0.2.1.1. Les principes d’une approche géographique

Même si elle n’a pas le monopole de cet objet d’étude, la géographie s’est faite une spécialité de décrire, de comprendre, d’expliquer, bref de penser l’espace. Dans les analyses qu’il développe, le géographe doit alors témoigner d’un certain "esprit de l’espace", c’est-à-dire d’une capacité à appréhender les phénomènes dont cet objet d’étude est à la fois la source et le réceptacle.

Par une approche qui se situe à l’interface de la géographie urbaine et de la géographie des transports et qui entend intégrer pleinement espace urbain et automobile, nous exprimons donc non seulement la conviction que mettre au cœur des débats la variable spatiale est essentielle à une bonne compréhension de notre sujet, mais nous considérons également l’espace comme le concept géographique de base qui doit nous aider à lire et à comprendre la ou les logiques des rapports entre la ville et l’automobile. Il apparaît commode, maintenant que cette position suscite de moins en moins de contradictions, de poser comme principe que « les géographes, tous les géographes, entrent dans l’étude des sociétés par l’espace, c’est ce qui fait leur unité et la spécificité de leur démarche ». 88 Au minimum, une démarche auto-référentielle amène à considérer que, quel que soit l’angle d’approche choisi, la réflexion géographique reste intimement liée au maniement du concept d’espace, que cette discipline soit considérée comme « l’étude de l’organisation de l’espace et des pratiques sociales qui en résultent » 89 ou comme « l’étude des productions d’espaces par les sociétés, et donc des répartitions et des différences qu’elles engendrent, comme des localisations qui en découlent. Bien entendu, la Nature est prise en compte, à la fois comme entrée du système qu’elle contribue à informer, mais aussi comme élément du système » 90 mais notre géographie reste d’abord arrimée aux sciences sociales.

« Dans son acception la plus banale, la plus réaliste et la plus concrète, l’espace de la géographie s’identifie à la surface de la Terre ». 91 Néanmoins l’espace géographique n’est pas à notre sens un paramètre purement physique, pas plus qu’il n’est une donnée neutre, qui s’apparenterait à un simple support matériel pour l’affirmation de phénomènes exogènes. Il s’agit d’un espace humanisé, aménagé, structuré, organisé de façon consciente ou non par les sociétés et par leur différentes composantes. L’objet de la géographie à laquelle nous souscrivons n’est alors ni l’homme ni la société, mais l’espace socialisé, c’est à dire l’espace tel qu’il est produit par les sociétés humaines, par leurs groupes, leurs économies, leurs pouvoirs, leurs cultures, leurs techniques... et tel qu’il en est aussi un cadre d’action, une matrice, un moteur.

Par rapport à notre sujet, il apparaît ainsi que « tous ces trajets exprimant la mobilité des individus se comprennent en rapport avec l’organisation sociale et la nature des lieux. En d’autres termes les mouvements pendulaires de travail et les déplacements entre la résidence et les lieux de consommation conduisent à façonner des espaces sociaux. » 92 L’empreinte de l’automobile dans l’espace urbain est à la fois physique et sociale, compte tenu du fait que « la réalisation des actions humaines repose sur la capacité qu’ont les hommes de se déplacer et de déplacer » et qu’à ce titre, « les voies sont les instruments privilégiés de la création de l’espace humain. (...) C’est par les voies que les espaces géographiques prennent corps et forme. » 93 Pour autant, cet instrument de mobilité qu’est l’automobile n’est pas uniquement "consommé" en tant que tel, ce qui fait qu’aucune discipline ne peut se prévaloir d’une analyse totale de cet objet, de ses implications et de sa place dans la société. C’est pourquoi une ouverture pluridisciplinaire nous semble être le gage de notre faculté à saisir au mieux l’ensemble des facteurs qui président au succès de l’automobile dans leur intégralité complexe.

C’est là d’ailleurs une des exigences de la pensée complexe, telle qu’elle est notamment développée par Edgar Morin 94 qui souligne l’intérêt d’un processus dialogique. Cette dialogie procède de démarches transversales, décloisonnées et de l’établissement de relations interdisciplinaires, dont il démontre assez facilement l’utilité : « L’Europe [par exemple] a des fondements historiques, géographiques, culturels, économiques, politiques..., mais aucun n’est suffisant pour identifier cette entité qui existe alors qu’aucune définition n’est possible. » 95 Paul Claval ne dit pas autre chose lorsqu’il rappelle « qu’il n’y a pas de discipline qui soit capable d’appréhender à elle seule toute la complexité du social. Si la géographie implique tout un faisceau de relations privilégiées, c’est qu’une multiplicité de points de vue est nécessaire pour comprendre l’homme dans l’espace – pour comprendre l’homme tout court. » 96 Principal écueil sur le chemin de cette complexité, celui du particularisme qui tendrait à ce que « le mot de complexité ne devienne à la fois l’instrument et le masque de la simplification » 97  ; pour tenter de l’éviter, il convient notamment de ne pas renoncer à comprendre en se contentant de décrire.

Nous aurons donc le souci d’enrichir notre réflexion par des emprunts à l’histoire bien sûr 98 , mais aussi à la sociologie, à l’économie ou encore à la psychologie et d’intégrer ces différents éléments à notre approche géographique. Pour signifier que ce travail reste malgré tout un travail de géographe, sans doute n’est-il pas inutile de rappeler que « toute science, toute discipline, se nourrit des apports des autres, apports de connaissances ou de méthodes » 99  ; et que si un des attributs du géographe, mis notamment en exergue par Pierre George, reste certainement l’esprit de synthèse, la géographie ne nous apparaît pas pour autant comme une science de synthèse dans la mesure où elle existe par elle-même avant d’exister par les autres sciences. Au plus la considérons nous comme une science-carrefour, pour reprendre l’expression de Paul Claval, à condition toutefois de ne pas faire de ce statut l’apanage de la seule géographie. Car, en fin de compte, « toute discipline (…) se trouve plus ou moins au carrefour de plusieurs autres, et développe ses propres excroissances tout en élaborant sa propre synthèse, en fonction de ses interrogations centrales. » 100

Il apparaît alors que ce n’est pas parce que, sur certains points, la question de l’automobile urbaine fait appel à des considérations et à des méthodes empruntées à d’autres disciplines scientifiques qu’elle cesse pour autant de constituer une "aventure géographique".

Notes
88.

F. AURIAC, "Géographies et géographes pour les sciences sociales", in L’espace géographique, 1989, n°2, p.118.

89.

A. BAILLY et al., Les concepts de la géographie humaine, Paris, Masson, 3e édition, 1995, p.21.

90.

O. DOLLFUS, "Du sens et de l’unité de la géographie", in L’espace géographique, 1989, n°2, p.91.

91.

G. DI MEO, Géographie sociale et territoires, Nathan, 1998, p.15.

92.

A. FREMONT, J. CHEVALIER, R. HERIN, J. RENARD, Géographie sociale, Paris, Masson, 1984, p.227.

93.

P. et G. PINCHEMEL, La face de la terre, Paris, Armand Colin, 4e édition, 1995, p.96-100.

94.

cf. E. MORIN, Introduction à la pensée complexe, ESF éditeur, Paris, 1990.

95.

E. MORIN, cité in J. Scheibling, Qu’est-ce que la géographie ?, Paris, Hachette, 1994, p.110.

96.

P. CLAVAL, "La géographie, science carrefour", in Acta Geographica, n°96, 1993/IV, p.14.

97.

E. MORIN, Science avec conscience, Editions du Seuil, 1990, p.328.

98.

Géographie et histoire entretiennent en effet des relations privilégiées. Ainsi est-il difficile de faire abstraction de l’épaisseur que donne le temps historique à l’espace. « Toute structure, si perfectionnée soit elle, n’est jamais totalement immobile. L’analyse d’un état n’est jamais que l’analyse d’un instantané. (...) C’est pourquoi toute analyse de géographie sociale doit s’inscrire dans le temps. La géographie n’est que l’histoire immédiate et "l’organisation de l’espace est plus un processus qu’un état" nous rappelle B. Kayser » (in A. FREMONT, J. CHEVALIER, R. HERIN, J. RENARD, op.cit., p.223).

99.

O. DOLLFUS, op.cit., p.91.

100.

F. DURAND-DASTES, "Sur un espace intellectuel", in L’espace géographique, 1989, n°2, p.87.