0.2.1.2. Positionnement et théorie sociale

Pour Guy Di Méo, « la géographie traite des relations triangulaires, complexes, qui se nouent entre les individus, les groupes auxquels ils se rallient et l’espace concret, les milieux dans lesquels ils vivent » 101 Dans ce schéma, l’espace tient de l’œuvre collective, d’une production sociétale, dès lors qu’il est admis que « les faits géographiques que nous étudions ne constituent pas des occurrences indépendantes et auto-déterminées. Ce sont bien au contraire des événements sociaux, inscrits, enracinés, dans la société et dérivant leur logique et leur signification historique des configurations générales de la société dans sa globalité, ce qui revient à dire que l’on ne peut étudier des structures géographiques comme objets d’étude théoriques (même le territoire de notre vie quotidienne), indépendamment d’une théorie plus large de la société. » 102 A ce titre, la posture géographique n’échappe pas aux interrogations transversales à l’ensemble des sciences sociales, notamment celles relatives à l’opposition épistémologique entre réalisme et nominalisme.

Cette opposition fondamentale s’est traduite, parfois de manière très tranchée et caricaturale, dans les développements méthodologiques. Il a vite été d’usage d’opposer une approche individualiste – qui a amené par exemple Friedrich Von Hayek à évoquer la formation d’un ordre social spontané – à une approche holiste – qui, tout en subordonnant les actions individuelles aux structures sociales, a fait la part belle aux surdéterminations économiques et à l’étude des conflits de classe. A n’en pas douter, la réalité est plus complexe que ce que veulent bien en dire ces simplifications excessives. Comment en effet ne pas considérer les hommes dans leur individualité complexe, dans leur subjectivité d’êtres chargés en densité psychologique, au vécu différent et qui n’intègrent pas "l’extérieur" de manière similaire ? De la même manière, comment nier que ces hommes sont avant tout des êtres sociaux – il ne peut y avoir de "je" sans "nous", sans "tu", sans "il" –, qu’ils reçoivent à ce titre une "programmation sociale" et comment tirer un trait sur les déterminismes sociaux et sur l’évidence d’une différenciation entre des groupes sociaux auxquels les individus appartiennent sans doute plus qu’ils ne les intègrent ? Finalement, « nous pensons, comme Bourdieu, que les phénomènes étudiés par les sciences humaines concernent des Hommes bien réels et bien actuels, vivant à une époque et dans une organisation sociale données, lesquelles déterminent leurs comportements. Ces Hommes ne sont ni des objets inertes, ni des sujets purs et transcendantaux, échappant aux lois sociales. Ils forment une réalité complexe, une combinaison inextricable d’objectivité et de subjectivité. » 103 Il ne s’agit pas de tracer, par nécessité, une voie médiane entre ces deux exigences mais bien de les intégrer à un axiome qui ne renonce pas à juger de leur importance respective.

Edgar Morin, s’il reconnaît que la société est certes constituée par les interactions entre les individus qui la composent, observe néanmoins qu’elle ne se résume pas, à l’évidence, à la somme de ces interactions. Aussi peut-on, sans négliger l’"acteur" 104 social et géographique pris dans son individualité, relever l’existence indiscutable d’effets de structure qui se manifestent par des contraintes d’interdépendance auxquelles les individus ne peuvent échapper mais surtout qui s’imposent aux comportements humains avant d’être produits par ceux-ci. Cette approche adhère parallèlement au principe qui stipule que « l’espace a ses lois, qui ne sont évidemment pas indépendantes de l’action humaine, mais ont toutes, au contraire, leur logique sociale » 105  ; rien d’étonnant alors à ce que « l’appréhension de l’organisation spatiale de groupes de plus en plus complexes ne [puisse] se concevoir sans emprunts aux autres sciences sociales. » 106

Nous avons donc choisi, pour étayer notre analyse, d’adopter l’appareil conceptuel développé par Pierre Bourdieu au travers de sa théorie des champs. A nos yeux, cette théorie présente en effet l’immense mérite d’intégrer l’individualisme sociologique dans des analyses d’inspiration structuraliste, révolution invitant à une théorie de la pratique qui échappe aux oppositions intellectuelles traditionnelles. « Renversant du tout au tout l’image que l’on se fait du "structuralisme", conçu comme une forme de "holisme" impliquant l’adhésion à un déterminisme radical, cette vision de l’action restitue aux agents une certaine liberté de jeu, mais sans oublier que les décisions ne sont que des choix entre des possibles définis, dans leurs limites, par la structure du champ et que les actions doivent leur orientation et leur efficacité à la structure des relations objectives entre ceux qui les engagent et ceux qui les subissent. » 107 Bourdieu envisage ainsi la société comme un espace de différenciation – « selon un principe qui n’est autre que la position occupée dans l’espace social » 108 –, dans lequel les rapports de domination sont dissimulés car profondément intériorisés par les individus.

L’habitus, système subjectif de dispositions socialement constituées en fonction de conditions objectives d’existence, souligne l’importance des déterminations collectives et des structures mentales portées par les individus. Ce concept renvoie à l’idée que « le collectif est déposé en chaque individu sous forme de dispositions durables, comme les structures mentales », ou encore sous forme de manières d’être ou de faire qui s’incarnent dans les corps ; ce qui fait que l’individu, corps socialisé, ne s’oppose pas à la société mais constitue au contraire « une de ses formes d’existence. » 109 Fruit d’un apprentissage social laborieux plutôt que d’une détermination mécaniste 110 , l’habitus est un mode d’expression et une forme incorporée d’action des déterminismes sociaux qui structurent la perception et le comportement des agents. « Ces structures de la subjectivité façonnées par le milieu social et territorial (cet ajout n’est pas de Bourdieu) dans lequel évolue l’agent » 111 procèdent d’un processus de transmission d’un capital, qui n’est pas que matériel et économique mais également culturel et social, et dont l’incorporation individuelle est héritée et acquise et non naturelle et innée. En fin de compte, l’habitus ne se soumet pas à ce que Bourdieu considère comme une alternative ruineuse entre individualisme méthodologique et holisme 112  : tout en reconnaissant aux agents une « marge objective de liberté qu’ils peuvent ou non exploiter selon leurs dispositions "subjectives" » 113 , il souligne « le texte non écrit selon lequel s’organisent les actions des agents qui croient inventer chacun leur propre texte » 114  ; c’est ce texte qui les amène, sans qu’ils en aient une claire conscience, à prendre des décisions conformes aux besoins de la structure sociale 115 et qui tend à reproduire des configurations sociales déterminées par une accumulation de capital, dont la multiplicité des formes révèle le caractère profondément conflictuel et segmenté de la société.

Pierre Bourdieu développe alors une conception structuraliste de l’espace social qui laisse cependant de la place au jeu. 116 En effet, le système de dispositions qu’est l’habitus ne se révèle véritablement que dans sa relation spécifique à un champ. Les champs se définissent comme des espaces de jeu à enjeu, des espaces structurés de positions au sein desquels agents et institutions sont en lutte, avec des forces différentes et selon les règles constitutives du champ en question. En étant plus ou moins ajusté au jeu qui s’y déroule, l’habitus détermine non seulement l’inclination des agents à agir, c’est-à-dire à prendre "intérêt" au jeu, mais également leur aptitude à jouer, donc à saisir le sens du jeu et des enjeux. Il influence enfin le jeu des différents joueurs, entendu au sens de stratégie, dans le sens où celui-ci dépend autant de leur jeu au sens de leur donne – ce qui renvoie au volume et à la structure du capital qu’ils détiennent – que du jeu des autres participants.

Permettant de fonder l’analyse des positions en concurrence, le champ est « un microcosme autonome à l’intérieur du macrocosme social. » 117 « Un champ, s’agirait-il du champ scientifique, se définit entre autres choses en définissant des enjeux et des intérêts spécifiques, qui sont irréductibles aux enjeux et aux intérêts propres à d’autres champs (on ne pourra pas faire courir le philosophe avec des enjeux de géographe) et qui ne sont pas perçus de quelqu’un qui n’a pas été construit pour entrer dans ce champ (chaque catégorie d’intérêts implique l’indifférence à d’autres intérêts, d’autres investissements, ainsi voués à être perçus comme absurdes, insensés, ou sublimes, désintéressés). Pour qu’un champ marche, il faut qu’il y ait des enjeux et des gens prêts à jouer le jeu, dotés de l’habitus impliquant la connaissance et la reconnaissance des lois immanentes du jeu, des enjeux, etc. » 118

Tels que les conçoit Bourdieu, les champs, ces petits bouts du monde social animés par leurs propres lois, sont néanmoins soumis à des lois générales et invariantes. Ainsi, tout champ s’affirme à la fois comme un champ de luttes et comme un champ de forces. Il se caractérise par une structure qui reste perpétuellement en jeu, dans la mesure où elle est distributrice de capital : les luttes ont le champ comme enjeu, ou plus précisément le contrôle de la structure de distribution du capital propre à celui-ci ; qu’ils s’évertuent à agir pour la conservation de cette structure – quand elle leur est favorable et qu’ils y occupent une position dominante – ou pour sa subversion – quand elle concourt à les maintenir dans une position de dominés –, les agents cherchent donc à s’approprier les profits spécifiques mis en jeu par l’existence du champ. Dans le même temps, la structure du champ apparaît comme un état du rapport de force entre les agents ou les institutions engagées dans la lutte : elle agit de ce fait comme un système de contraintes sociales qui s’exerce sur les agents en fonction de leur position dans l’espace de jeu, s’imposant à eux et orientant leurs stratégies ultérieures ; elle permet enfin de repérer les agents efficients, ceux à qui la maîtrise d’une part importante du capital confère un pouvoir sur le champ et qui ont assez de poids pour orienter son développement futur. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que « la tendance à la reproduction de la structure [soit] immanente à la structure même du champ » 119 , dès lors que « les forces du champ orientent les dominants vers des stratégies qui ont pour fin de perpétuer ou de redoubler leur domination. C’est ainsi que le capital symbolique dont ils disposent du fait de leur prééminence et aussi de leur ancienneté leur permet de recourir avec succès à des stratégies destinées à intimider leur concurrents, comme celle qui consiste à émettre des signaux visant à les dissuader d’attaquer. » 120 Si bien que « les changements à l’intérieur du champ sont souvent liés à des changements dans les rapports avec l’extérieur du champ. » 121

Cette approche doit nous permettre de souligner l’importance des rapports de force et de pouvoir dont l’automobile est un instrument, tout en soulignant l’importance du jeu entre les agents afin de dénaturaliser les processus de décision et de faire davantage apparaître les stratégies des différents intervenants ainsi que le rôle des politiques. Il est possible de délimiter plusieurs champs particuliers qui s’inscrivent dans notre sujet :

Dans l’esprit de la théorie de Bourdieu, ces différents champs ont vocation à être considérés avant tout comme des champs sociaux, par rapport auxquels il nous appartiendra d’étudier le rôle et l’ampleur des facteurs et des enjeux géographiques. Enfin, il importe de préciser que, même si un certain nombre de ressemblances superficielles peuvent se faire jour entre la théorie des champs et la théorie des systèmes, un champ, contrairement à un système, « n’a pas de parties, de composantes. Chaque sous-champ a sa propre logique, ses règles et ses régularités spécifiques, et chaque étape dans la division d’un champ entraîne un véritable saut qualitatif. » 123

Notes
101.

G. DI MEO, 1998, op.cit., p.268.

102.

DEAR, SCOTT, cités in M. COSINSCHI, J.B. RACINE, "Géographie urbaine", in A. Bailly et al., op.cit., p.110.

103.

G. DI MEO, 1998, op.cit., p.147.

104.

Compte tenu de notre positionnement et de la théorie sociale retenue, nous préférons l’emploi du terme agent à celui d’acteur. Néanmoins nous conserverons parfois ce dernier, lorsque les habitudes et la clarté de l’expression nous sembleront le commander.

105.

R. BRUNET, "L’aveuglante unité de la géographie", in L’espace géographique, 1989, n°2, p.96.

106.

P. CLAVAL, 1993, op.cit., p.5.

107.

P. BOURDIEU, Les structures sociales de l’économie, Éditions du seuil, 2000, p.240.

108.

ibid., p.40.

109.

P. BOURDIEU, Questions de sociologie, Les éditions de minuit, 1980, p.29.

110.

Il reste en effet le produit de l’expérience biographique des individus. Ce qui fait que, comme il n’y a pas deux histoires individuelles identiques, il n’y a pas deux habitus identiques, même s’il n’y en a pas moins des classes d’expériences, donc des classes d’habitus – et donc des habitus de classe, ajoute Bourdieu.

111.

G. DI MEO, 1998, op.cit., p.158.

112.

« La théorie de l’habitus renvoie donc dos à dos deux modèles de l’action opposés. D’un côté, le déterminisme sommaire qui enfermerait nos actions dans le cadre de contraintes imposées ; de l’autre, la fiction d’un individu autonome, libre et rationnel. Chacun de nous est bien le produit de son milieu, prisonnier de routines d’action. Mais nos habitudes et routines fonctionnent comme des programmes, possèdent des capacités créatrices et stratégiques dans un milieu donné » (J.F. DORTIER, "Les idées pures n’existent pas", in Sciences Humaines, numéro spécial Pierre Bourdieu, 2002, p.6).

113.

P. BOURDIEU, 2000, op.cit., p.160.

114.

R. KLEINSCHMAGER, in H. REYMOND, C. CHAUVIN, R. KLEINSCHMAGER, L’espace géographique des villes, Anthropos, Economica, 1998, p.428.

115.

L’habitus génère des actions objectivement organisées comme des stratégies sans être le produit d’une véritable intention stratégique, collectivement orchestrées sans être le produit de l’action organisatrice d’un chef d’orchestre « Figurez-vous deux horloges ou deux montres qui s’accordent parfaitement. Or cela se peut faire de trois manières. La première consiste dans une influence mutuelle ; la deuxième est d’y attacher un ouvrier habile qui les redresse, et les mette d’accord à tous moments ; la troisième est de fabriquer ces deux pendules avec tant d’art et de justesse, qu’on se puisse assurer de leur accord par la suite » (G.W. LEIBNIZ, "Second éclaircissement du système de la communication des substances" (1696), in Œuvres philosophiques, T. II, P. Janet éd., Paris, De Ladrange, 1866, p.548). Cette dernière solution, c’est l’habitus, concept également utilisé par Marcel Mauss et Norbert Elias, loi immanente déposée en chaque agent par la prime éducation et condition, selon Pierre Bourdieu, de la concertation des pratiques et des pratiques de concertation.

116.

En ce sens, il n’est pas si éloigné des positions de Lucien Sfez, considérant que la décision est bel et bien morte en tant que phénomène isolable et qu’elle ne peut être que diluée dans l’ensemble du système social et dans nombre de sous-systèmes en connexion. Cette considération impose néanmoins de se positionner par rapport à des démarches systémiques dont la prospérité actuelle n’est pas sans rapport avec les germes de "pensée complexe" qu’elles ont contribué à semer. A cet égard, nous serions tenté de souscrire à la proposition d’Yves Guermond – estimant que « toute analyse géographique est d’essence systémiste, car elle insiste sur les interactions » (Y. GUERMOND, Analyse de système en géographie, PUL, 1984, p.318) – dans la mesure où elle indique que le raisonnement systémique gagne à être introduit partout, et non pas que tout est dans le système. Car, parallèlement aux avancées dont il est porteur, ce dernier présente à notre sens le désavantage de ne pas assez mettre en relief les options politiques, les stratégies sociales et les rapports de domination qui influent sur les phénomènes et les processus étudiés, pour les confiner dans des schémas et des logiques qui ont parfois du mal à expliquer ce qui tend à échapper au fonctionnement "normal" du système.

117.

P. BOURDIEU, Propos sur le champ politique, Presses Universitaires de Lyon, 2000a, p.21.

118.

P. BOURDIEU, 1980, op.cit., p.113.

119.

P. BOURDIEU, 2000, op.cit., p.238.

120.

ibid., p.248. Précision importante : « pratiquement obscure, parce que située en deçà du dualisme du sujet et de l’objet, de l’activité et de la passivité, des moyens et des fins, du déterminisme et de la liberté, la relation de l’habitus au champ, dans laquelle l’habitus se détermine en déterminant ce qui le détermine, est un calcul sans calculateur, une action intentionnelle sans intention dont on a mainte attestation empirique » (ibid., p.262).

121.

ibid., p.249.

122.

B. JOUVE, A. PURENNE, "Une politique des déplacements urbains en quête d’expertise : les expériences lyonnaises", in B. JOUVE (dir.), F. DI CIOMMO, O. FALTHAUSER, V. KAUFMANN, M. SCHREINER, M. WOLFRAM, Les politiques de déplacements urbains en Europe. L’innovation en question dans cinq villes européennes, L’Harmattan, 2003, p.81.

123.

P. BOURDIEU, L. WACQUANT, Réponses : pour une anthropologie réflexive, Paris, Seuil, 1992, p.80.