Compte tenu de la faculté de ce concept à établir une combinaison complexe des paramètres sociaux et spatiaux, il nous a d’abord semblé que « le territoire permettrait (…) de dépasser un débat ancien qui agita longtemps les cercles de la géographie sociale, celui de l’entrée (en termes de recherche) par le social ou par le spatial. » 145 A travers l’étude de ce que nous identifions comme un processus de territorialisation de l’espace urbain en faveur de l’automobile, il s’agit donc de proposer une vision globale des rapports qui unissent le triptyque société – espace urbain – automobile.
Du point de vue de sa stricte définition, la conceptualisation d’un territoire urbain de l’automobile 146 renvoie à une réalité urbaine qui est celle d’un assemblage d’espaces dévolus à ce moyen de transport et que ce dernier s’est approprié ; dans une perspective dynamique, elle intègre également des espaces dont le bon fonctionnement implique le recours à l’automobile comme une nécessité, au moins à court et moyen termes.
Cette approche prend autant en considération la facette organisationnelle que la facette physique des arrangements territoriaux et contribue à dépasser l’opposition qui perdure parfois entre territoire et mobilité et, plus généralement, entre territoires et réseaux, en raison des difficultés qu’il peut y avoir à appliquer à des objets qui incarnent le mouvement et la liberté de déplacement un concept qui véhicule tant de notions implicites d’ancrage et de stabilité : la contradiction a d’ailleurs pu paraître telle que le terme de territoire circulatoire est apparu, afin de souligner la réalité d’une appropriation des espaces de la circulation 147 ; mais ici, il s’agit aussi de montrer en quoi les espaces du figé, du localisé, cette multitude d’étapes qui jalonnent les parcours de mobilité participent au dessin d’un territoire qui entend associer intimement automobile et espace urbain. Le territoire urbain de l’automobile se présente donc comme une association d’aires et de lieux mis en réseau par des infrastructures qui appartiennent elles aussi à cet ensemble spatial dédié à la voiture particulière.
Comme tout territoire, ce territoire urbain de l’automobile reste « conjointement, le produit d’un processus d’appropriation d’un groupe social et le cadre du fonctionnement de la société. » 148 L’étudier nécessite alors de parvenir à conjuguer ces deux dimensions, celle participant de l’avènement d’une territorialité spécifique qui touche aux utilisations régulières de ce moyen de transport comme celle relevant d’une production sociétale des éléments d’une organisation territoriale éminemment influente. Toutefois, ainsi que nous l’avons précédemment énoncé, ces deux processus ne nous paraissent pas avoir la même importance, le même poids dans la constitution du territoire urbain de l’automobile, à l’image d’ailleurs des catégories d’agent desquelles ils dépendent. En effet, « si tous les individus qui forgent les agrégats sociaux d’aujourd'hui possèdent aussi une compétence territoriale (au même titre que sociale) indéniable, tous ne bénéficient pas du même statut, tous ne détiennent pas le même pouvoir d’opérateur, de créateur territorial. » 149 A ce titre, on peut donc estimer que l’agent qui organise et modèle le territoire de manière privilégiée, c’est la société prise dans toute la complexité des rapports sociaux, des structures économiques et politiques, des instances administratives et institutionnelles et des formes d’expression culturelle qui la caractérise.
« En tant que produit, le territoire est alors une cristallisation spatiale des relations de pouvoirs entre plusieurs acteurs » 150 et tend à projeter dans l’espace les structures spécifiques d’un groupe humain. C’est pourquoi « identifier les territoires revient, pour partie, à décrypter les structures qui les sous-tendent » 151 mais aussi à rendre compte des processus qui les voient émerger. En cela, la théorie des champs nous sera utile, pour débrouiller les modalités du jeu qui président à la constitution du territoire urbain de l’automobile et surtout pour apprécier la façon dont les structures sociales interfèrent dans cette opération. Cependant, afin de mieux saisir le poids particulier des facteurs spatiaux au sein de ce processus territorial, nous avons été amenés à concevoir des outils de compréhension plus spécifiques, distinguant une production dite exogène d’une production que nous qualifierons d’endogène. Le premier outil d’analyse renvoie à un territoire produit pour l’automobile, ou produit-territoire : liée à des interventions sur l’espace résultant de l’action des forces sociales, économiques et institutionnelles, cette production est dite exogène parce qu’elle va chercher les éléments de sa dynamique hors des configurations territoriales existantes. Le second met en évidence un territoire produit par l’automobile, ou territoire auto-produit : nous qualifions cette production d’endogène car elle repose avant tout sur la dynamique interne du système territorialisé de mobilité automobile et sur sa lutte intrinsèque pour sa perpétuation et sa reproduction. Quelque soit ce qui les différencie, ces deux processus demeurent pour autant partie prenante d’une même construction territoriale, de laquelle ils contribuent à donner une image évolutive, complexe mais toujours unifiée.
La thèse que nous développons entend donc expliquer la place et le rôle de l’automobile par la production au sein de l’espace – ou du champ – urbain d’un territoire pour ce moyen de transport. Cette proposition restitue toute l’importance des opérations d’aménagement, du jeu des forces socio-économiques dans les structurations spatiales et plus généralement des entreprises d’objectivation d’un espace urbain que nous pratiquons tous individuellement – ce qu’Angelo Turco nomme « rationalité territorialisante » et qui constitue en fait une des « modalités par lesquelles le corps social vit et se reproduit. » 152 Mais elle contribue également à souligner tout ce que peut avoir d’engageant pour l’avenir un processus qui, en s’inscrivant matériellement dans l’espace, tend par nature à limiter ses possibilités de réversibilité. Elle amène alors à formuler plusieurs hypothèses :
G. DI MEO, 1998, op.cit., p.275.
Dans une approche qui ne se limite pas à l’espace urbain, Gabriel Dupuy utilise la notion de territoires de l’automobile pour étudier le rapport à l’espace des sociétés qui ont fait de la voiture particulière leur principal instrument de mobilité. Il s’agit de mettre en évidence le rôle de ce moyen de transport dans l’évolution des organisations socio-spatiales. Dans la mesure où « les bottes de sept lieues automobiles autorisent des reconstructions territoriales d’une autre ampleur géographique » (in G. DUPUY, 1995, op.cit., 116.), elles accèdent au statut d’agent essentiel de production territoriale. A travers les pratiques territoriales dont elles sont porteuses, elles dessinent de nouvelles territorialités qui marquent une évolution des espaces de vie. Ce que Gabriel Dupuy désigne alors par territoire de l’automobile est l’incarnation de modalités spécifiques d’appropriation de l’espace, qui interagissent avec les mutations touchant aux formes et aux organisations spatiales.
Selon Alain Tarrius, « tout espace est circulatoire, par contre tout espace n’est pas territoire. La notion de territoire circulatoire constate une certaine socialisation des espaces supports aux déplacements » ("Territoires circulatoires et espaces urbains", in Les Annales de la Recherche Urbaine, n°59-60, p.53).
J. SCHEIBLING, op.cit., p.143.
G. DI MEO, 1998, op.cit., p.8.
C. LEFEVRE, B. JOUVE, "Nouveaux acteurs et nouveaux territoires dans les grandes agglomérations européennes : une approche comparative à partir des réseaux lourds de transport collectif", in Annales de Géographie, n°568, novembre-décembre 1992, p.622.
G. DI MEO, 1998, op.cit., p.141.
A. TURCO, Les représentations en acte, cité in G. DI MEO, L'homme, l’espace, la société, Anthropos-Economica, 1991, p.144.