« La nuit, tous les sens sont mobilisés et l’éventail des perceptions des espaces, des objets et des matières s’élargit. » 2 Seul dans sa rue, le flâneur nocturne urbain est alors susceptible d’avoir ce genre de vision ou plutôt de sensation : cette chaussée et ce trottoir, ces deux éléments qui paraissent si semblables, presque conjoints, le sont pourtant si peu. Avec cette acuité particulière qui le caractérise, le piéton qui flâne le soir dans sa ville ressent parfaitement que tout a été fait en fin de compte pour les différencier, les distinguer l’un de l’autre. L’élément le plus symptomatique de cette volonté de distinction tient sans nul doute à leur différence de niveau : dans la rue, le trottoir domine la chaussée de quelques centimètres de part et d’autre de celle-ci... mais en fait, quel est celui qui domine réellement l’autre ?
Il n’y a d’ailleurs pas que la différence de niveau qui les dissocie. Alors que la chaussée est une surface vide d’objets, sur le trottoir une multitude d’obstacles jalonnent l’itinéraire du piéton : ne serait-ce que le mât des lampadaires qui diffusent leur paisible lumière, les innombrables poubelles publiques et privées ou encore ces panneaux porteurs parfois de noms familiers et, plus souvent, de signes incompréhensibles pour les non-initiés. Le flâneur se rappelle à cet instant avoir lu que ces poteaux, avec leur pancarte, « constituent, malgré leur forme rudimentaire, un point fixe auquel on se raccrochera dans la mouvance de la rue. » 3 Mais, en cette nuit, il n’en est rien car il n’est pas question ici de mouvance.
L’inventaire de ce qui parsème son trottoir se poursuit alors au fil de sa marche et de ses pensées. Son attention se fixe alors sur ces barrières qui, sporadiquement, séparent encore davantage le trottoir de la chaussée. Ce soir, il a tendance à les considérer comme de nouveaux obstacles car elles empiètent sur ce qu’il considère à présent comme son espace, son territoire en quelque sorte – c’est d’ailleurs ainsi que des géographes le nommeraient, mais il l’ignore. Cependant, ces barrières n’ont-elles pas une fonction dont il n’a pas ou dont il a perdu conscience, une fonction de protection ? Leur présence n’est-elle pas censée le préserver de quelque chose, d’un éventuel envahissement, d’une possible agression ?
Ces questions semblent éveiller en lui une certaine méfiance, à tel point qu’un doute s’insinue dans son esprit : que sait-il donc vraiment de ce qu’il voit et quelle logique se dissimule derrière ce qui s’offre à son regard ? Il n’avait pas prêté attention jusqu’alors au fait que, de temps en temps, le trottoir s’abaissait quasiment au niveau de la chaussée. A présent, il remarque que cela correspond soit à une interruption, à une ouverture dans les bâtiments, soit au dessin d’une porte accompagnée d’un signe – un cercle barré, croit-il apercevoir – ou d’une inscription – qui indique ici "sortie de véhicules", là "stationnement interdit" mais que le flâneur ne prend pas soin de lire.
Tout en poursuivant sa flânerie, ses yeux sont attirés par des feux tricolores qui, pour d’obscurs et d’invisibles utilisateurs, continuent leur fonctionnement, régulier et mécanique. Rien ne semble devoir troubler l’alternance des couleurs, du rouge au vert en passant par un rapide orange – « un orange vif ! », se dit-il, surpris d’en sourire. Il s’arrête quelques longues secondes devant ce spectacle qu’il juge finalement un brin surréaliste. Puis, un élément du feu, disposé sur le côté du poteau, l’interpelle. Un petit pictogramme représentant un homme et un enfant vient de changer lui aussi de couleur : en passant du rouge au vert, le flâneur sent qu’il lui intime l’ordre de traverser la chaussée, alors qu’en vérité il ne fait que l’autoriser à le faire.
Notre flâneur nocturne décide alors de quitter momentanément son trottoir et c’est à cet instant qu’un étrange phénomène, dont il a à peine conscience, se produit. Alors que rien, aucune modification de son environnement, ne semble devoir justifier cette attitude, il marque d’abord, en une seconde d’hésitation, un imperceptible mouvement d’arrêt. Ensuite il oriente rapidement son regard à gauche et à droite avant de décider d’abandonner son trottoir. Inquiétude ou réflexe ? Toujours est-il qu’il traverse maintenant la chaussée, sans s’attarder. Son pas s’est en effet modifié tant sa présence sur ce terrain lui semble inhabituelle et, pour ainsi dire, peu naturelle. Seules les bandes blanches peintes sur le bitume le rassurent quelque peu, d’ailleurs il ne s’en éloigne pas. Mais ce passage n’est que transitoire. Le flâneur ne manifeste aucune envie de rester sur ce nouveau territoire et, lorsque ses pas retrouvent le trottoir, il reprend son cheminement avec la démarche et la sérénité qui étaient les siennes auparavant.
A présent, il lève davantage la tête, s’éveillant à de nouvelles sensations que lui procurent une meilleure aperception de son environnement. Cette odeur avec laquelle semble jouer le vent, est-ce Feyzin ou bien Rhône Poulenc et ce qu’il a toujours considéré comme un parfum de bonbon à la fraise ? Mais, c’est surtout la géométrie des lieux qui le frappe alors plus particulièrement. La rue dans son intégralité semble en effet être devenue le centre parfait de l’organisation de son espace, commandant par exemple l’alignement des bâtiments. La pureté de cette perspective géométrique a de quoi étonner. Sa ligne de fuite n’est perturbée au loin que par d’autres bâtiments, qui viennent la casser en masquant l’horizon. Il sait que cette rupture est une indication, le signe évident du croisement d’une autre rue à parcourir, mais il n’ira pas si loin. Les bâtiments ne sont pas les seuls éléments du paysage à lui procurer cette impression d’alignement géométrique. Le cas des lampadaires est encore bien plus frappant. Cette enfilade régulière de silhouettes longilignes et arc-boutées en ferait l’armée la mieux ordonnée qui n’ait jamais existé, pense-t-il avant de se rappeler ce qu’en a dit un éminent scientifique : « les premiers éclairages urbains révèlent au corps social que la ville est finalement praticable de nuit, et pas seulement de façon exceptionnelle. » 4 Mais comprend-il mieux alors ce qu’il leur doit en ce moment ? Comprend-il seulement qu’il leur doit ce moment ?
Quelques fenêtres encore allumées viennent compléter ce tableau lumineux. C’est, dans sa rue, les seuls signes de vie qui subsistent et le silence qui y règne ne fait que renforcer cette impression. Enfin le silence, pas tout à fait...
En effet, en tendant l’oreille, il perçoit à présent un lointain ronronnement, à la fois continu et irrégulier, un fond sonore à peine perceptible mais bien réel. Subitement, une variation moins lointaine et plus audible de ce drôle de silence le surprend, variation aussitôt suivie d’une vision furtive dans la rue adjacente. Il s’en trouve comme tiré de sa torpeur, brusquement ramené à une réalité dont il se demande alors comment il lui a été possible de l’ignorer si longtemps : comment en effet a-t-il pu ne pas "la" remarquer, "elle" pourtant si visible ? En fait, de toutes les choses qu’il est parvenu à distinguer jusque là, il comprend que c’est "elle" dont la présence lui semble peut-être la plus naturelle. Est-ce pour cela que cette présence même lui avait échappé ? Ou alors, isolé dans son refuge poétique, ne "la" voyait-il pas parce qu’"elle" n’appartenait plus vraiment à son monde ? Et pourtant, "elle" est omniprésente et si proche de lui, ou plutôt "elles" sont omniprésentes et si proches de lui, dans leur alignement imparfait contre le trottoir des deux côtés de la chaussée. Il n’en ressent pas moins cette omniprésence comme une sorte de paradoxe, en cette nuit où le calme et l’immobilité semblent dominer.
Il focalise désormais son attention sur ce qui lui avait échappé : quels objets singuliers ! Si semblables et en même temps si différents ! Le flâneur saisit immédiatement qu’"elles" sont tout sauf de la matière à l’état brut. Tandis que leur apparence trahit un peu de leur histoire, il voit à certains détails qu’"elles" n’ont vraiment rien d’objets ordinaires et banals : un autocollant, un colifichet, un gadget, un ornement en fourrure ou encore une petite lumière rouge clignotante lui indiquent l’attachement particulier de leurs propriétaires – il ressentirait presque, derrière les volets clos des habitations, leur regard à la fois fier, protecteur et méfiant – à ces objets familiers. Il saisit alors toute l’importance qu’"elles" ont prises dans la vie de ces gens. D’ailleurs, leur nombre ne peut que le conforter dans son analyse : "elles" ne sont pas que dans la rue, qu’"elles" occupent pourtant massivement ; parfois, une porte s’ouvre, découvrant sous un immeuble une impressionnante armée de réserve dont une des recrues s’extirpe pour s’éloigner rapidement avant de laisser le silence reprendre ses droits.
Mais, malgré un calme sonore retrouvé, le flâneur se trouve submergé par de nouveaux doutes lancinants et, pour tout dire, dérangeants : que représente en réalité cette parcelle d’univers urbain où il se considère chez lui ? Ce quartier qui est le sien même s’il n’est pas qu’à lui ? Ces rues où il se sent si à l’aise d’habitude ? Ces lieux qui se sont lentement inscrits en lui à travers toute la palette d’émotions qui leur est attachée ? En son for intérieur, il pense même que ces lieux sont générateurs d’émotions, ce qui d’une certaine façon est incontestable mais qui renvoie à une réalité nettement plus complexe. En fait, sa sensibilité à leur égard et les émotions qu’ils lui procurent peuvent se révéler extrêmement variables : la palette peut s’étendre d’une indifférence mêlant habitude et connaissance de l’endroit, à un profond et inconscient sentiment de sécurité, en passant par une plus rare sensation de plénitude lorsque, la conscience et les sens en éveil, il prend un peu comme ce soir plaisir à s’insinuer dans les recoins et fissures qu’il n’a pas encore discerné ou exploré. Ce territoire, puisque c’est de cela dont il s’agit, il se l’est forgé au fil du temps, de ses ballades et de ses déplacements, à travers ses multiples expériences perceptives et émotives. Bref, il se l’est lentement et progressivement approprié.
Pourtant "celles" dont il a ce soir perçu la présence avec une acuité toute particulière, "celles-ci" dont la veille inhumaine ou le passage éclair mais plein d’assurance leur confèrent un rapport aux lieux étonnamment fort et prégnant, "celles-là" enfin qui s’imposent à lui et à ce qu’il croit être son territoire par leur multitude silencieuse ou vrombissante autant que par ce qu’a d’invisible leur omniprésence, n’ont-"elles" pas réussi à s’approprier ce territoire avec davantage d’intensité et de force ? Ces rues, ces lieux, qui étaient ceux de sa vie quotidienne, ne sont-ils pas devenus avant tout leur territoire ? Leur territoire à "elles" ? Son territoire à "elle" ? "Elle" bien sûr, c’est l’automobile !
La flânerie et les réflexions nocturnes de cet homme dans sa cité pourraient avoir pour cadre bien des villes, bien des quartiers et, vu leur nature, elles ne seraient sans doute guère différentes. A vrai dire, ce qu’elles évoquent constitue aujourd’hui une des questions majeures qui agitent, entre autres, les villes des pays occidentaux : il s’agit du rapport que ces villes entretiennent avec un des principaux éléments de leur système de mobilité, la voiture particulière.
F. SEYVOS, "Pourquoi mon cœur est au parking ?", in Lyon ville écrite, Stock, 1997, p.247.
J.M. DELEUIL, Lyon la nuit. Lieux, pratiques et images, Lyon, PUL, 1994, p.144.
P. SANSOT, La poétique de la ville, Paris, Klincksieck, 1971, p.184.
J.M. DELEUIL, op.cit., p.7.