Lille et Stuttgart, des centres non abusifs au cœur de deux types différents d’organisation polycentrique

Nos trois terrains présentent des similitudes importantes et nécessaires dans l’intérêt de la comparaison, dans la mesure où ce sont trois capitales régionales, trois agglomérations millionnaires au poids démographique comparable, trois espaces fortement marqués par l’ère industrielle et trois métropoles aux prétentions internationales. Ils se distinguent néanmoins par une diversité de structuration urbaine tout à fait surprenante, dont Lille et Stuttgart sont d’édifiants exemples.

En premier lieu, la capitale du Nord-Pas-de-Calais et celle du Bade-Wurtemberg possèdent toutes deux, par rapport à Lyon, une densité de population relativement faible, mais pour des raisons différentes. Stuttgart, avec près de 600.000 habitants, est une ville très étendue, dont le territoire est loin d’être urbanisé en totalité puisque nous avons vu qu’il était recouvert sur plus de la moitié de sa superficie de forêts, de prés, de champs, de vignobles, de parcs et de jardins. Lille, en revanche, compte une population inférieure à 200.000 habitants ce qui constitue, pour une agglomération millionnaire, un centre au poids démographique extrêmement réduit. A ce titre, on peut donc considérer le centre lillois comme un centre compact mais exigu, qui dispose encore de possibilités de densification importantes ; il suffit d’ailleurs de s’y promener pour se rendre compte de la taille relativement modeste de ses bâtiments.

Figure 14- La population dans la communauté urbaine de Lille en 1999
Figure 14- La population dans la communauté urbaine de Lille en 1999

Il faut alors à la commune de Lille fusionner avec ses villes voisines 204 ou additionner sa population à celle des deux autres centres de la conurbation, Roubaix et Tourcoing, pour se rapprocher des 400.000 habitants, seuil plus conforme au cœur d’une agglomération millionnaire. Elle donne ainsi d’un point de vue démographique l’image que l’on attend d’une conurbation, c’est-à-dire celle d’un espace aux densités étalées, avec des populations davantage réparties dans l’espace et à peine polarisé par trois communes qui assurent une fonction de centralité (figure 14). Cette situation explique que Lille ne soit pas une capitale abusive, alors même que Roubaix et Tourcoing apparaissent parallèlement comme des centres étriqués : l’ensemble urbain associant les deux cités du nord-est de la métropole reste en effet encore marqué par un paysage de banlieue industrielle confuse qui s’impose jusqu’au cœur des villes, en dévoilant un espace peu polarisé, émietté et compact où la continuité entre centres et banlieues est absolue. 205 En outre, les évolutions démographiques n’aident guère à asseoir la domination de ces trois centres sur leur agglomération (tableau 4). Dûrement éprouvés par la dépopulation qui a touché la plupart des villes-centres dans les années 70, Lille, Roubaix et Tourcoing peinent toujours à restaurer leur attractivité résidentielle et leur repopulation encore bien timide reste pour l’heure uniquement alimentée par un solde naturel

Tableau 4 - L’évolution de la population dans l’agglomération lilloise de 1968 à 1999
 
Population sans doubles comptes
1968 1975 1982 1990 1999
Lille 209.232 189.942 168.424 172.142 184.657
Lille-Roubaix-Tourcoing 422.534 401.734 366.934 363.653 375.181
Lille Métropole 1.016.544 1.042.854 1.047.603 1.067.563 1.063.498
Unité Urbaine de Lille 914.864 961.983 963.548 978.794 1.000.900

source : INSEE, RGP

positif. La redistribution spatiale de la fonction résidentielle s’est ainsi largement faite « au profit d’un espace rural périurbain toujours plus éloigné, mais qui jusqu’au début des années 80 reste plutôt circonscrit dans le cadre communautaire. » 206 C’est la raison pour laquelle les autres territoires de l’agglomération affichent des gains de population relativement réguliers (figure 15), dopés il est vrai par l’émergence de la ville nouvelle de Villeneuve d’Ascq.

Figure 15 - Evolution de la population de l’agglomération lilloise selon ses composantes spatiales
Figure 15 - Evolution de la population de l’agglomération lilloise selon ses composantes spatiales

Source : P. JULIEN, INSEE

Malgré une centralité nettement plus affirmée, Stuttgart ne peut non plus être véritablement considérée comme une capitale abusive. Mais ici, cette position est d’abord le fruit d’une volonté de limiter sa domination. L’organisation du territoire allemand est en effet fortement marquée par la recherche d’une équité territoriale censée garantir à tous des chances de développement et par le souci de planifier ce développement en lui fixant des axes qui doivent servir de base à l’aménagement. En matière de développement urbain, cette organisation se traduit par un principe général d’ordonnancement hiérarchique du territoire et des villes. Ce principe est l’expression d’une théorie de l’organisation de l’espace explicite et bien connue des géographes, puisqu’il s’agit du concept d’organisation de l’espace en places centrales de Christaller. Dans le cas de la région de Stuttgart, et plus généralement celui de l’Allemagne du sud qui fut l’espace originel de création et d’application de la théorie de Christaller, ce concept éminemment hiérarchique invite le Land à modérer les penchants hégémoniques de la commune centrale en favorisant l’affirmation de centralités périphériques fortes. D’où cette structuration spécifique de l’agglomération et de la région urbaine, fondée sur un réseau de centres solidaires mais indépendants et sur une organisation polycentrique à tendance christallerienne. La densité de villes de taille intermédiaire, disposées dans l’orbite immédiate de Stuttgart, et celle du semis urbain de villes petites et moyennes, qui s’étale plus largement dans le bassin du Moyen Neckar, témoignent de cette configuration particulière (figure 16). Néanmoins, la dépopulation, dont, à l’image de Lyon et de Lille, Stuttgart a été victime du début des années 70 à la fin des années 80, ne peut être intégralement mise sur le compte de cette politique d’aménagement du territoire destinée à limiter le gigantisme de la ville-centre. Elle procède également des dynamiques contemporaines de desserrement et d’étalement urbain qui ont menacé le développement de l’espace central, avant que ce dernier ne trouve au cours des années 90 les moyens de restaurer une partie de son attractivité résidentielle (tableau 5 et figure 17).

Figure 16 - La population dans la région de Stuttgart en 1999
Figure 16 - La population dans la région de Stuttgart en 1999
Tableau 5- L’évolution de la population dans le Verband Region Stuttgart de 1968 à 1999
 
Population
1968 1975 1982 1990 1999
Stuttgart 617.472 600.421 573.577 579.988 582.443
Verband Region Stuttgart 2.205.691 2.341.099 2.359.389 2.484.360 2.601.109

Source : Landeshauptstadt Stuttgart, Verband Region Stuttgart

Figure 17- L’évolution de la population dans les différents
Figure 17- L’évolution de la population dans les différents Kreis du Verband Region Stuttgart de 1968 à 1999

Source : Land du Bade-Wurtemberg

Economiquement, les deux agglomérations ont également connu des mutations importantes, avec la transition vers une prépondérance du développement tertiaire. Mais, si le recul de l’activité industrielle se révèle indéniable à Stuttgart comme à Lille, il se déroule à un rythme et dans des contextes urbains qui n’ont pas grand chose de comparable.

Dans une région du Moyen Neckar encore fortement industrialisée puisque les emplois tertiaires n’y ont dépassé la barre des 50% que depuis le milieu des années 90 (tableau 6), l’évolution récente a été marquée à la fois par une forte tertiarisation du noyau urbain et par la décentralisation volontaire d’implantations industrielles à destination des communes périphériques. En effet, si la ville-centre se désindustrialise, c’est aussi en raison du départ des usines vers la nébuleuse de centres industriels qui se situent dans la mouvance de Stuttgart. Il faut dire que le moyen Neckar, cœur de la Souabe et véritable "fourmilière industrielle", s’est caractérisé dès l’arrivée des premières industries textiles par une extraordinaire dissémination des activités manufacturières, contribuant dès l’origine à ce que l’industrie imprègne profondément la campagne. La diversité industrielle qui s’est ensuite développée a confirmé cette dispersion géographique, tout en confortant Stuttgart dans son rôle de centre majeur d’impulsion. Elle a également réservé une place de choix à l’industrie automobile, y compris à Stuttgart même où près d’un emploi salarié sur huit était encore lié à l’industrie automobile en 1995, soit quelques 46.000 emplois dont 38.000 pour la seule entreprise Daimler-Benz. Progressivement, la capitale du Bade-Wurtemberg a néanmoins vu sa structure économique se transformer au profit d’un tertiaire de niveau supérieur qui ne le cède désormais plus au secteur secondaire. En s’appuyant sur une base industrelle forte, Stuttgart a permis l’essor des activités tertiaires, si bien que c’est aujourd'hui en matière de services que la ville possède une position dominante sur des périphéries encore majoritairement industrielles. Même si elle tend à perdre des industries et des emplois et si elle reste confrontée à « un vigoureux tropisme [qui] porte les activités majeures vers le sud-ouest de l’agglomération de Stuttgart » 207 tant à l’intérieur qu’à l’extérieur des limites communales, la ville-centre demeure un lieu d’attraction fort pour l’implantation des sièges sociaux et des activités de service. L’évolution contemporaine a donc accru son pouvoir de commandement sur les villes de sa région. Ainsi, à l’image d’ailleurs de « l’Allemagne, où la densité moyenne est élevée, la métropolisation s’opère plus par une dilatation des principales zones urbaines, et par l’intégration des villes périphériques, voire de l’ensemble d’une région, dans le fonctionnement métropolitain (migrations alternantes et relations économiques quotidiennes à l’intérieur d’un même espace métropolitain). La perte éventuelle de population de [la ville centre], interprétée à tort comme le déclin des grandes villes, n’est en rien contraire à la métropolisation, mais exprime plutôt la recomposition fonctionnelle et sociale des espaces métropolitains. » 208

Tableau 6 - L’évolution de l’emploi salarié dans le Verband Region Stuttgart de 1975 à 1999
 
1975 1982 1990 1999
Nombre d’emplois dont tertiaires Nombre d’emplois dont tertiaires Nombre d’emplois dont tertiaires Nombre d’emplois dont tertiaires
Stuttgart 367.863 52,8% 356.666 56% 378.731 58,8% 340.820 66%
Verband Region Stuttgart
939.076

39,4%

976.428

42,4%

1.097.789

44,9%

1.031.449
54,5%

Source : Land du Bade-Wurtemberg

Si l’agglomération lilloise a également connu depuis les années 70 une croissance tertiaire spectaculaire concrétisée aujourd'hui par un niveau de tertiarisation des emplois similaire à celui de Lyon (tableau 7), cette évolution n’obéit pas à la même logique que celle observée à Stuttgart. Dans cette zone d’emploi industriel de forte taille, le phénomène de désindustrialisation s’est exercé de manière violente avec une disparition des emplois à la fois rapide et particulièrement traumatisante pour le tissu économique. Dans de telles circonstances, l’industrie a subitement cessé d’être le moteur principal du développement économique, sans avoir réellement pu contribuer à l’avènement d’un tertiaire de niveau supérieur. La tertiarisation est alors apparue comme une reconversion nécessaire sinon comme l’unique sortie de crise possible. Seulement, ce processus a atteint inégalement l’espace urbain : malgré leurs efforts, certains territoires portent encore aujourd'hui les stigmates du déclin de l’industrie textile et continuent à subir de plein fouet les effets de la crise économique ; tandis que d’autres semblent avoir réussi à tirer leur épingle du jeu même si, comme dans le cas du centre lillois par exemple, c’est parfois au prix d’une diminution quantitative des emplois disponibles. On observe donc une redistribution des logiques spatiales au niveau de l’agglomération : les activités du secteur secondaire réinvestissent rarement les sites de production délaissés par les anciennes activités et participent à l’étalement urbain en s’appuyant sur les nouvelles infrastructures, notamment autoroutières ; quant à la tertiarisation, si elle ne suffit pas à lutter contre le dépérissement de certains centres comme celui de Roubaix, elle contribue à l’évolution actuelle vers une polarisation accrue sur le cœur d’agglomération, dont l’aire d’attraction croît sur un territoire très urbanisé constitué de pôles sous-équipés. Dans ce contexte de crise et de reconversion économiques, Lille a trouvé les moyens d’affirmer plus nettement son leadership métropolitain, en devenant un pôle d’emploi tertiaire et de dynamique régionale, et en marquant à plusieurs titres sa spécificité par rapport aux autres communes de l’agglomération : ainsi, « sa structure sociale est la plus diversifiée, l’ensemble des groupes professionnels est représenté, sans dominante très marquée de l’un ou de l’autre. » 210

Tableau 7 - L’évolution de l’emploi dans la communauté urbaine de Lille de 1990 à 1999
 
1990 1999
Nombre d’emplois dont
tertiaires
Nombre d’emplois dont
tertiaires
Lille 127.735 79,3% 126.705 89,5%
Lille-Roubaix-Tourcoing 208.109 73,9% 200.852 84,2%
Lille Métropole 436.687 70,7% 450.053 78,7%

Source : INSEE, RGP

Compte tenu des problèmes de périmètres et de données mais aussi des spécificités contextuelles propres à toute étude de terrain, la comparaison reste un exercice difficile. De plus, il n’est pas forcément aisé de prendre en compte par exemple le caractère transfrontalier d’une urbanisation – comme à Lille – ou d’harmoniser les sources statistiques entre deux pays – comme avec Stuttgart. Le tableau 8 propose une comparaison démographique de nos trois terrains d’étude appréhendant ces difficultés, sans infirmer les analyses que nous avons faites jusque là des caractéristiques propres à chaque agglomération.

L’ensemble de cette présentation initiale dessine finalement trois organisations urbaines aux caractéristiques comparables mais aux réalités différentes, ainsi que le récapitule le tableau 9 : par rapport à l’agglomération lyonnaise, Stuttgart se distingue par un poids de sa commune-centre particulièrement important, en termes de population comme d’emploi, tandis que Lille se caractérise par une centralité qui demeure moins affirmée ; il apparaît alors que Lyon tente de prolonger les tendances historiques d’un développement radioconcentrique en s’efforçant de préserver un tissu urbain plutôt dense et compact, alors que Lille doit composer avec des densités moindres et plus étalées et que Stuttgart fait montre d’une moindre compacité en raison d’une organisation polynucléaire qui s’évertue toutefois à polariser la croissance urbaine en proposant des formes urbaines denses. Tout en étant toutes trois soumises à une même tendance globale à l’éclatement de l’urbanisation, ces structurations urbaines spécifiques n’impliquent donc pas les mêmes contraintes et les mêmes dynamiques en matière d’organisation des déplacements.

Tableau 8- Une évaluation comparative du poids démographique de Lyon, Lille et Stuttgart en 2000
  Lyon Lille Stuttgart
Ville-centre 450.000 186.000 585.000
Agglomération 1.416.000 1.662.000 1.211.000

Source : Base de données Géopolis

Tableau 9 - Tableau récapitulatif des données urbaines pour Lyon, Lille et Stuttgart en 1999
  Population Emplois
  Nombre d’habitants Densité (hab/km²) Nombre d’emplois dont emplois tertiaires
  Lyon
Centre d’agglomération 569.667 9.131 246.514 86,6%
Intercommunalité politique 1.167.532 2.396 557.486 76,8%
  Lille
Centre d’agglomération 375.181 6.422 200.852 84,2%
Intercommunalité politique 1.091.438 1.785 450.053 78,7%
  Stuttgart
Centre d’agglomération 582.443 2.817 340.820 66%
Intercommunalité politique 2.601.109 715 1.031.449 54,5%

Sources : INSEE, Landeshauptstadt Stuttgart, Verband Region Stuttgart

Notes
204.

ce qu’elle a fait avec les communes associées d’Hellemmes et de Lomme, pour dépasser désormais la barre des 210.000 habitants.

205.

C’est le besoin de main d’œuvre lié à l’industrie textile qui contribua largement au développement urbain, autour de Roubaix notamment. Le territoire se densifie alors progessivement en habitations, les courées, bâties à la hâte et dans un souci de moindre coût sur des terrains enclavés à proximité des usines : si ces courées ne communiquent avec la voie publique que par un simple long et étroit couloir, c’est parce que le front de rue coûte plus cher. Une ville comme Roubaix prit ainsi rapidement l’allure d’une ville-usine, avec une forme d’habitat ouvrier bien spécifique composant des quartiers monotones et désordonnés sans souci d’organisation de la croissance urbaine (des lois sur la construction existaient pourtant mais les maires, appartenant tous au patronat textile, n’en firent que peu usage).

206.

D. PARIS, J.F. STEVENS, op.cit., p.77.

207.

P. RIQUET, "Stuttgart : la qualité de la vie dans une ville industrielle", in Annales de géographie, Numéro spécial "Portraits de villes", 1991, p.84.

208.

F. ASHER, Métapolis ou l’avenir des villes, Editions Odile Jacob, 1995, p.19.

209.

Il s’agit uniquement ici des emplois salariés, qui constituent la principale source d’information statistique disponible et qui représentent généralement plus de 80% des emplois totaux.

210.

F. CUNAT, J.C. PRADEILLES, N. ROUSIER, "De la conurbation industrielle aux conflits de centralité. Réflexion à propos de la métropole lilloise", in DATAR, Commissariat Général au Plan, Métropoles en déséquilibre ?, Agence d’Urbanisme de la COURLY, Economica, Lyon, Paris, 1993, p.375.