7-5-4- De Staël : la fractalisation du moi-visuel dans le tableau.

Quand le regard fonctionne sur le mode du tactile : le centre d’un schéma concentrique placé dans une géométrie fractale.

Mais ce mur est aussi un attracteur de ses propres avatars dans la constitution par exemple de son « moi visuel » (G. Lavallée, 1999 ).

Les tableaux de Nicolas de Staël sont essentiellement des formes enchevêtrées à couleurs dominante noir, brune, grise et ce durant toute une partie de son travail créatif. Dans une œuvre comme La gare de Vaugirard (1945), les tons sont sourds, profonds, rehaussés par endroit d’un éclat de rouge ou de lignes bleues. Il en va de même pour Brise-lames (1947) essentiellement noir, vert, un peu de blanc et de orange rehausse quelque peu l’ensemble de l’œuvre. D’autres tableaux, comme Hommage à Piranèse (1948) ou encore Composition grise (1950) restent dans ces tons pauvres.

Progressivement, les composantes rouges, couleur chaude, commencent à envahir ses tableaux. En 1952, ses Grands footballeurs sont remplis de couleurs vertes plus claires et de rouge disséminé dans le tableau. Tout se passe comme si une discrimination progressive avait lieu dans ce qu’il renvoie au tableau, au spectateur, à lui-même. Néanmoins, c’est encore une époque charnière et un tableau tel que Les toits (1952), tout en restant abstrait, comporte encore une majorité de couleurs froides composées autour d’une variation de gris.

En 1953, les couleurs deviennent majoritairement plus claires.

La question que je me pose à travers l’évolution chromatique de ses tableaux est la suivante : pourquoi de Staël, qui a beaucoup voyagé et vécu dans des pays ensoleillés (Maroc, Algérie, Tunisie, Italie, Côte d’Azur pour la France), ne ramène-t-il pas un peu de cette luminosité dans ses tableaux ?

C’est au travers du modèle de l’enveloppe visuelle que je compte proposer une hypothèse pour y répondre. Cette perception de l’œuvre de ce peintre s’ajoute bien entendu aux précédentes hypothèses mais en en préservant toutefois des constantes, sur un mode homomorphique et dans une superposition des différents plans d’appréhension de la réalité dans une adéquation totale avec le mode de traitement fractal propre à la réalité psychique

Le modèle qu’en élabore G. Lavallée (1999) en lien avec les hypothèses de J. Guillaumin renvoie, on l’a vu, sur un fond d’hallucinatoire négatif jouant le rôle d’un écran sur lequel va se projeter de l’hallucinatoire positif, des motifs, représentants de désirs. S’ajoute à cela, au mouvement d’emprise nécessaire dans le processus de visualisation (avec un choix des percepts qui se fera en fonction de la constitution psychique de chaque sujet), le mouvement d’emprise inhérent au processus graphique (mouvement par une psychomotricité singulière).

A partir de ce bref rappel, je propose l’hypothèse suivante : la consolidation de ce filet symbolique dont j’ai parlé plus haut passe aussi chez de Staël par une façon de voir la vie particulière, façon de voir la vie en partie traduite dans son œuvre graphique, en partie dans le technique qu’il utilise. De la même façon qu’il a besoin de créer son mur, de le consolider, il opacifie son champ perceptif, se rend en partie imperméable à la luminosité excessive existant dans ses divers lieux d’existence. En partie car quelques éléments colorés pointent ci et là de manière éparses. C’est ici que nous établissons une dialectique entre contenant et contenu, fond et motifs. Dans cet accolement, ces termes ne sont pas encore distingués, le manque de discrimination représentative est prévalente.

Dans cette configuration les objets de satisfaction, le motif, sont accolés au fond accueillant, contenants car le but premier est de consolider cette part d’objet maternel fuyant. Ciment, mortier, autant d’outils pour sceller, éviter les fuites. Dans les premiers temps de sa peinture réellement personnelle, de Staël n’en est pas encore à chercher de façon exclusive l’objet de satisfaction. Il s’agirait de chercher une mère physique, d’où le lien avec le sculptage et l’architecture (troisième dimension). Le regard de de Staël semble fonctionner sur le mode du tactile a l’instar de ce que G. Lavallée y voit chez le nourrisson, le nourrisson ne voit que ce qu’il touche.

Le retour de ce peintre sur ce mur serait conditionné par le trauma initial. Le trauma, pour G. Lavallée (1999) est « une perception qui n’a pu renvoyer à aucune représentation suffisamment psychisée pour permettre la transformation du stimulus en élément . » (p 111). De Staël accomplit un retour sur la position passive d’ambiguïté, cette phase beaucoup plus passive qu’active, tout en y agissant avec les nouveaux moyens dont il a à sa disposition. Cela nous rapproche de ce que nous avons déjà noté à propos des défenses paradoxales. G. Lavallée parle de formant en emprise à ce niveau, celui-ci « tentera à travers la répétition de se rendre maître du trauma qu’il fixera, pour le meilleur, mais surtout pour le pire (pulsion de mort) » (p 111).

Il semble qu’il ait fallu que de Staël passe par ces différentes expériences avant de parvenir à retrouver le lien à la mère, la mère comme moi idéal, ce qui renvoie dans la conception la plus archaïque du moi visuel, à une « mère de lumière ». Toutefois, cela n’est pas sans danger, laisser son écran interne moins opaque revient à faire baisser les défenses. Cette transparence est un risque de trouver de plein fouet l’objet attracteur initial marqué par le vide. Il semble surtout qu’il soit parvenu, vers les époques où il peignait avec des motifs plus chaleureux, à quitter symboliquement son pays natal, la Russie, au moment où paradoxalement, il se rapproche de ses origines dans sa peinture.

Peut-être, en dés-opacifiant son écran visuel a-t-il enfin trouvé ce qu’il cherchait toute sa vie, mais il a couru un risque trop lourd, risque du vide, de la chute finale, que faire après cela ? Les représentations de son dernier tableau sont en tous cas beaucoup plus épurées, du moins en ce qui concerne le distinguo entre ce que j’ai perçu sous forme des représentations parentales et des enfants contenus en leur centre. La défenestration qui mettra un terme à sa vie passe en tous cas par là : il se jette à travers une vitre, écran translucide, comme si le mur (figuré également par l’opacification de la vision) une fois tombé, il ne resterait que l’irrésistible force de gravité, sans plus aucune forme de résistance.

Il se peut également que ce mur, doublé de cet écran opaque de la vision, ait joué durant toute sa vie et toute son œuvre, le rôle de l’objet fétiche. Objet fétiche de deuxième configuration si l’on suit les avatars de l’enveloppe visuelle collée à celui-ci : faute d’un espace transitionnel atteint, l’œuvre peinte y est collée à son créateur. Dans ce temps final menant de Staël au suicide, l’hypothèse est que ce fétiche choit, de Staël étant parvenu à une fin, à retrouver le moi idéal, ce qui, rappelle M. Milner, fait aussitôt chuter l’objet idéal. Par dévaluation du moi idéal, l’objet trouvé-créé est détruit et à détruire. Ce qui revient ici pour le peintre à s’autodétruire dans une fuite paradoxale, élationnelle.

L’attracteur interne prédominant, l’angoisse de chute, habituellement contre-investi par défense que représentait l’objet fétiche artistique, réapparaît dans sa plénitude : pour une dernière fois…