A Lille, la difficile émergence d’une conscience communautaire

Selon Pierre Bruyelle, c’est à Lille que revient "la palme" de la complexité en matière de découpages territoriaux. « Sans doute la distorsion est fréquente dans les grandes agglomérations, entre différentes notions, différents cadres, le cadre de l’agglomération, le cadre politico-administratif, les cadres de l’aménagement. Mais c’est ici que la confusion est la plus grande, que les incertitudes de vocabulaire traduisent une structure urbaine complexe. » 188

Comme Lyon, Lille dispose pourtant d’une structure intercommunale, qui fait partie des quatre communautés urbaines imposées par l’Etat dans sa loi du 31 décembre 1966. Avec ses 87 communes 189 et ses 612 km², la Communauté urbaine de Lille (CUDL) exerce donc a priori les mêmes compétences que le Grand Lyon. Cependant, cette institution a longtemps souffert de son caractère imposé. Certes, ici comme ailleurs, le périmètre de la CUDL n’a pas toujours réussi à éviter les incohérences avec la réalité du territoire urbanisé. Ainsi, alors que la communauté urbaine s’étire sur la rive gauche de la Deule jusqu’à l’orée du Pays Minier, elle exclut les communes de la rive droite pourtant concernées au même titre par des projets inscrits au schéma directeur. En fait, le périmètre de la CUDL s’est plus ou moins adapté aux structures préexistantes, en l’occurrence les syndicats intercommunaux et le projet de création d’un district urbain qui avaient cours avant 1967. Mais, surtout, l’instance communautaire a longtemps peiné à fédérer un espace éclaté, traversé par de fortes hétérogénéités internes et que la ville-centre n’était pas à même de rassembler complètement sous sa coupe. A ce titre, la présence du maire de Lomme, Arthur Notebart, à la tête de la communauté urbaine de 1971 à 1989 n’a pas forcément aidé à l’affirmation d’une identité communautaire. Celui-ci a en effet orienté avant tout son action sur une politique d’équipements, qui s’est développée en profitant des « antagonismes entre les divers secteurs géographiques, en même temps qu’il jouait de l’opposition à la ville principale, Lille, voire de l’opposition aux quatre villes centre. » 190 Sa présidence ne fut donc guère propice à l’affirmation de l’idée de métropole.

Pour cela, il fallu attendre la réaction des « grands maires » 191 , qui porta Pierre Mauroy à la présidence de la CUDL en 1989. Tout en entretenant son entente avec les maires des petites communes, celui-ci favorisa l’émergence d’un consensus et d’un projet métropolitains dans le sillage de la ville-centre. Le leadership de Lille, longtemps contesté, pu alors s’affirmer davantage au profit de l’institution communautaire. Signe du changement opéré, « une nouveauté à caractère symbolique intervient en 1997 : la Communauté urbaine de Lille se rebaptise Lille Métropole Communauté urbaine, à l’image du Grand Lyon. C’est là une reconnaissance du rôle joué par la ville centre dans l’identification de la métropole, et une confirmation de la stratégie de développement métropolitain. » 192 Aux yeux de certains, il apparaît d’ailleurs que les édiles ne pouvaient plus réellement continuer à exprimer leurs défiances à l’égard de l’aventure communautaire, « alors que les enjeux devant lesquels était placée la métropole commençaient à mobiliser les acteurs de la société civile. » 193

Il n’empêche que, durant toute cette période et encore aujourd'hui, l’arrondissement de Lille réussit à préserver son rôle particulier dans le champ urbain local. Comprenant 126 communes sur environ 880 km² (figure 7), ce territoire n’est au départ qu’un cadre administratif qui s’étend sur un espace géographique très divers et partiellement urbain. Néanmoins, le fait que le schéma directeur, « pour des raisons de commodité technocratique et administrative » 194 soit élaboré sur ce périmètre contribue à lui conférer une certaine légitimité. Cette légitimité est accrue par le fait que, contrairement au territoire de la communauté urbaine, ses limites permettent de ne pas laisser certaines zones au sud et à l’ouest à l’écart des plans d’aménagement. Il répond ainsi plus largement à un souci d’élargissement des périmètres de coopération, qui s’appuie également explicitement sur la notion de métropole. En effet, en reconnaissant que « le territoire communal n’est plus pertinent pour l’aménagement » 195 , le nouveau schéma directeur lillois s’envisage résolument comme un schéma métropolitain. Ce faisant, il tend à disputer à la communauté urbaine le statut de métropole, qu’il accole plus volontiers à son périmètre d’études, l’arrondissement. Si les différenciations entre le territoire de planification du schéma directeur et celui opérationnel de la communauté urbaine ne sont pas rares, ce rapport semble revêtir ici un caractère sensiblement plus conflictuel, appuyé sur le fait que ce qui est devenu aujourd'hui Lille Métropole, n’est sans doute pas complètement débarrassé localement de sa "marque de naissance", cette image de technostructure imposée par l’Etat qui lui colle encore à la peau.

Figure 7 - La communauté urbaine et l’arrondissement de Lille
Figure 7 - La communauté urbaine et l’arrondissement de Lille

Source : Schéma directeur de développement et d’urbanisme de Lille Métropole, 2002

Figure 8 - Lille, une métropole transfrontalière
Figure 8 - Lille, une métropole transfrontalière

Source : Schéma directeur de développement et d’urbanisme de Lille Métropole, 2002

Entre la communauté urbaine et l’arrondissement se posent donc toujours à Lille la question de la bonne échelle d’intervention et celle du périmètre qui embrasse le mieux la réalité métropolitaine. Dans une région marquée, du fait de son histoire industrielle, par une urbanisation très développée et une trame urbaine particulièrement serrée – la distance Lille-Valenciennes est ainsi « inférieure à Lyon-Saint-Etienne que l’on s’accorde à présenter comme une même région urbaine ou aire métropolitaine » 196 –, la complexité des découpages territoriaux est encore renforcée par le caractère transfrontalier du processus d’urbanisation. Les rédacteurs du schéma directeur de 2002 considèrent ainsi que la métropole lilloise transfrontalière est déjà une réalité et la définissent comme « un système urbain multipolaire et complexe qui compte environ 1 200 000 habitants en France et 700 000 en Belgique. » 197 Intégrée à une vaste aire urbaine de près de 3 millions d’habitants (figure 8), elle apparaît comme un territoire d’avenir, sur lequel les différentes institutions présentes de part et d’autre de la frontière auront à définir des stratégies communes. Seulement, si l’objectif semble des plus légitimes, il n’est pas sûr qu’il contribue à atténuer la confusion des cadres territoriaux décrite par Pierre Bruyelle et qu’il aide la communauté urbaine à renforcer une légitimité en partie encore en devenir.

Entre Lyon, Lille et Stuttgart, la question du maillage du territoire comporte donc certaines similitudes mais également leur lot de différences (tableau 1). Les principales différences tiennent à la taille de la commune-centre, beaucoup plus vaste à Stuttgart à l’image des structures communales allemandes, et nettement plus faiblement peuplée à Lille. Mais elles tiennent aussi à l’intercommunalité politique en place sur ces trois territoires. Sur ce second point, nos deux villes françaises proposent des profils a priori relativement comparables, puisqu’elles sont toutes deux dotées d’une communauté urbaine qui exerce ses compétences sur des périmètres tout à fait comparables – même si nous avons vu que ces deux institutions n’occupent pas tout à fait la même position dans le champ urbain local. En revanche, la capitale souabe dispose de structures supracommunales qui se sont développées sur des territoires beaucoup plus étendus puisque, à la suite du défunt Nachbarschaftsverband et ses 1.000 km², le Verband Region Stuttgart a désormais la charge de mieux coordonner les politiques locales à une échelle élargie, puisque son périmètre d’intervention s’étend sur près de 3.700 km². Stuttgart est donc à ce jour la seule de nos trois villes à s’être dotée d’une telle instance de coopération métropolitaine qui, avec son parlement élu au suffrage universel direct, est le fruit d’une innovation régionale assez unique, y compris en Allemagne.

Tableau 1- Les principaux découpages territoriaux de nos trois terrains en chiffres (en 1999)
  Commune
Centre
Centre d’agglomération Intercommunalité politique
  Lyon
  Lyon Lyon-Villeurbanne Grand Lyon
Nombre de communes 1 2 55
Population totale 445.452 569.667 1.167.532
Superficie totale (km²) 48 62 487
  Lille
  Lille Lille-Roubaix-Tourcoing Lille Métropole
Nombre de communes 1 3 87
Population totale 184.657 375.181 1.063.498
Superficie totale (km²) 30 58 612
  Stuttgart
  Stuttgart Stuttgart Region Stuttgart
Nombre de communes 1 1 179
Population totale 582.443 582.443 2.613.379
Superficie totale (km²) 207 207 3.662

Mais, si cette question des découpages territoriaux et des périmètres d’action est finalement aussi sensible et stratégique, c’est notamment parce que les mutations auxquelles ont été récemment soumises les organisations urbaines posent la question de la pertinence et de l’efficacité du maillage du territoire. C’est pourquoi nous allons à présent nous intéresser plus précisément aux organisations socio-spatiales de nos trois terrains d’étude et à leur évolution respective.

Notes
188.

P. BRUYELLE, op.cit., p.403.

189.

85 depuis la fusion de Lille avec Hellemmes et Lomme.

190.

D. PARIS, J.F. STEVENS, Lille et sa région urbaine. La bifurcation métropolitaine, L’Harmattan, 2000, p.84.

191.

ceux de Roubaix, Tourcoing, Villeneuve d’Ascq et Lille, ainsi que de Mons-en-Baroeul.

192.

D. PARIS, J.F. STEVENS, op.cit., p.166.

193.

ibid., p.165.

194.

P. BRUYELLE, op.cit., p.414.

195.

Syndicat Mixte pour la Révision du Schéma Directeur de l’Arrondissement de Lille, Avant-projet du schéma directeur de développement et d’urbanisme de la métropole lilloise, Agence de Développement et d’Urbanisme de la Métropole Lilloise, novembre 1993, p.5.

196.

J. LOJKINE, La politique urbaine dans la région lyonnaise. 1945-1972, Mouton, Paris-La-Haye, 1974, p.22. « Bref l’espace est là, ramassé, densément occupé, largement urbanisé, mais pas en continu, plutôt selon une morphologie qui le raccroche à l’ensemble nord européen, dans lequel espaces urbains et espaces agricoles se fondent l’un dans l’autre » (ibid.).

197.

Syndicat Mixte pour la révision du Schéma Directeur de l’Arrondissement de Lille, Schéma Directeur de Développement et d’Urbanisme de la métropole lilloise, Agence de développement et d’urbanisme de la métropole lilloise, 2002, p.34.

198.

La notion de centre d’agglomération revient ici à associer Lyon et Villeurbanne dans l’agglomération lyonnaise, ainsi que Lille, Roubaix et Tourcoing dans l’agglomération lilloise.