CONCLUSION

la thématique centrale de cette recherche porte sur les manifestations des processus archaïques en lien avec le déficit. Cet écrit se décompose en quatre grandes parties. Outre la partie 3, elles ont toutes pour but, dans leur singularité propre, de répondre à la question initiale que je me suis posée sur l’intervention thérapeutique auprès de sujets à structures déficitaires autistes et psychotiques. D’autres recherches existent s’agissant de l’archaïque mais elles se lient très souvent aux seules questions des processus les plus originaires. Elles s’intéressent ainsi spécifiquement soit au fonctionnement des nourrissons, soit au fonctionnement des psychoses infantiles et autismes précoces. Peu de travaux prennent en effet en compte la dimension du déficit lié aux handicaps neurologiques et psychologiques chez des adultes sous l’angle, pluriel, des processus graphiques et du groupe.

Le découpage de cette thèse peut surprendre, je me rends compte après coup qu’il revêt des échos inconscients forcément présents dans toute création. Si la question initiale que je me suis posée sur la thérapeutique groupale d’adultes psychotiques et autistes déficitaires n’y est abordée qu’en dernière partie, ce n’est certainement pas l’effet du hasard. D’aspect extérieur, ce découpage se situe dans l’effet de fractalisation largement évoqué dans cet écrit : première partie empreinte d’interdisciplinarité, de modèles extérieurs alliant concepts scientifiques et grands principes métapsychologiques ; deuxième partie directement intradisciplinaire reformulant et reconstruisant un ensemble de modèles métapsychologiques ; troisième et dernière partie traitant directement des productions liées à ces deux premières.

Toutefois cette explication rationnelle a posteriori ne serait masquer les effets inconscients agissant à la base de ce travail. Avec le recul, je l’explique sur un mode à la fois narcissique et objectal. Ainsi convenait-il tout d’abord pour moi de me doter d’éléments et de bases théoriques spécifiques mais il s’agissait aussi de ne dévoiler qu’en dernière partie au lecteur l’effet subjectif ressenti au quotidien dans ce type de groupe, et ce afin de me et le protéger. Sûrement ai-je de fait eu besoin de travailler sur la consolidation de bases théoriques, fortement nécessaires pour permettre une survie psychique suffisante pour ne pas renoncer, mais également besoin de montrer au lecteur qu’une pensée peut émerger de ce chaos. Je signale au passage un texte de D. Houzel (1993) sur cette tentation au renoncement qui guette tout intervenant auprès du fonctionnement psychotique, lui-même considéré comme « machine à détruire le sens ». Etre toujours en condition pour donner du sens, lutter contre la dépression primaire ou dépression psychotique que nous renvoie ce type de sujet, voilà l’alpha-oméga de tout travail avec cette population si difficile.

Certainement voulais-je donc, avec cette première épure très conceptuelle allant chercher matière dans les modèles extérieurs et scientifiques, épargner au lecteur le risque de s’immerger trop brutalement dans cet apparent non sens et ceci afin que le désir de renoncement, par contiguïté, ne le touchât lui aussi. Cette première partie a ainsi servi (pour le lecteur mais avant tout pour moi-même) de méta-système conteneur capable de recevoir les contenus bruts destructurants dont je désirai faire part. Cela est donc passé par le détour de modèles physiques et mathématiques que je tentais de lier à différentes orientations métapsychologiques.

La fractalisation , c’est ce qui demeure de répétition, de très sensiblement variable, d’un processus psychique (inter ou intra) à l’autre (selon le postulat de l’invariance d’échelle). Néanmoins le sujet n’est pas réductible à ces différents noyaux durs qui se transmettent de génération en génération (fractalisation verticale). Autour de ces processus, dans lesquels opèrent des attracteurs psychiques (internes ou externes), demeurent des zones aléatoires. La fractalisation horizontale, marquée pour son compte par l’effet de l’intersubjectivité sur l’intrasubjectivité, ouvre sur une prime de complexification, d’ indétermination. Reste que le processus étant fractalisé, le noyau dur est à détecter. Cette indétermination dans des zones à déterminer renvoie à ce que les physiciens ont nommé le chaos déterministe . S et G. Pragier (1990) ont repris à ce sujet la notion mathématique « d’ordre par fluctuation » au sein de laquelle la complexification est liée au fait qu’une somme d’éléments donne autre chose, un autre produit que les caractéristiques propres à chacune de ses parties. L’ordre est là mais il fluctue. R. Kaës a sur ce sujet suffisamment montré, dans ses études sur les groupes, que chaque individu ne préexiste pas au produit de ce qu’il génère dés lors qu’il se lie à un autre ou à « plus d’un autre ». En astrophysique, dans le champ des attracteurs étranges (intervenant dans le champ de ce chaos déterministe), cela renvoie à un graphique précis révélant une courbe de points tournant autour d’un axe selon une certaine révolution et produisant une multitude de courbes qui, bien que proches, ne se superposent jamais.

Dans notre pratique ces attracteurs étranges renvoient donc au concept de chaos déterministe. J’ai en cela proposé de reprendre le terme de rapports diastoliques- systoliques pour exprimer ces fluctuations dans un groupe archaïque . Le chaos est initial et opère continuellement a plus ou moins bas bruit, des fragments de sens ne jaillissent qu’ensuite (s’ils jaillissent). Tout comme la courbe formée par les attracteurs étranges, les interprétations sont toujours proches mais ne se superposent jamais points à points. C’est bien entendu grâce à cette prime de nouveauté que le travail avec une population, aussi déficitaire soit-elle, peut toujours trouver de l’intérêt. Rien n’est mécaniquement prévisible malgré les importants phénomènes de répétition.

Néanmoins, ne nous y trompons pas : ces répétions restent toujours à redéfinir et c’est surtout les zones chaotiques qui sont envahissantes dans notre groupe. Dans la trame de notre écrit, nous avons posé le problème de la fractalisation en premier, ce qui au fond, revient en fait à prendre le problème à l’envers, par son aboutissement. Car avec ce type de population, ce sont plus les variables qui sautent aux yeux que les constantes, les invariants. L’idée est que moins les limites psychiques sont constituées et consolidées, plus ces processus sont nombreux et variés, plus les éléments fractalisés sont difficiles à trouver. Le travail thérapeutique est alors pris dans des zones de fortes instabilités. Cela plaide une fois de plus en faveur de la thèse d’une nécessité heuristique : pour chercher il nous faut tout d’abord détecter des processus relativement invariants quitte ensuite à chercher les variables.

Une grande partie de l’aléatoire est donc contenue dans l’intersubjectivité. Toutefois nous ne pouvons postuler son univocité, le seul chaos, dans notre travail psychothérapeutique. A. Green (1990) le disait lors du congrès de Madrid sur les nouvelles métaphores utilisées en psychanalyse : on ne peut pas faire fi du déterminisme (ou du moins d’un minimum de déterminisme) quand on travaille sur les associations libres dans le champ de la métapsychologie freudienne. Si ce déterminisme est si profondément ancré dans les pathologies régressives abordées tout au long de ce travail, à l’inverse, la notion de chaos déterministe circoncit une zone chaotique dans laquelle nous pouvons continuer à progresser à tâtons . Avec des pathologies très régressives, c’est dans cette faible marge que se trouve l’optimisme.

Notre fonction méta doit donc rester aux aguets, tout est potentiellement intéressant, porteur de sens, verbalisable, formulable en mots. Aucun phénomène n’est totalement redondant, il y a toujours moyen de trouver du sens et de complexifier les choses, donner de la vie, lier l’insensé. Se réorganiser, réorganiser l’autre. Faire taire sa propre redondance pour éviter la chronicisation.

Pour en arriver là, je suis passé par plusieurs détours qui comprennent tous des fragments analysés et enrichis de la notion de narcissisme primaire , celle de symbolisation, de l’infrastructure liée aux processus graphiques ainsi que, de façon adjacente mais congruente, du rêve. Le lien, le fil rouge, que j’ai cherché à mettre en place parmi ces divers concepts, passe par la recherche d’un point initial, nodal à cet ensemble. En présence de sujets à pathologies lourdes ou d’œuvres composées par des artistes-peintres, j’ai positionné ce point nodal du côté des liens syncrétiques, du poids physique, de la réalité tangible, du pôle Réel, au sens lacanien, de ce qui peut paraître symbolique. Il s’agit des racines de la transitionnalité, prémisses à l’espace potentiel Winnicottien. Attracteur comme trou noir, force gravitationnelle, agrégats, compactage de matière picturale : autant de blocs denses et opaques auto-représentatifs d’un fonctionnement psychique dans lequel pulsions, psychosomatiques et intersubjectivités s’intriquent sans discrimination en formant le point nodal aux processus graphiques comme aux processus oniriques.

Exploration des zones d’ombre, d’indiscrimination de la pensée... Agrégats de la pensée, avant représentations-choses, peintres de la matière...

Du fait de la polysémie du processus graphique et de la trace qu’il construit, nous avons vu tout au long de ce travail combien cette expérience pouvait être instructive pour le thérapeute autant que symboligène pour son créateur.

Expérience instructive pour le thérapeute car elle dévoile aussi bien chez le sujet une part de sa problématique synchronique (le sujet révélant dans sa trace son vécu pulsionnel par rapport au groupe) qu’une part de sa problématique diachronique (son histoire, son rapport au corps s’y rejouant également).

Expérience symboligène pour son créateur ensuite car, nous l’avons vu, le sujet producteur de traces peut parfois faire resurgir une problématique ancienne et vécue de façon traumatique (agonistique) tout en se régénérant du fait qu’il en devienne maître. Le processus de retournement passif/ actif qui en découle est donc à la base de la symbolisation. M’appuyant sur quelques auteurs et tentant d’établir une synthèse de différentes approches, je me suis ici attaché à sérier et compléter les diverses formes qu revêt cette symbolisation en les rattachant, dans leur mode prévalant d’apparition, aux matériaux utilisés. Toutefois, comme il est courant dans la théorie, si cette sériation est linéaire sur le papier, il n’en va évidemment pas de même dans la pratique. Cela ne représente qu’un support pour penser des processus complexes.

Complétant les hypothèses princeps de B Chouvier, j’ai donc proposé de concevoir la symbolisation élémentielle en peinture comme une constitution préalable de l’enveloppe psychique, lieu de contenance des matières natives en interpénétration propice pour former les représentations. J’ai beaucoup insisté sur le fait que cette forme de symbolisation se manifeste dans le processus graphique par l’utilisation matérielle et sensuelle de la peinture, l’expérience inter et intrasubjective se lie alors à la matière en équation symbolique à déchiffrer par notre fonction méta, « sémaphorisante ».

La symbolisation primaire viendrait ou non la compléter. N’étant pas dans une logique développementale, nous ne pouvons en effet poser les choses en terme de succession temporelle évolutive mais, dans une tension diastolique-systolique, plutôt en terme d’émotionnalité groupale. Toujours est-il que nous retrouvons cette symbolisation primaire dans la création de formes. Pour cela, l’outil paradigmatique est alors plus la mine dure, permettant de laisser une trace par contact, par pénétration sur le support. Ici, la recherche de sensorialité est partiellement dépassée, l’expérience auto-représentative se complexifie du fait de la sortie progressive d’une indifférenciation (vécue ou recherchée de manière défensive) se traduisant sur le papier par un magma.

En ce qui concerne la symbolisation secondaire, elle s’opère quand les mots peuvent se poser sur les traces de façon méta-cognitive. J’ai montré que le travail avec la psychose ne favorisait pas cet accès aux processus auto-méta même si des mots pouvaient être utilisés, la symbolisation secondaire est alors dépassée par une expérience intermédiaire de type hallucinatoire.

Dans une quête de similitudes, ces hypothèses, issues de la cliniques de la psychose, ont été croisées avec des œuvres issues d’artistes-peintres. L’exemple apporté au sujet de De Staël, peintre non figuratif (même s’il n’aimait pas cette étiquette), illustre à mon sens les tentatives de sortie du magma, les tentatives de création d’une enveloppe narcissique plus stable, plus forte, l’adhésion défensive aux éléments « cadrants », à la forteresse, pour éviter la chute. Que ce soit dans sa vie, dans son œuvre ou même, ce qui est intriqué, dans la vision qu’il propose dans son œuvre (lien avec l’enveloppe visuelle), tout semble tendre vers une auto-représentation d’un soi aux limites menacées, risquant la perte d’équilibre, la chute. La question de la fractalisation dans les processus graphiques est ici au premier plan, tout rappelle la carapace autistique, le besoin de se créer une aire de protection. Les agrégats, les conglomérats de matières composites de ses œuvres en témoignent.

Même phénomène pour F. Bacon dans son lien physique et conflictuel avec le tableau, plan vertical à la fois dur et contenant, équation symbolique paradoxale de cette mère à la fois privée des fonctions sensorielles suffisantes pour permettre à l’enfant peintre de se développer harmonieusement et à la fois fétichisée. Dans l’œuvre, certes du figuratif, mais des représentation-choses intermédiaires avec la matière élémentielle, visage coulant, oreille se liquéfiant, personnage- tas de boue aux limites estompées. Ici le côté fétichiste de l’outil peinture est peut-être plus prononcé que chez De Staël. Si pour les deux hommes leur peinture a été vitale, celle de De Staël, « peintre de la matière », me semble plus proche de la zone originaire telle que je me la représente. En amont de ces monographies, le cas initial utilisé est différent, Saint-Geniès est certes un peintre figuratif, cependant il met en avant de façon illustrée la question de l’animé et l’inanimé. Il permet de mieux inscrire le lien terrien aux racines, au magma initial, avec ce désir d’envol. Son aspect parfois surréaliste signe également quelque chose de la rencontre au départ déstructurante avec l’altérité (inquiétante étrangeté).

Une fois ces croisements réalisés, nous pouvions revenir à notre question initiale : comment utiliser les processus graphiques dans un groupe de psychotiques déficitaires et autistes ? Les travaux précédents, avec leur détermination manifeste, nous ont aidé à y voir plus clair et à conserver l’indication groupale.

Détermination manifeste car, comme nous venons de le voir plus haut, la fluctuation reste de mise dans les processus déficitaires. C’est ce que j’ai voulu montrer au travers de la notion d’intersubjectivité primaire issue de ce que j’appelle des groupes archaïques . Celle-ci est à mon sens un développement complémentaire à celles de position glischro-caryque, menant à des relations syncrétiques. Cela représente donc une extension et un enrichissement de ce concept inauguré par J. Bleger. Les notions d’accordage affectif (D. Stern) et de double unaire, narcissique, spéculaire (O. Moyano) s’y associent et le complètent. Elles ont toutes pour points de liaison une phase plus ou moins indifférenciée d’où le bébé, par discriminations successives, sort assez vite mais qui peut faire retour tout au long de l’existence des sujets à pathologies déficitaires.

Les processus graphiques associés à un dispositif spécifique, peuvent permettre respectivement la figuration de ce retour ainsi qu’une manifestation agie, de par le phénomène ectopique, de ces processus archaïques. Figuration par le biais des signifiants formels, inscription par celui de la prise en considération du cadre comme lieu de dépôt.

Le groupe archaïque admet des corrélations de subjectivité particulières à effet quasi physique, les traces et processus graphiques nous aident à concevoir les différents liens entre les sujets du groupe. Porte-inertie (condensant graphiquement l’ensemble des fonctions protectrice, enracinée), porte-émotion (condensant graphiquement l’ensemble rythmes groupaux, des premiers contenants rythmiques), porte-figuration (condensant les parts de figuration graphique envers lesquelles tendent les autres membres du groupe), autant de fonctions qui animent un groupe. La bisexualité psychique (D. Houzel, 2003), celle qui fait se côtoyer des pôles durs et des pôles mous, pôles tendres et des pôles cadrants, est alors diffractée et plus spécifiquement investies et représentée par certains membres du groupe qui s’en font porteur.

Ceci étant, une fois ces quelques ouvertures, ces quelques « découvertes » faites, certaines réponses à nos questions initiales sur la thérapeutique groupale ont trouvé réponses. Maintenant que ce chantier est ouvert, il reste encore beaucoup de travail à faire. Les questions de l’efficacité de ces groupes, de leur caractère, soutien ou transformation en profondeur, se posent. Avec elles jaillissent les interrogations sur une éventuelle trace mnésique de ce qui est travaillé en séance, des effets post-séances de ces traces graphiques en groupe. Que restera-t-il après les séances ? Si nous constatons, au travers des différentes évolutions constatées, certains effets sur les sujets du groupe, comment concevoir et orienter le travail sur le long terme ? Y-a-t-il un réel dépassement ou les phénomènes aléatoires sont-ils trop nombreux ?

Si cette recherche nous a permis de ne pas trop nous perdre dans les méandres tendus par la pensée déficitaire, reste donc encore plusieurs questions quant à nos interventions et leurs effets.