0.2. Épistémologie et méthodologie

Pendant longtemps, c’est la rhétorique de l’effet qui a présidé à la réflexion sur les liens entre transport et espace, et donc entre automobile et urbanisation. Pour l’essentiel, cette approche cherchait à introduire les infrastructures dans un schéma causal simple, destiné à en estimer les effets sur le développement économique ou en termes d’évolution spatiale. Ainsi, « la relation entre grande infrastructure de transport et transformations socio-spatiales a été historiquement empruntée à la mécanique ; elle en est restée prisonnière. Et les fondateurs de l’analyse spatiale, comme Von Thünen ou Weber, ont construit davantage une mécanique spatiale fondée sur les coûts de transports qu’une véritable analyse spatiale. » 80 Par son caractère commode et opérationnel, cette formulation a rapidement trouvé un écho favorable dans les milieux techniques et décisionnels et a donné naissance au mythe très répandu d’effet structurant. « Partageant souvent le même credo saint-simonien, hommes politiques et scientifiques voient dans le transport, sinon un gage de progrès, du moins un facteur explicatif des modes d’urbanisation et d’aménagement. Mais l’administration de la preuve a-t-elle été effectuée ? Rien n’est moins sûr. » 81

Devant les lacunes évidentes d’une telle conception et le manque de fiabilité de ces modèles mécanistes, le concept d’effet perd progressivement de son aura. Les chercheurs lui préfèrent des notions de condition permissive, de potentialité ou de facteur déclenchant. Outre le fait de relativiser l’automaticité attachée à l’idée d’effet structurant, ces approches présentent le mérite de ne plus « décontextualiser l’infrastructure de transport des conditions politiques, économiques et sociales qui ont permis sa réalisation et des phénomènes d’appropriation qu’elle entraîne. » 82 Cela a donné lieu à une nouvelle vague de théorisations, qu’elles soient d’inspiration systémique ou plus directement en prise avec le jeu social qui s’exprime dans l’espace.

La rupture la plus évidente avec cette recherche de causalité linéaire réside sans doute dans la proposition d’une congruence entre les mutations urbaines et le développement de l’automobile. Au sens fort, la congruence renvoie à l’idée d’homologie structurale, que Max Weber fut un des premiers à utiliser implicitement. Raymond Boudon en définit ainsi le principe : « un phénomène (…) est "expliqué", non par la mise en évidence d’un faisceau de causes et circonstances historiques, mais par la mise en évidence d’un parallélisme entre deux "structures". » 83 Rapportée par Jean-Marc Offner à l’espace urbain et à l’automobile, cette approche part de l’observation d’une évolution simultanée et concordante pour établir entre les deux parties une relation dépouillée de ses liens de causalité. S’il évite le piège des simplifications excessives inhérentes à la rhétorique de l’effet, ce schéma explicatif extrêmement souple peut néanmoins paraître manquer d’ambition et se révéler relativement pauvre en enseignements. Au fil des relectures, il devient alors utile d’enrichir ce schéma par des compléments sur les choix sociaux qui président à la congruence ou par l’approfondissement d’une vision systémique qui, entre synergies, interdépendances et rétroactions, peut réintroduire des éléments de causalité multilinéaire. 84

L’évaluation du rôle de l’automobile s’est largement complexifiée au fur et à mesure de ces perfectionnements théoriques. Dans le même temps, l’estimation de sa portée s’est étendue. Gabriel Dupuy a été un artisan d’une approche résolument généraliste et interdisciplinaire de la question, désireuse de rompre avec les anathèmes opposant « volontiers les vertus d’une ville idéale aux méfaits d’une automobile envahissante. » 85 Du "parallélisme troublant" qu’il établit entre le mouvement d’urbanisation et de motorisation, il retire un intérêt tout particulier pour les caractères spatiaux de cette urbanisation. Tout en conservant à la voiture particulière son statut premier d’objet social, il considère la façon dont le système automobile – qui permet d’envisager les infrastructures de circulation dans une perspective systémique – s’est progressivement insinué dans les structures, les organisations et les formes urbaines et a ainsi investi des territoires urbains qu’il a contribué à transformer et à intégrer à un cadre élargi.

Le fait d’envisager l’automobile, non par rapport à son pouvoir de déstructuration des formes urbaines héritées mais par rapport à son potentiel de structuration de nouvelles organisations urbaines, est donc relativement récent en Europe. Mais ce moyen de transport et l’ensemble des paramètres de mobilité qui accompagne la généralisation de son usage se retrouvent aujourd'hui au cœur des réflexions urbaines. Que ce soit dans les analyses de François Asher sur la métapole, dans les recherches engagées sur la ville émergente ou encore dans les travaux de Marc Wiel sur la transition urbaine 86 , l’automobile accède au pouvoir de dessiner la ville, une ville d’une nouvelle génération, selon un processus qui dépasse largement la question de l’impact de ses infrastructures de circulation.

Certes la voiture particulière n’est pas le premier instrument de mobilité dont le pouvoir d’orientation sur le développement urbain est ainsi mis en évidence. Néanmoins, sa participation au fonctionnement des organisations socio-spatiales et les évolutions qu’elle a suscitées sont telles qu’à la structuration de la ville par ce moyen de transport répond désormais l’impact des formes urbaines sur le choix modal. Il apparaît par ce biais que la ville peut aussi présider aux destinées de l’automobile et installer une dépendance qui, aux yeux de Peter Newman et Jeffrey Kenworthy notamment 87 , tient avant tout aux configurations spatiales produites.

Entre choix social et contrainte spatiale, la question de l’automobile dans l’espace urbain nous semble finalement se prêter avantageusement à une analyse géographique plaçant le concept de territoire à la convergence de ces deux grandes tendances explicatives.

Notes
80.

F. PLASSARD, "Les effets des infrastructures de transport : modèles et paradigmes", in A. BURMEISTER, G. JOIGNAUX (dir.), Infrastructures de transport et territoires, L’Harmattan, 1997, p.44.

81.

J.M. OFFNER, "Les « effets structurants » du transport : mythe politique, mystification politique", in L’espace géographique, 1993, n°3, p.234.

82.

ibid., p.238.

83.

R. BOUDON, Les méthodes en sociologie, Que sais-je ?, n°1334, Paris, 11e édition, 1998, p.102.

84.

une forme de causalité que l’on peut rapprocher d’une modélisation en arborescence. S’il est d’usage d’expliquer que l’analyse systémique permet de rompre avec l’étude classique de la causalité, qui cherche pour sa part à identifier un amont et un aval – c’est l’instauration d’une telle diachronie qui compromet ensuite l’évocation d’un système –, elle peut également réintroduire la causalité sous la forme d’un circuit brisant la relative simplicité diachronique. Même si c’est un point discuté et qu’il existe par ailleurs une "école" dynamique dans l’analyse des systèmes, on peut également parler de système causal pour indiquer que la dimension synchronique a pris le pas sur la dimension diachronique.

85.

G. DUPUY, L’auto et la ville, Flammarion, 1995a, p.9.

86.

Pour ne retenir que ces trois-là… mais il y en a bien d’autres.

87.

P. NEWMAN, J. KENWORTHY, Sustainability and cities. Overcoming automobile dependence, Island Press, Washington, D.C., Covelo, California, 1999.