En vérité, si l’action des pouvoirs publics s’est révélée déterminante, c’est d’abord par les investissements qu’ils ont consentis en matière de construction d’infrastructures de circulation. Cette politique, indispensable au succès de l’automobile, s’est peu à peu intégrée à des organisations socio-spatiales confrontées elles aussi à de profondes mutations. Dès les années 50, les structures urbaines se transforment sous l’effet des forces économiques et sociales qui agitent la société. Entre orientation, détermination et régulation, les pouvoirs publics entretiennent avec cette base socio-économique des rapports complexes. A l’échelle urbaine, ils s’impliquent cependant de plus en plus fortement durant les années 60 et tentent de mettre en place des procédures de planification pour encadrer les politiques locales. 62
Dans cette période de boulimie d’équipement et d’interventionnisme public puissant, les plans routiers sont pléthoriques et, même si les réalisations ne sont pas à la (dé)mesure des projets, les nouvelles infrastructures acquièrent une influence fondamentale dans le développement urbain. Mais l’État et les collectivités locales, s’ils sont influents, sont loin d’être tout-puissants en matière de transformation urbaine. La démocratisation de l’automobile s’opère dans une période de forte croissance des villes et on ne peut qu’être frappé par l’évidence de l’influence réciproque, voire de la profonde symbiose, qui s’exerce entre les deux mouvements. Ces interrelations ne garantissent pas pour autant une absence de difficultés et de conflits. « La croissance spatiale de la ville s’est effectuée grâce aux progrès des transports, mais ce fait même est à l’origine de la baisse continue de l’accessibilité, car d’une part l’inadéquation entre les politiques de logement et les localisations des emplois a conduit à la multiplication des migrations pendulaires et de l’autre la congestion a frappé un centre que l’on voulait toujours plus attractif. » 63
En 1968, dans son essai sur l’automobile, Alfred Sauvy résume – non sans excès – le paradoxe apparent de cette nouvelle organisation urbaine en écrivant : « nous sommes maintenant immobilisés par la mobilité. » 64 Cet aphorisme est un peu à l’image des critiques qui vont s’abattre sur l’automobile lors de la décennie suivante, qui voit se multiplier les "Cassandre". C’est d’abord « la hausse des prix du pétrole, et le spectre de la rareté qui l’[accompagne], qui pour beaucoup [sonnent] le glas de l’automobile. » 65 Mais, d’autres éléments se greffent sur ce facteur conjoncturel et interrogent la société de consommation ainsi que le modèle de développement qu’elle propose. Les constructeurs ne sont d’ailleurs pas les derniers à sentir le danger qui guette leur production. Pierre Dreyfus, Président Directeur Général de la Régie Renault, s’exprime ainsi dans son rapport annuel de 1971 : « il y a tout ce qui, sur le plan psychologique, tout au moins dans certains milieux, tend à remettre en cause l’automobile elle-même, comme symbole de notre civilisation. Il y a les problèmes d’environnement et de sécurité, auxquels il faut sans aucun doute remédier le mieux, le plus rapidement et le plus économiquement possible au prix de lourds efforts intellectuels et financiers. » 66 Pour Barbara Ward, s’exprimant lors de la conférence des Nations Unies sur l’habitat qui se tient en 1976 à Vancouver, « le rêve originel de l’automobile – la liberté de choisir ses heures et sa vitesse – s’est [déjà] dissipé dans les heures d’attente à respirer les gaz d’échappement des autres, dans des embouteillages solidifiés. » 67 Les villes sont les premières concernées par cette montée des préoccupations environnementales, soutenue par un mouvement écologique émergent : en effet, « la concentration des automobiles dans les grandes villes – où le moteur tourne souvent longtemps au ralenti – jointe à la proximité fréquente d’usines et de centrales électriques, donne aux régions urbaines un pourcentage particulièrement élevé de la forte pollution. » 68
Cette contestation urbaine est en fait directement en rapport avec les politiques menées précédemment dans une optique tout-automobile. Dominante, la voiture particulière apparaît menacée, en raison des nuisances attachées à l’importance des espaces qui lui ont été aménagés et aux répercussions de ces derniers sur les autres activités urbaines : « pour les grandes agglomérations, le maillage par un réseau de voies rapides s’était rapidement révélé ruineux et inacceptable pour les riverains ; enfin (...) la détérioration de l’espace bâti devenait préoccupante : le cadre urbain traditionnel semblait condamné, quelles que soient les conséquences sociologiques, et le piéton pourchassé de la ville ». 69 Plus que jamais, les conflits apparaissent inhérents à la présence même de la voiture. « Cette doctrine qui plaide l’antagonisme de l’automobile et de la ville n’a pas la cohérence d’une théorie. Selon les cas, l’accent est placé plutôt sur un aspect que sur un autre, la circulation, la pollution, le gaspillage de l’espace, du temps, de l’argent, les dangers, etc. Néanmoins la doctrine dans ses grandes lignes a été formulée par des personnalités éminentes, telles que Lewis Mumford, Henri Lefebvre, Alfred Sauvy, Jane Jacobs, Ivan Illitch, Jean-Pierre Dupuy et Jean Robert. » 70 La perspective d’une dissolution des villes est agitée, on dresse l’automobile contre la ville 71 , sans percevoir que l’on se réfère souvent en cela « à une image de la ville inadéquate » 72 , mythique, intemporelle. Les jugements moraux ne sont d’ailleurs pas toujours étrangers à cette posture qui amène parfois à considérer que « la remise en question de l’automobile privée est un élément essentiel d’une utilisation plus saine de l’espace et des ressources. » 73 Pour autant, ce mouvement n’est pas exempt de mérites. En amenant à considérer les limites de l’option tout-automobile, que ce soit au niveau technique, économique, social, environnemental ou spatial, ce "retour de bâton" tend à favoriser l’émergence d’une stratégie globale dans laquelle tous les modes de déplacement prennent leur place.
D’après « Ziv et Napoléon, la véritable naissance du "concept" de transports urbains date de la période 1973-1979 ; on entend par là une vision cohérente des déplacements de personnes et de biens à l’intérieur des villes ; "Désormais, il devient difficile de séparer les problèmes des différents modes, les infrastructures et la gestion des réseaux". Cela s’accompagne de l’ouverture du point de vue technique vers les sciences sociales : les objectifs deviennent sociaux, économiques, écologiques ; on cherche à améliorer la qualité de la vie urbaine. » 74
En France, le vote de la Loi d’Orientation Foncière en 1967 s’inscrit dans cette perspective.
C. MONTES, Système de transport et système économique en milieu urbain : réflexions sur l’aménagement de l’agglomération lyonnaise de 1960 à 1992, Thèse pour le Doctorat de Géographie, Aménagement et Urbanisme, Université Lyon 2, 1992, p.29.
A. SAUVY, op.cit., p.224.
M. FRYBOURG, R. PRUD’HOMME, op.cit., p.8.
cité in M. FRYBOURG, R. PRUD’HOMME, op.cit., p.37-38.
B. WARD, L’habitat de l’homme, Editions La Presse, Ottawa, 1976, p.49-50.
ibid., p.55.
M. FRYBOURG, R. PRUD’HOMME, op.cit., p.37.
G. DUPUY, 1995, op.cit., p.45.
L. MUMFORD, "L’automobile contre la ville", in Les cahiers français, n°203, octobre-décembre 1981.
G. DUPUY, 1995, op.cit., p.56.
B. WARD, op.cit., p.138.
C. MONTES, 1992, op.cit., p.44.