7-3-3 Illustrations cliniques : retour d’un traumatisme vécu dans la phase du double unaire. L’œuvre de Francis Bacon

En reprenant la généalogie du double, nous allons montrer que lorsque la première phase évoquée, double unaire, n’a pas été vécue positivement, lorsque le rôle de miroir vivant occupé par la mère n’a pas été rempli, le message pictural en porte des séquelles. Le double narcissique, ouvrant sur l’espace d’étrangeté, devient prévalant.

D. Anzieu (1981), dans l’une de ses monographies consacrée à l’irlandais Francis Bacon, souligne la façon dont ce peintre se sert de la peinture pour faire retour sur ses premières expériences infantiles. Lié à une mère que D. Anzieu postule comme « insuffisamment bonne », l’œuvre de Bacon témoigne de la façon dont, en l’absence d’un miroir vivant suffisant, c’est toute la dimension contenante qui s’estompe, l’espace interne propre n’a pas pu se construire, les matières internes fuient, la peau s’écoule, les corps sont déformés, et tout cela dans une violence et une rage primaire purement insoutenables.

A propos des formes géométriques, figurant les proto-représentations étayées sur les mimiques du visage maternel, D. Anzieu montre comment cette première matrice représentative est elle-même altérée. Dans ses tableaux, le nez, la bouche de ses personnages sont soit de travers, soit absents, soit troués, soit glissant, s’écoulant du visage, « le visage devient un camp de concentration pour orifices déplacés » 87 . A ce stade, les projections ne sont même plus géométriques mais tout simplement sensorielles. Les organes des sens ont été attaqués très tôt, trop tôt, l’appareil représentatif démarre avec un handicap crucial. Devenir peintre, dans ces conditions, c’est pouvoir, avec toute la dose de souffrance que cela requiert dans le retour sur le traumatisme, recueillir les premières traces, les « contacts les plus primitifs » imprimés par l’environnement primaire.

Dans la dialectique fond-forme évoquée plus haut, il semble que le premier objet-miroir a été porteur d’une blessure narcissique par carence. Faute de n’avoir pu profiter de cet étayage primordial, cette première partie de la petite enfance de F. Bacon se serait déroulée sans objet maternel suffisamment stable pour qu’une construction intrapsychique, s’opérant par introjection du visage maternel 88 , puisse servir d’écran interne favorable aux constructions des pré-représentations initiales. Le peu de présence de cet écran maternel aurait créé des supports instables, livrant ainsi ces formes à la déconstruction, au vidage, laissant une trace indélébile au niveau des siginifiants formels. Les signifiants formels principaux : « une forme solide se vide de sa substance », suivi de « une enveloppe se troue, un liquide s’écoule » en seraient les révélateurs.

Ici, le fond, presque indéterminé, cède le pas à un motif déchirant, violent autant que pathétique. Signifiant formel et non pas fantasme : F. Bacon n’aimait pas les peintres qui se mettaient à vouloir raconter des histoires avec leur pinceau, il ne voulait pas, même dans ses triptyques, conter. Il choisissait des photos dans des magazines, les « absorbait » et les « transformait » dans sa « bétonneuse interne » 89 puis en laissait sortir des images. Le contenant fétichique jouait alors son rôle de contenant, de perception-écran, transformant les contenus perçus de façon hallucinatoire par le biais d’un vertex prévalent.

Dans un ouvrage récemment réédité (2004), D. Anzieu (1993) a repris son étude et précisé les trois principales « maladies » du moi-peau retrouvées au travers de l’œuvre de F. Bacon. Trouble de la maintenance, le personnage central penche, boîte, perd le portage de ses jambes ; Trouble de la contenance entraînant le risque de vidage, d’hémorragie des contenus internes ; troubles de la consensualité enfin et ce sont les différents sens qui ne fonctionnent plus ensembles a l’instar d’un démantèlement de l’appareil sensoriel.

Le contenant fétichique parvient donc ponctuellement à maintenir ces différents troubles, ces différentes défaillances. D’ailleurs D. Anzieu (1993) le précise dans une analyse sommaire de l’enfance du peintre : il a « manqué d’un cadre » (p 34). Paradoxalement, en même temps que le matériau pictural liquide fait rejaillir ces contenus bruts (les signifiants formels fonctionnant comme des attracteurs psychiques prévalants momentanément dans le processus pictural par rapport à d’autres objets placés dans les groupes internes du peintre), le cadre du tableau, doublé d’une vitre sur lequel le spectateur peut se voir, est là pour restructurer.

Au fond la spécularité apportée par la vitre- miroir est un objet protecteur, défensif, fétichiste, ayant probablement pour fonction de faire sortir le peintre de la phase confusionnante du double narcissique. Néanmoins le passage dans le double spéculaire comprend plusieurs aléas...

Notes
87.

Id p 335.

88.

Par voie de conséquence, cela ouvre sur une introjection de la fonction maternelle.

89.

Emission diffusée sur France Culture le dimanche 15 juin 2003 à 20H 30. Une vie, une œuvre. Le terme de bétonneuse nous renvoie aux peintures de de Staël réalisées pour certaines avec des outils de maçon. Même si la peinture est figurative (ou tend vers le figuratif), la matière reste ici centrale.