Car, bien davantage que ce qui avait prévalu aux Etats-Unis durant l’entre-deux-guerres, l’assimilation de l’automobile dans des villes européennes aux prises avec un mouvement de motorisation puissant et rapide pose problème. Etant donné l’importance des structures spatiales héritées et la densité générale qui les caractérisent, la diffusion de ce moyen de transport dans la société constitue un facteur de bouleversement considérable.
Alors que les économies de plusieurs pays en font une de leurs priorités industrielles et que les territoires nationaux voient leur réseau routier se rénover et se développer, les villes européennes sont très rapidement confrontées au revers de la médaille de l’automobile de masse. Jacqueline Beaujeu-Garnier et Georges Chabot, dans leur Traité de géographie urbaine, constatent ainsi, au début des années 60, que « l’essor des transports urbains a bouleversé les conditions d’existence dans les villes. » 39 Plus que le mode de transport en lui-même, c’est l’organisation spatiale qui est alors mise en cause. Il est en fait implicitement question de l’accessibilité aux zones de concentration urbaine et des conditions de circulation qu’elles offrent. « La ville est un carrefour plus ou moins complexe et les difficultés d’accès sont parfois dramatiques : on peut la comparer à un cœur gigantesque se gonflant chaque matin et expulsant chaque soir des flots d’hommes et de véhicules. (...) Les sorties de ville, à l’heure de la fermeture des usines et des bureaux, et les entrées, le matin, ne sont franchissables qu’au prix de longs délais ; faire la queue est devenu pour des millions d’hommes sur la terre une obligation bi-quotidienne. » 40 Par rapport à cet état des lieux, d’autres auteurs, comme Jean Gottmann 41 , commencent à relever l’inadaptation à la ville des performances intrinsèques de l’automobile, que ce soit en termes de capacité, de consommation d’espace ou d’énergie.
Il n’en faut guère plus pour redonner corps à la thèse d’un conflit entre la ville et l’automobile. Alfred Sauvy, en économiste qui s’intéresse à l’espace, remarque notamment que, par rapport aux progrès de la voiture, « un facteur bien utile n’a pas suivi à la même allure : l’espace, et surtout l’espace urbain » ; et d’ajouter : « d’où bien des difficultés qui nous tomberont dessus en cours de route. » 42 Ce pronostic se réfère cependant à une image de la ville enfermée dans un périmètre limité, à l’intérieur duquel elle subirait les assauts d’un ennemi extérieur. « Or l’espace urbain n’est nullement resté extérieur au système automobile. Il en fut dès le départ partie intégrante et il a suivi "à toute allure" (pour reprendre les termes mêmes d’Alfred Sauvy) son développement. » 43
Il est alors intéressant de définir ce qu’on peut entendre par système automobile. « Peter Hall désigne par cette expression l’ensemble des éléments qui, avec les véhicules, concourent à assurer régulièrement les déplacements motorisés. Sans les routes, la signalisation, les stations-services ; mais aussi sans les parkings, les garages, l’automobile ne serait qu’un objet inutilisable. Réciproquement, sans circulation automobile, les hypermarchés, les motels, les bases de loisirs resteraient désespérément vides. A cette partie physique du système s’ajoute, tout aussi indispensable bien que moins visible, l’ensemble des règles qui organisent son fonctionnement : le Code de la route (Courty, 1990), les règles de compensation entre assurances, les formes de crédit à l’achat d’automobiles, les règles du marché de l’occasion… » 44 Une telle approche implique entre autres la reconnaissance des transformations urbaines liées au succès de la voiture particulière. Car « l’automobile, comme d’ailleurs les autres moyens de transport de masse qui l’ont précédée, ne sert pas seulement à déplacer des personnes. C’est aussi et surtout le moyen de remodeler les espaces, de déplacer des lieux de résidence, des lieux d’emploi, des lieux d’activité, de loisirs, etc. » 45
Cependant, ce remodelage est loin de procéder de dynamiques spontanées ou automatiques et, en la matière, le rôle des pouvoirs publics semble d’autant plus déterminant qu’il est question d’intervenir sur des structures spatiales héritées, chargées d’histoire et de mémoire. A l’orée des années 60, c’est donc à un choix cornélien que se trouvent confrontés les espaces des villes européennes : soit accepter le risque d’une perte d’attractivité du fait d’une moindre accessibilité automobile, soit accentuer davantage leur adaptation à la voiture particulière.
J. BEAUJEU-GARNIER, G. CHABOT, Traité de géographie urbaine, Armand Colin, 1963, p.309.
ibid., p.313.
in Megalopolis: The Urbanized Northeastern Seabord of the United States, New York, The Twentieth Century Fund, 1961.
A. SAUVY, op.cit., p.11.
G. DUPUY, 1995, op.cit., p.58.
ibid., p.2.
J.P. ORFEUIL, 1994, op.cit., p.45.