La conquête de l’Ouest

« L’Europe voit en elle un produit d’élite, à produire sur mesure, quand l’Amérique l’intègre dans son projet démocratique et la produit en masse : quinze millions de Ford T, rigoureusement identiques et noires, sortiront des ateliers entre 1908 et 1927. » 17 Faisant fi des critiques qui continuent à s’exprimer à son égard 18 , l’automobile se démocratise et devient progressivement un produit de consommation de masse outre-Atlantique. Sa diffusion se confond alors avec les progrès industriels et technologiques de l’époque. L’organisation de la production, et notamment la parcellisation des tâches et l’organisation scientifique du travail, permettent des gains de productivité qui se répercutent sur les prix de vente mais également sur le niveau des salaires, la conjonction de ces deux facteurs favorisant entre autres la diffusion des fameuses Ford T.

Dès cette première déferlante, l’influence de ce moyen de transport sur l’organisation de l’espace constitue un fait marquant. Les équipements urbains s’adaptent à cette nouvelle venue : « dès les années vingt naissent en Californie les drive-in-markets » 19 , suivis du drive-in-theater, du drive-in-bank et même du drive-in-church. On commence à rechercher les formes urbaines qui permettront à l’automobile d’accéder à toutes les activités proposées par la ville. Cette dernière va ensuite s’adapter plus fortement, pour offrir à la voiture tout ce dont elle a besoin pour s’assurer une utilisation maximale. Car, plus que tout, l’automobile est devenue aux Etats-Unis le symbole de la liberté individuelle et, à ce titre, elle va prendre la place qui lui revient dans les organisations spatiales et pas uniquement urbaines. Au contraire, « née en ville où elle rencontre un milieu favorable à ses premiers tours de roue, l’automobile se diffuse bien vite dans les campagnes. » 20 Conceived as a farmer car, la Ford T est d’ailleurs dotée d’une garde au sol qui rend plus aisée la conduite sur des routes de campagnes non pavées. En fait, « l’automobile transforme la campagne avant de transformer la ville » 21 et devient, aux Etats-Unis, un instrument de désenclavement et finalement d’urbanisation du mode de vie rural. Pour cela, la liaison entre les deux espaces est essentielle, révélant au passage son caractère structurant des décisions publiques : « dès 1916, le président Wilson signe le Federal Aid Road Act (un gigantesque programme de construction de routes) » 22 , tant l’importance quantitative et qualitative du réseau routier s’affirme comme un facteur primordial dans l’utilisation et la diffusion de ce moyen de transport. Dans le même temps, la détérioration du réseau routier européen et notamment français après la guerre de 1914-1918 contribue à accentuer le retard de ces pays en matière d’équipement automobile.

A cette diffusion précoce va néanmoins succéder, dans les années 20, une première stagnation du marché outre-atlantique. La partie de la population qui ne possède pas de voiture ne cesse en effet de diminuer et tout indique qu’on est passé assez rapidement d’un excédent de demande à un excédent de capacité. Alors que Ford estimait initialement que, dans le contexte technologique de l’époque, l’automobile ne pouvait être qu’un véhicule sans diversité 23 , « le problème devenait maintenant de stimuler la demande de remplacement des véhicules en offrant une qualité et une diversité accrues. » 24 C’est General Motors et Alfred Sloan, le nouveau président de son conseil d’administration, qui vont réaliser cette seconde révolution de l’industrie automobile. Ce que l’on a appelé le "sloanisme" se présente « comme une politique de modèles bien particulière ayant pour fondement une adaptation précise à la demande, en même temps qu’une obsolescence planifiée des produits. » 25 On assiste à l’invention de la politique de gammes, destinée à satisfaire les besoins de différenciation sociale et de renouvellement rapide des modèles. Pour cela, la firme américaine s’inspire de la mode parisienne et organise dès 1923 la présentation de modèles annuels : pour la première fois, l’automobile fait salon et « on est passé d’un marché de masse à un marché de masse et de classe à la fois. » 26

Toutefois, « alors que l’industrie automobile vendait déjà, juste avant la crise de 1929, près de 5 millions de voitures par an, les urbanistes, selon [Mark] Foster, "n’avaient qu’une faible conscience, soit de l’avenir précaire du tramway, soit de l’ensemble des implications du triomphe de l’automobile sur le développement urbain futur". » 27 Or ces implications vont se révéler considérables.

Juste avant la seconde guerre mondiale, c’est l’Europe, qui s’était jusqu’à présent limitée à la production de véhicules en série pour une clientèle aisée, qui découvre « deux moyens pour l’automobile de poursuivre une forte croissance : les voitures populaires et les autoroutes. » 28 En fait, la diffusion originelle de l’automobile aux masses nécessitait que les clivages sociaux s’estompent quelque peu. Or, jusqu’à présent, le capitalisme européen, enfermé dans les contradictions de classe et dans ses privilèges de castes, n’avait pu basculer dans une idéologie consumériste à l’américaine. En outre, la structure héritée des villes européennes n’était pas réellement porteuse d’un impératif de substitution aux transports en commun et donc d’une demande en moyens de transports individuels. Au contraire, « dans les années 1920, André Citroën offrait gracieusement des plaques indicatrices et des guides facilitant la traversée des villes. En effet, estimait-il, les villes sont des gouffres de temps perdu, car "tout conspire à embarrasser l’automobiliste et à lui faire perdre son chemin" (Mondine et Smith, 1991). » 29

Cependant, la greffe spatiale n’allait pas tarder à prendre : en France, « le plan Prost (1934) fut le premier à prôner l’élargissement des grands axes et la réalisation de cinq "autostrades" 30 radiales, reliées à l’extérieur par une grande rocade. Par la suite, tous les grands plans d’urbanisme ont d’abord été des plans autoroutiers. » 31

Notes
17.

J.P. ORFEUIL, Je suis l’automobile, Editions de l’Aube, Collection Mondes en Cours, 1994, p.8.

18.

Le film d’Orson Welles, The magnificient Amberson (La splendeur des Amberson), évoquant l’ascension des automobiles Morgan à Midland dans le Michigan à la fin du XIXe siècle, restitue parfaitement l’atmosphère délétère qui accompagne les premiers tours de roue de l’automobile. Dans une scène du film, l’industriel Morgan lui-même s’interroge : « l’automobile marquera peut-être une décadence... qu’ajouteront-elles à la beauté, à l’âme ? Rien, mais elles sont là. Elle transformeront nos vies, modifieront la guerre comme la paix, l’esprit humain changera à certains égards... peut-être mieux aurait valu ne pas les inventer. »

19.

J.P. ORFEUIL, 1994, op.cit., p.9.

20.

G. DUPUY, 1996, op.cit., p.375.

21.

ibid.

22.

J.P. ORFEUIL, 1994, op.cit., p.9.

23.

Le slogan qui avait accompagné la mise sur le marché de la Ford T, la Tin Lizzie, est à cet égard fameux : any customer can have a car painted any colour he wants, so long as it is black.

24.

M. FRYBOURG, R. PRUD’HOMME, op.cit., p.20.

25.

ibid., p.23.

26.

G. DUPUY, 1995, op.cit., p.38.

27.

G. DUPUY, L’urbanisme des réseaux, Paris, Armand Colin, 1991, p.21.

28.

M. FRYBOURG, R. PRUD’HOMME, op.cit., p.25.

29.

G. DUPUY, 1995, op.cit., p.45.

30.

de l’italien autostrada, la première autoroute ayant été réalisée en 1924 entre Milan et Varèse.

31.

P. MERLIN, 1992, op.cit., p.8.