7-5-2- De Staël, filet symbolique et l’expérience du mur comme fonction contenante

De Staël a mis du temps avant de trouver son style et de rentrer au panthéon des grands noms de la peinture contemporaine. Orphelin, exilé, apatride jusqu’en 1948, rejeté par un grand nombre de confrère, il me semble qu’il avait beaucoup plus de nécessités et de besoins que d’autres à se constituer ce filet symbolique , cette trame symboligène apte à lui permettre de vivre des expériences concrètes, réelles, en lien avec ses ressentis intimes. Avant que de pouvoir de nouveau s’immerger dans ses traumatismes infantiles, il lui fallait se garantir de ce filet afin d’éviter de chuter dans ce vide si redouté par lui. S’en garantir passait d’abord par des processus d’incorporation puis d’introjection. Sa boulimie de connaissance, son avidité épistémophile, ont marqué pendant une grande partie de sa vie ce besoin de se constituer une armure. Il passe donc tout d’abord par un temps de gestation et traverse des moments de recherche, de prise de parti, afin d’éviter la copie de ses contemporains.

Pour L. Greilsamer, cette quête représente la plus grande partie de sa vie puisqu’il n’en voit l’aboutissement qu’en 1940. Ce n’est peut-être pas un hasard s’il commence à trouver sa voie dans l’abstraction lors de l’année de naissance de sa fille. Celle-ci aurait peut-être ravivé des affects le renvoyant sur des périodes de sa petite enfance, périodes trouvant à se symboliser dans l’informel du travail non figuratif. Toutefois le risque est encore trop grand, le point d’équilibre recherché entre forme et informe pas suffisamment maîtrisé. De fait, il ne travaillera pas seul, le danger sous-jacent à se risquer à se recréer dans la peinture est encore trop grand. Il réalise donc une toile avec deux autres peintres mais la finira seul sous l’inclinaison des deux autres, reconnaissant son talent.

Le filet symbolique a été créé mais il ne semble pas suffire. En complémentarité avec lui, de Staël, qui avait déjà une attirance pour les forteresses qu’il visite inlassablement dans divers pays, se choisit des ateliers de peinture s’en rapprochant. Ce sera soit un donjon sur Paris (imposant par sa hauteur), soit un atelier surplombant les remparts construits par Vauban à Antibes. Néanmoins, lorsque l’heure approchera de créer sa propre voie, ces structures encadrantes, ces cadres supports, si utilisés, on l’a vu, dans les peintures de patients autistes et psychotiques, n’y suffiront pas. Il peint alors avec des outils de maçons : ses oeuvres sont réalisées au couteau large, à la truelle, à la grosse brosse, avec des tôles d’acier de forte épaisseur. Il traverse même des périodes qui le voient poser des moellons sur la toile, dans une compulsion à fortifier l’ensemble de son édifice. Tout se passe alors comme si, dans ce retour sur des périodes infantiles essentiellement marquées par des traumatismes dus aux ruptures successives, il tentait dans son mouvement de symbolisation de se reconstruire concrètement, de façon tangible, une fonction pare-excitation, et plus globalement une fonction contenante qui lui fit défaut par le passé.

L. Greilsamer remarque que Nicolas de Staël n’hésite pas à utiliser beaucoup de matières onéreuses et ce malgré cette période de guerre et d’après guerre ( entre 1943 et 1950) dans laquelle il vit sans le sou. C’est dire combien le processus pictural est de nécessité vitale pour lui. Il aurait atteint une plénitude picturale à cette époque. Ses angoisses profondes perdures cependant mais il semble toucher là quelque chose de son origine.

A partir de 1950, de Staël peint des très grandes toiles, ce qui est pris par L. Greilsamer comme une façon d’achever sa forteresse. Je crois qu’il y a un retour de sa recherche personnelle du vertige, recherche qui l’entraîne sur une nouvelle période de doute artistique. A partir de là, il se réinvente une grammaire, un vocabulaire et des outils artistiques, il abandonne l’abstraction, revient sur la figuration en 1952. Il a atteint de nouveaux vertiges, rencontrer de nouvelles personnes (dont R. char), la compulsion de répétition des ruptures vécues dans son enfance sévit en lui. En même temps, il peut vivre cela, n’a plus le même besoin défensif de densifier, se fortifier, se protéger. En déconstruisant son mur, il accepte la fragilisation concomitante à l’acte de peindre ses propres démons intérieurs . Sa dernière toile, Le concert, marque la démesure de son ambition de friser les limites du risque. Sur cette toile y sont placés un piano noir à gauche, des spectateurs non identifiables composés de volumes rectangulaires à base de tons gris, et une contrebasse jaune à droite. Il nous est possible d’y lire une représentation du couple familial marqué par les lignes verticales/ paternelles pour la contrebasse et horizontales / maternelles pour le piano, les enfants seraient indifférenciés, agglutinés au centre. Selon L. Greilsamer, de Staël savait dés sa création qu’il n’allait pas finir cette toile et se donner la mort.

Y aurait-il eu volonté de représenter dans cette toile son paradis perdu ? Difficile de le savoir, en tout cas celui-ci était instamment recherché par le peintre. Toujours est-il qu’il aurait confié à son beau-fils : « Tu sais, je ne sais pas si je vais vivre longtemps. Je crois que j’ai assez peint. Je suis arrivé à ce que je voulais… » (p 42). Quoi qu’il en soit, il cherchait quelque chose dans sa peinture, il voulait faire « toujours plus fort, plus aigu, plus raffiné, toujours plus absolu avec au bout l’idée du chef d’œuvre suprême, qui serait fait d’une ligne et de vide. » (p 42, selon les propos qu’il confia à Pierre Lecuire, son biographe, 6 ans avant sa mort). Mais si De Staël avait tant de mal à finir ses oeuvres « je n’ai pas la force de parachever mes tableaux », peut-être était-ce par crainte de sombrer une dernière fois dans un vide sidéral mortifère (que lui restera-t-il à vivre une fois cela terminé ?).

Cette façon de poser une ligne et un vide comme un aboutissement pictural renvoie, sur un mode fractal homomorphique, sur le plan de sa défense paradoxale à son propre jeu avec le vide et sur le plan de son caractère à ses alternance entre dépression, élation, violence et retrait.