Le rapport Buchanan : l’urbanisme comme voie d’adaptation de la ville à l’automobile ?

A cet égard, 1963 est une année importante de l’histoire commune de la ville et de l’automobile, dans la mesure où elle est l’année de parution du rapport Buchanan. 46 Commandé en 1961 par le ministre des transports de Grande-Bretagne de l’époque, E. Marples, et placé sous la responsabilité de Colin D. Buchanan, ce rapport cherche à étudier les problèmes posés à long terme par la circulation dans les zones urbaines. Le Groupe Pilote, chargé de tirer de la partie technique du rapport des orientations plus stratégiques, insiste sur le fait que cette recherche « constitue un travail de pionniers aux deux sens du mot. D’une part, il éclaire des terrains inconnus. C’est (...) la première fois qu’on étudie le problème de la circulation urbaine d’une façon à la fois globale et quantitative. Le rapport associe deux sujets habituellement traités séparément – au moins par l’administration – à savoir : l’Urbanisme et la Circulation. (...) Mais le rapport fait aussi œuvre de pionnier par son caractère exploratoire indiquant des directions de réflexion et de recherche. » 47 En effet, le document cherche moins à donner une ligne directrice aux politiques qu’à explorer, de manière pragmatique et avec un souci de vulgarisation scientifique, l’éventail des choix possibles en leur associant, autant que possible, les moyens d’action adéquats. Pour Colin Buchanan, « il ne saurait être question d’apporter une "solution simple" au problème de la circulation. A la vérité, nous avons pensé qu’il était désirable d’éviter le terme de "solution" : la circulation est en effet moins un problème attendant solution qu’une situation sociale à traiter par des politiques à terme révisables à la lumière des événements. » 48

Compte tenu du contexte de l’époque, le rapport, censé englober l’ensemble des problèmes de circulation dans la ville – d’où le titre anglais Traffic in towns –, glisse vers une approche de l’automobile dans la ville – qui constitue d’ailleurs la traduction française de son titre. Il brosse alors un portrait sans concession de « ce monstre capable de grands ravages » que nos sociétés entretiennent désormais « à grand frais ». Constatant l’aggravation des difficultés de déplacements au sein des villes, il estime que « les encombrements de la circulation compromettent le bien-être des citadins et l’efficacité de leurs activités ». 49 S’il apparaît « que le véhicule à moteur (ou toute machine équivalente) est une heureuse invention dont l’avenir est assuré » et qu’il « existe pour les services qu’il peut rendre une demande potentielle énorme » 50 , force est de reconnaître que la généralisation de son usage s’accompagne d’une kyrielle d’effets négatifs : « encombrements, gêne, difficultés de stationnement, confusion, bruits, accidents ». 51 La conclusion qui en découle est que, « à l’heure actuelle, on n’utilise pas le véhicule à moteur au mieux de ses possibilités, dans les zones urbaines, pour deux raisons : les mauvaises conditions de la circulation et ses conséquences néfastes sur l’environnement et la vie des hommes. » 52

De plus, les perspectives d’avenir ne sont guère encourageantes. Observant que le désir de posséder une automobile est « à la fois répandu et violent », la future « invasion de véhicules » qui s’annonce ne peut que se traduire, si rien n’est fait, par une dégradation continue des conditions de circulation et de vie urbaine. Face à cette évolution probable, les auteurs du rapport estiment que « les petites améliorations apportées à la voirie et destinées à permettre l’écoulement de la circulation n’ont qu’un effet temporaire ». En effet, « l’augmentation du trafic les rend vite caduques ». 53 Chose rare pour l’époque, les membres du groupe pilote admettent alors que « chaque autoroute nouvelle, construite à l’échelle de la circulation existante, paraît appeler un trafic nouveau suffisant à provoquer de nouveaux embouteillages » ; et de conclure, avec une lucidité qui fera souvent défaut aux politiques engagées par la suite : « nous ne pouvons entretenir l’espoir que ceci nous mène très loin vers la solution du problème. » 54

En fait, pour le groupe de travail rassemblé autour de Colin Buchanan, la vérité est ailleurs. Elle tient à des organisations urbaines frappées d’obsolescence par l’avènement de l’automobile et qui exigent un nouvel aménagement du bâti et des voies. Invitant à une nouvelle synthèse des disciplines, ce travail est un des premiers à prendre en compte de manière intégrée les deux termes de la question pour proposer la constitution d’une véritable « architecture de la circulation ».

Pour ces urbanistes, « le conflit ville-circulation découle de la structure de nos villes. La disposition relative des bâtiments et des voies s’oppose fondamentalement à l’automobile. On s’en est aperçu dès l’invention du véhicule à moteur qui a, immédiatement, poussé à modifier la forme des villes, encourageant l’expansion vers l’extérieur et l’étalement de l’urbanisation. Deux raisons à cela : le besoin d’espace pour la circulation et le stationnement des véhicules ; la facilité de déplacement donnée par le véhicule, qui permet (pour prendre un exemple extrême) d’installer une usine dans une zone rurale, sans difficulté sérieuse en matière de recrutement du personnel ou de livraison des marchandises. » 55 Or, le rapport met en garde contre les dangers de l’émiettement spatial – « passé un certain point, la dispersion complique les problèmes de transport en accroissant les distances » – et souligne les vertus de la cohésion – « la concentration de la population rend possible de mettre à sa disposition une grande variété de services, de promouvoir des contacts intéressants. » 56 Il s’inscrit de ce fait dans une stratégie de défense de la ville européenne, mais une stratégie de défense offensive pourrait-on dire, invitant à se tourner « vers les Etats-Unis pour voir ce qui se passe lorsqu’on laisse l’urbanisme à la remorque de l’automobile. » 57

Ayant bénéficié d’une large diffusion en Europe, les préceptes de Colin Buchanan donnent aujourd’hui lieu à des appréciations souvent fort différentes. « Beaucoup considérèrent que le rapport Buchanan donnait le feu vert aux politiques de destruction brutale qui cherchaient à faire passer à tout prix les voitures au milieu des villes. » 58 Pour d’autres on « sait, depuis le rapport Buchanan, qu’il n’y a pas de solution purement automobile dans les grandes villes et dans les villes historiques. » 59 En fait, ses préconisations avaient pour ambition première de poser les termes d’un choix sociétal, qui continuent encore à orienter les débats près de quarante ans après. Ainsi, dans le cas où la collectivité concernée estimerait « que l’ensemble de mesures proposé est réellement trop coûteux et destructeur pour son cadre familier, elle pourra se contenter de mesures moins coûteuses et moins déstabilisantes, à condition d’accepter le principe d’une circulation réduite. Elle pourra même se satisfaire de n’engager aucune dépense, auquel cas, si elle souhaite conserver un environnement acceptable, elle devra se contenter d’une faible circulation. » 60 Ce faisant, Colin Buchanan entendait placer les pouvoirs publics devant leur responsabilité en matière d’adaptation de la ville à l’automobile.

En fait, en proposant un cadre d’action volontariste mais équilibré – notamment inspiré par les expériences menées à l’époque dans certaines villes allemandes et qui avaient fortement impressionné les membres du groupe de travail –, ce rapport affichait une foi indéfectible dans l’urbanisme. Or, « il est vite apparu que le poids des pouvoirs publics dans ce domaine était nettement en deçà de ce que suggérait le texte de Colin Buchanan. L’influence de l’automobile s’est exercée d’une multitude de manières, de façon beaucoup moins contrôlée et organisée par des principes urbanistiques que ne l’imaginait Colin Buchanan. » 61

Notes
46.

Voir en annexe 1 quelques grandes lignes du rapport Buchanan.

47.

C. BUCHANAN et al., op.cit., Rapport du Groupe Pilote, p.1.

48.

C. BUCHANAN et al., op.cit., Rapport du Groupe de Travail, p.8.

49.

C. BUCHANAN et al., op.cit., Rapport du Groupe de Travail, p.7.

50.

ibid., p.191.

51.

ibid., p.9.

52.

ibid., p.192.

53.

C. BUCHANAN et al., op.cit., Rapport du Groupe de Travail, p.7.

54.

ibid., Rapport du Groupe Pilote, p.3.

55.

ibid., Rapport du Groupe de Travail, p.29.

56.

ibid., p.30.

57.

ibid., p.31.

58.

C. WARD, La liberté de circuler. Pour en finir avec le mythe de l’automobile, Atelier de création libertaire, Editions Silence, 1991, p.119.

59.

P. MERLIN, 1992, op.cit., p.4.

60.

C. BUCHANAN et al., cité in C. Ward, op.cit., p.119.

61.

G. DUPUY, 1995, op.cit., p.63.