiquement aux questions du choix d’un code (D. Anzieu, 1981), à la question de la fomentation créatrice (B. Chouvier, 1998), de la corporéité, des mnésies originelles (Laforgue), et des signifiants formels (D. Anzieu, 1986) s’exprimant dans les traces graphiques.

Dans l’optique d’une analyse théorico-clinique, nous prendrons dés à présent pour point de discussion support à nos développements l’œuvre d’un peintre contemporain au style unique et aux thèmes multiples, Saint-Geniès. Celle-ci sera mise en travail au travers de l’ensemble de la discussion. Les raisons de mon choix pour cette œuvre, qui nous servira de guide, sont les suivantes : elle me semble toucher un ensemble large de processus psychiques relatifs à la question d’une liaison entre création picturale et travail du rêve. Son œuvre m’apparaît suffisamment forte pour accéder à des enjeux archaïques en les contenants suffisamment toutefois pour y apporter une figuration. D’autres œuvres seront analysées plus loin dans ce chapitre mais, venant de peintres connus, les principaux aspects de leur vie seront plus facile à retrouver pour le lecteur. Nous analyserons ainsi au travers de deux monographies, le travail de Francis Bacon et celui de De Staël.

Pour l’heure, avant de débuter notre analyse, il nous faut passer par une présentation préalable du peintre Saint-Geniès. Le lecteur retrouvera en annexes certaines de ses compositions.

Notes
54.

J’avais déjà soumis dans mon travail de DEA ces deux aspects à des analogies portant sur les différentes phases de notre dispositif méthodologique (paroles, échanges autour des créations de la séance précédente ; création proprement dite puis temps de parole sur la création) et le développement temporel du travail de rêve (pré-rêve ; rêve proprement dit et phase du rêve narré). Je montrais alors, par rapport à ce travail, que les éléments qui structurent notre cadre méthodologique s’y assimilent en tant que contenants psychiques primaires propres à accueillir autant que transformer la matière psychique. On ne se souvient en effet généralement pas d’un rêve comme on rêve et l’on ne rêve pas comme on en parle. Les niveaux de symbolisation admettant des stratifications particulières, une série de processus de transformation survient au cours de chaque modalité d’expression.

1.

R. Kaës. Le groupe et le sujet du groupe. 1993. Dunod. Paris.