7-6- En guise de bilan…

J’ai essayé dans cette partie d’une part de confronter les hypothèses des deux premières avec le travail pictural de quelques peintres contemporains et d’autre part de les lier avec le travail du rêve.

Pour ce qui concerne ce premier parallèle, un des points communs entre l’approche groupale de patients psychotiques est qu’en peinture comme dans le cadre thérapeutique, le fond (du tableau) comme le cadre, habituellement considérés comme non processus, se « processualisent », et gagnent une part active en se rabattant soit sur la forme et le motif, soit sur le sujet dans le groupe. Dans la logique évolutive non linéaire mais fluctuante des oeuvres peintes, j’ai souligné chez certains peintres ce point de tension entre symbolisation élémentielle et symbolisation primaire avec création de formes. Mais dans cette quête du sens, de sémiotisation, dans cette recherche d’une moindre perte d’énergie psychique, d’économie d’énergie psychique, plus la phase du double unaire a été perturbé, plus le peintre cherche à rentrer dans le tableau, dans la matière, plus la matière et les matériaux utilisés revêtent une place centrale . C’est là tout l’intérêt d’utiliser l’idée d’une symbolisation élémentielle.

Les exemples choisis vont dans ce sens : raffermir l’enveloppe pour éviter que le liquide s’écoule pour F. Bacon ; renouer et provoquer les espaces dans un mécanisme de défense paradoxale pour défier son angoisse de chute, sa phobie du vide, de l’aspiration autodestructrice vers le bas pour De Staël ; exorciser les parts vivantes des parties non vivantes, représenté la femme dans l’investigation de la bisexualité, représenter la matière dans une valence entre animé et inanimé chez Saint-Geniès.

La différence toutefois entre ces deux populations est que le groupe de psychotiques et autistes n’utilise pas le moyen d’expression picturale comme objet fétiche, l’élaboration est moins grande ici, les processus pervers ne sont pas encore investis, ou en tous cas pas de la même façon.

Quant aux trois paliers constitutifs du double, ils sont revisités en peinture d’une façon assez similaire pour les deux types de population, le lien à ce processus est inhérent à ce dédoublement de soi dans une surface renvoyant aux premières relations. Chez le psychotique et l’autiste toutefois l’hallucination, les processus d’excorporation sont nettement supérieurs en terme qualitatif et quantitatif aux processus, plus symboligènes, de décorporation. Hormis chez quelques peintres typiquement « de la matière », tels De Staël, une majorité d’artistes peintres vont au-delà du concept d’empreinte, graphisme lourd, terrien, enraciné dans le corporel.

En ce qui concerne le lien avec le travail du rêve, j’ai essayé de montrer les points de convergences qui existent dans ces rapports formes-fond ainsi que dans la façon dont la symbolisation peut plus ou moins bien fonctionner. Le point commun est bien lié à la construction du fonctionnement psychique lui-même lié aux conditions environnementales, rapport aux objets mais également au développement neuro-moteur et cognitif. Les rêves de patients à problématique psychosomatique revêtent des aspects particuliers tout comme en peinture les différents courants prennent aussi en partie pour modèles, en complémentarité avec les modes et les cultures, des découvertes scientifiques sur les organes des sens (dont le mécanisme neuronal de la vision en l’occurrence). Le cubisme en est un exemple. J’ai tout de même tenté de montrer que, par delà cette réalité, l’inverse est également vrai et la structuration des rapports formes/ fond dépend en partie du processus psychique de création de l’image visuelle.

En définitive, en ce qui concerne l’artiste- peintre professionnel, si son style est aisément reconnaissable, c’est peut-être parce qu’il obéit, tout comme probablement le rêve, à une logique fractale comprenant plus ou moins d’isomorphie et d’homomorphie entre chaque niveaux de symbolisation . Cet ensemble d’éléments comprend à la fois des signifiants formels s’étant agglomérés à l’ensemble de la structure mais également des scénarii fantasmatiques propres.

Tout autant d’éléments qui forment des attracteurs importants. D’où le côté itératif de l’œuvre lorsqu’elle ne se transcende pas dans un mouvement propre, autrement dit lorsque ces premières sensations kinesthésiques, cœnesthésiques, posturales, ces premiers collages d’affects et de fantasmes, ne trouvent pas d’objets (la plupart du temps externes mais aussi internes) capables d’amorcer un travail de transformation. Se reconnaître comme étant soi ou non, pas encore advenu, pas encore abouti, autrement dit reconnaître ne pas avoir encore rattrapé cette part qui échappe, voilà ce que l’objet, l’autre, le miroir, peut renvoyer à l’artiste pour lui permettre d’avancer. En peinture figurative, comme nous avons essayé de le montrer, l’artiste avancera en faisant basculer la superficie, la forme, dans le fond. En peinture abstraite, fond et forme se tutoient, se superposent pour reconstituer le magma mais magma évolué comme pour les quelques figures géométriques, quasi protectrices, élaborées par De Staël.

Au fond, et pour introduire la partie suivante, de nombreux liens restent à faire entre les concepts issus de cette partie, concepts plus intrapsychiques et des concepts plus groupaux. La théorisation d’une position glischro-caryque, celle de pictogramme, avec le lien qu’il admet entre un objet et une zone partielle originaire composée de sensorialité, renvoient certainement, dans les études entreprises sur les groupes, études que nous reprendrons et complèterons dans la partie suivante, au concept de « protomental » développé par W. R. Bion. Cet auteur définit en effet ce concept comme « un tout dans lequel le physique, le psychologique et le mental demeurent indifférenciés » 96 . Il s’agit bien d’un magma, d’une matière, à partir de laquelle vont apparaître des représentants-représentations plus construits.

Notes
96.

Selon le rapport qu’en fait O. Avron dans un ouvrage collectif dédié à la pensée de W. R. Bion et dans lequel elle présente un premier modèle de ce qu’elle nomme « émotionnalité groupale ». O. Avron. « Mentalité de groupe et émotionnalité groupale » in Revue de psychothérapie psychanalytique de groupe. N°5-6. 1986. Erès. P 70