Vers une définition du territoire

A l’origine, la notion de territoire relève de la géographie politique et de l’institution, du domaine politico-administratif et juridique. « Selon Littré (1863-1872), le territoire est "l’étendue de terre qui dépend d’un Empire, d’une province, d’une ville, d’une juridiction". Il détermine ainsi une zone de compétence, qualifiée seulement par une superficie, une forme, des limites. » 126 Le territoire n’a pas ici de réelle dimension naturelle, le sol n’étant considéré que comme un simple support. Néanmoins son lien avec le pouvoir et son organisation est déjà mis en avant, dans une acception limitée qui reste cependant encore usitée aujourd'hui – on continue de parler de territoire en référence à un découpage de l’espace selon des principes administratifs ou institutionnels.

Ce n’est qu’à partir des années 1920 que le concept pénètre véritablement la sphère scientifique, grâce à l’utilisation qu’en fait l’éthologie dans l’étude des sociétés animales in vivo. Au départ, son usage se justifie par la nécessité d’illustrer des notions de domination, d’aire d’extension et de limites spatiales mais cet emprunt va nettement enrichir le contenu originel du concept. « C’est bien à la lumière des enseignements de l’éthologie que nous regardons aujourd'hui le territoire de l’Homme comme un espace approprié en fonction d’un jeu d’interactions complexes (…). Ce jeu ne contribue-t-il pas, dans l’espace, par les moyens de la distance, de l’exclusion, de la ségrégation ou de l’intégration, à la régulation des rapports de domination régissant les mondes animal et humain ? » 127 A ce titre, l’apport essentiel des éthologues se mesure moins en termes d’analyse spatiale qu’il ne tient à l’étude de la façon dont l’espace intervient dans les modalités de vie collective des animaux, par l’intermédiaire de phénomènes de perception, de comportement spatial et de marquage territorial. Cette évolution se traduit par la véritable émergence du concept voisin de territorialité qui, de simple qualité juridique, devient système de comportement : il est défini comme « la conduite caractéristique adoptée par un organisme pour prendre possession d’un territoire et le défendre. (...) Selon H. Hediger, la territorialité assure la propagation de l’espèce, en permettant la régulation de la densité démographique. » 128

Depuis une vingtaine d’années, les sciences humaines et sociales se sont réappropriées ces concepts de territoire et de territorialité, en reconnaissant l’existence d’un « lien entre le territoire de l’éthologie, produit par le comportement agressif des animaux délimitant et défendant leur milieu, et le territoire des sociétés humaines résultant du partage politique de l’espace géographique. (…) Cela dit, il ne saurait être question de transférer, tels quels, les enseignements et les méthodes d’une science de la nature dans l’univers des sciences de l’Homme et de la société. » 129 Pour Claude Raffestin, la principale différence tient à ce que la territorialité animale ne prend « pratiquement pas en compte la dimension sémiologique qui s’attache à la classe des instruments », alors que « l’homme est un animal sémiologique dont la territorialité est conditionnée par les langages, les systèmes de signes et les codes ». 130 Roger Brunet estime quant à lui que la territorialité humaine « est le rapport individuel ou collectif à un territoire considéré comme approprié, et non la défense élémentaire de l’espace animal nécessaire à sa survie (car l’identification est apprise par la socialisation, elle relève de la psychologie collective et contribue à fonder l’identité du groupe et ce sont là des principes transposables sur d’autres espaces). » 131 Mais c’est finalement Joël Bonnemaison qui résume sans doute le mieux ce qui, en termes de construction territoriale, fait la singularité humaine au sein du monde animal : « l’homme est un animal économique, social et culturel. (...) Le territoire est lié à l’ethnie et à la culture qui le mettent en forme. Traduit en termes d’espace, le concept de culture renvoie immanquablement à celui de territoire. L’existence de la culture crée en effet le territoire et c’est par le territoire que s’incarne la relation symbolique qui existe entre la culture et l’espace. » 132

Il ne saurait donc être question de procéder à un simple transfert analogique, vers les sociétés humaines, des principes mis en évidence dans la genèse et le fonctionnement du territoire animal, tant « sa dimension vécue et politique (peut-on même employer ces termes ?) reste fruste. Mais derrières ces évidentes limites, l’éthologie fournit sans doute l’archétype essentiel de ce passage fondamental de l’individu au groupe, médiatisé par l’espace, qui fonde le territoire » 133 , un archétype admis mais également largement revisité par des disciplines comme l’anthropologie, la psychologie, la sociologie et bien sûr la géographie, qui ont désormais intégré le territoire à leur boîte à outils conceptuels.

Si ce succès n’aide guère à une définition simple et unique du territoire, il n’en est pas moins possible d’arrêter, pour la géographie, un sens qui nous parait aujourd'hui dominant. Maryvonne Le Berre relève pour ce terme deux acceptions principales : « il contient d’une part l’idée d’autorité s’exerçant sur une surface dont les limites sont reconnues, d’autre part celle d’utilisation et d’aménagement par un groupe social » 134  ; la première est directement héritée de ses origines, la seconde est l’expression de son cheminement scientifique. C’est évidemment cette dernière qui nous intéresse. A son propos, Guy Di Méo retient là encore « deux éléments constitutifs majeurs du concept territorial, sa composante espace social et sa composante espace vécu. » 135 « Dans un sens encore plus général, en paraphrasant quelque peu Pierre Bourdieu, on dira que le territoire résulte d’un double mouvement de socialisation de la spatialité et de spatialisation de la sociabilité (ou de la socialité). » 136 Cette distinction renvoie à une dichotomie qui nous semble absolument fondamentale au niveau de l’explication de la constitution du territoire : si elle s’accorde sur une approche d’un espace socialisé 137 , elle opère une différenciation explicite entre des processus de production et d’appropriation sociales de l’espace.

La propension à faire avant tout du territoire un espace approprié tend néanmoins à privilégier une exploration axée sur les phénomènes de territorialité humaine, définis par Claude Raffestin comme « l’ensemble des relations entretenues par l’homme, en tant qu’il appartient à une société, avec l’extériorité et l’altérité à l’aide de médiateurs ou instruments » 138 Ce type d’approche contribue alors à mettre en avant, selon les propres termes de l’auteur, « "la multidimensionnalité du vécu territorial par les membres d’une collectivité, par les sociétés en général". La territorialité nous renvoie dans le camp du sujet social. (…) La territorialité nous livre les séquences clés de la genèse et des procès territoriaux. (…) Le territoire nous range, en revanche, dans le camp du produit et de l’objet. » 139 Car, « plus que perçu, le territoire est appris par l’individu et construit par des pratiques et des croyances qui sont de nature sociale. » 140 Il est alors bien difficile d’étudier les modalités individuelles d’appropriation de l’espace sans considérer des données se référant à l’exercice d’un pouvoir social sur les configurations spatiales.

Tout groupe humain, pour se maintenir sur un espace, pour se l’approprier, cherche à l’aménager et à y organiser une vie sociale en fonction de modalités et d’ambitions qui lui sont propres. Ainsi, il vise à produire un territoire, doté d’une certaine stabilité dans le temps. A cet égard, « courons le risque de mal distinguer la part de la géographie et la part de l’histoire. Les constructions territoriales sont avant tout du temps consolidé. » 141 Jacques Scheibling parle d’ailleurs à ce propos d’espace historique, estimant que celui-ci « porte un nom : c’est le territoire, un concept qui appartient à la fois à l’histoire et à la géographie parce qu’il se situe au croisement des deux disciplines. » 142 Ce processus social amène in fine à considérer le territoire comme « la portion de la surface terrestre, appropriée par un groupe social pour assurer sa reproduction et la satisfaction de ses besoins vitaux » 143  ; à cette indication près, que l’appropriation n’est ici que la facette la plus immédiatement perceptible, voire le voile, d’un long et patient travail de production, qui fait dire à Roger Brunet qu’en tant qu’œuvre humaine, le territoire constitue « la base géographique de l’existence sociale. Toute société a du territoire, produit du territoire ». 144 On peut d’ailleurs estimer que cette capacité à intervenir sur le milieu, à façonner un territoire et non pas simplement à le marquer, est ce qui spécifie de la manière la plus évidente le rapport à l’espace des sociétés humaines au sein du monde animal, en ajoutant considérablement à la complexité des phénomènes de territorialité.

Il reste à préciser en quoi le territoire ainsi défini peut nous aider à appréhender les questions relatives à l’automobile dans l’espace urbain.

Notes
126.

M. RONCAYOLO, La ville et ses territoires, Editions Gallimard, 1990, p.180.

127.

G. DI MEO, 1998, op.cit., p.48.

128.

E.T. HALL, La dimension cachée, Paris, Editions du Seuil, 1971, Edition originale de 1966, p.22-23.

129.

G. DI MEO, 1998, op.cit., p.42.

130.

C. RAFFESTIN, "Repères pour une théorie de la territorialité humaine", in G. DUPUY et al., Réseaux territoriaux, Paradigme, Caen, 1988, p.265.

131.

R. BRUNET et al., Les mots de la géographie. Dictionnaire critique, Éditions Reclus, La Documentation française, 1993, p.426.

132.

J. BONNEMAISON, "Voyage autour du territoire", in L’espace géographique, n°4, 1981, p.249.

133.

G. DI MEO, 1998, op.cit., p.48.

134.

M. LE BERRE, "Territoires", in A. BAILLY, R. FERRAS, D. PUMAIN (dir.), Encyclopédie de Géographie, Paris, Economica, 1992, p.620.

135.

G. DI MEO, 1998, op.cit., p.37.

136.

ibid., p.278.

137.

Cette conception s’applique en effet également à la composante "espace vécu". Cette notion popularisée par Armand Frémont en 1976 nous fait « aller au-delà du fait spatial pour découvrir le sens des actions humaines, des processus sociaux » (in A. BAILLY, H. BEGUIN, Introduction à la géographie humaine, Paris Milan Barcelone, Masson, 4e édition,1993, p.174.). Quant à la composante "espace social", sa seule dénomination suffit à ne laisser aucune place au doute. « Pour les géographes, l’espace social correspond à l’imbrication des lieux et des rapports sociaux, ce que Armand Frémont appelle "l’ensemble des interrelations sociales spatialisées" (A. Frémont, 1984). S’il lui manque la dimension psychologique et imaginative de l’espace vécu, il revêt, en revanche, beaucoup plus de signification sociale et collective » (in G. DI MEO, 1998, op.cit., p.32).

138.

C. RAFFESTIN, op.cit., p.265.

139.

G. DI MEO, 1998, op.cit., p.275.

140.

M. RONCAYOLO, op.cit., p.189.

141.

ibid., p.20.

142.

J. SCHEIBLING, op.cit., p.141.

143.

M. LE BERRE, op.cit., p.622.

144.

R. BRUNET, Le territoire dans les turbulences, GIP-Reclus, 1990, p.23