A Lille, la constitution d’une conurbation unique en France

Lille, quant à elle, se distingue nettement de ses deux "consœurs" en étant quasiment assujettie à aucune contrainte de site. Située dans une vaste plaine, sa topographie présente de très faibles dénivellations et les débits des cours d’eau qui la parcourent sont médiocres. Si ces conditions géographiques n’imposent aucune restriction directe et particulière au processus d’urbanisation, elles rendent néanmoins vulnérable l’hydrosystème urbain lillois en limitant les ressources en eau. Cette situation impose alors une attentive protection des zones de champs captants, notamment ceux du sud menacés aujourd’hui par l’urbanisation et les infrastructures de transport.

Outre cette "absence de site", la spécificité lilloise réside dans la structure de son agglomération, unique en France. L’ancienne "Isla", établie dans un bras de la Deûle et dont Louis XIV souhaita que Vauban en fasse "la reine des citadelles", forme aujourd’hui avec deux autres villes, Roubaix et Tourcoing, une aire urbanisée continue. « Du seul point de vue de l’agencement et de la morphologie de l’espace urbanisé, il ne s’agit plus, bien entendu, d’un simple semis urbain dense, jointif, ni d’une agglomération classique rassemblant une banlieue continue autour d’un centre unique, mais d’un assemblage de plusieurs pôles avec un remplissage subordonné, mais incomplet. Un tel mode d’occupation de l’espace, qui implique également un système d’interrelations fonctionnelles étroites entre les principaux pôles correspond à la notion de "conurbation" définie par P. Geddes » 165 . Cette conurbation lilloise, « anomalie unique dans la trame urbaine française » 166 , résulte donc historiquement de la coalescence de trois agglomérations dont les centres originels sont Lille, Roubaix et Tourcoing (figure 4). Si le rapprochement des deux dernières villes s’est opéré en premier, puisque les prémices en sont déjà visibles au début du siècle, la jonction avec le chef-lieu du département du Nord n’a été entérinée qu’en 1968 par l’INSEE, lors du regroupement des deux agglomérations de Lille et de Roubaix-Tourcoing.

Figure 4- La constitution de la conurbation lilloise
Figure 4- La constitution de la conurbation lilloise

Source : Schéma directeur de développement et d’urbanisme de Lille Métropole, 2002

Auparavant néanmoins, une réalisation spectaculaire avait déjà préfiguré cette évolution officialisée à la fin des années 60 : il s’agit du « Grand Boulevard du XXème siècle » inauguré entre Lille, Roubaix et Tourcoing en 1909. En effet, la proximité des trois villes ainsi que la place occupée dans toute la région par l’industrie textile après le développement spectaculaire des filatures au XIXème siècle, a fait naître à la fois un sentiment de complémentarité et des idées d’union. Ces tendances sont parfaitement illustrées par le discours aux accents lyriques d’Eugène Motte, patron d’industries textiles, maire de Roubaix, conseiller général et député du Nord lors de l’inauguration du Grand Boulevard, le 4 décembre 1909 : « l’effort est commencé. Il faudra qu’il se continue. Si, de part et d’autre, on conserve cette ardeur d’entreprise et d’initiative qui nous ont réussi, Lille, Roubaix et Tourcoing se rejoindront, je le souhaite dans une grande étreinte. Les trois villes sont faites pour s’aimer... » 167 Ainsi, dès le début du siècle, l’agglomération des trois villes était déjà évoquée et on insistait sur le rôle que le Grand Boulevard pourrait tenir dans ce processus. Arthur Stoclet, ingénieur en chef du Département du Nord, écrivait d’ailleurs dès 1899 : « la faible distance qui sépare Roubaix de Lille permet d’affirmer que la nouvelle route projetée sera rapidement bâtie sur toute la longueur et formera la rue principale de l’importante agglomération de six à sept cent mille habitants constituée par la réunion des trois villes » 168 . Les faits furent loin de lui donner tort, puisque le boulevard a longtemps constitué un véritable trait d’union entre les villes, notamment en favorisant une urbanisation "en bordure" qui précipita leur jonction.

Néanmoins, cela n’aurait pu être si ce projet d’infrastructure devenu réalité ne s’était pas ensuite inscrit dans un contexte géographique approprié et dans un processus spatial qui allait conforter cette évolution. L’étalement urbain extrêmement rapide des années 50 permit ainsi d’achever quasiment la continuité spatiale entre les agglomérations primitives, et de créer un espace où il est aujourd’hui pratiquement impossible de tracer une limite morphologique entre les banlieues. Mais si, morphologiquement, il est vrai qu’il est « de plus en plus difficile de parler de banlieues roubaisiennes ou lilloises, mais plutôt d’un espace suburbain indifférencié, de banlieues communes de l’agglomération » 169 , nous verrons plus loin que fonctionnellement les choses ne sont pas aussi évidentes.

L’édification volontariste d’une Ville Nouvelle, Villeneuve d’Ascq, décidée en 1966-67 lors de la politique lancée par le Vème Plan et dont la réalisation débuta en 1970 avec la fusion des communes d’Annapes, Flers et Ascq, est enfin venue parachever la conurbation dans la forme que nous lui connaissons aujourd’hui. Sans entrer dans le débat consistant à se demander s’il s’agit là d’une nouvelle banlieue ou du quatrième pôle de l’agglomération, rappelons simplement que l’un des objectifs originels de la Ville Nouvelle était « de parachever l’unification spatiale et surtout fonctionnelle de la Métropole ». Pour autant, Pierre Bruyelle insiste avec raison sur le fait que « la réalisation de la continuité spatiale de la conurbation ne signifie pas que l’espace pluripolaire soit devenu un espace homogène : la conurbation demeure un espace fonctionnellement morcelé où persistent de grandes disparités... » 170

Mais avant de nous intéresser davantage à l’organisation actuelle de nos agglomérations, il apparaît utile de préciser les cadres territoriaux qui délimiteront le champ de notre réflexion et, pour cela, de présenter les différents maillages du territoire existants.

Notes
165.

P. BRUYELLE, L’organisation urbaine de la région Nord-Pas-de-Calais, tome 2, 1981, p.401.

166.

G. PINCHEMEL, 1964, cité in P.Bruyelle, op.cit., p.411.

167.

propos rapportés dans l’article de A. DEMANGEON et A.C. WERQUIN, "Les ingénieurs, l’Etat et les villes : le boulevard du XXe siècle", in Les annales de la recherche urbaine, n°38, p.92.

168.

A. DEMANGEON, A.C. WERQUIN, op.cit., p.92.

169.

P. BRUYELLE, op.cit., p.457.

170.

ibid.