Une mobilité urbaine qui paraît plafonner avec des distances parcourues qui augmentent mais sans entraîner à leur suite des temps de trajet qui, eux, restent stables ; la progression de la vitesse, inscrite en filigrane dans cette évocation des tendances contemporaines, s’explique à la fois par des évolutions très favorables aux modes les plus rapides et par des mutations plus profondes dans l’organisation socio-spatiale des configurations urbaines. Ce schéma global n’empêche cependant pas, nous l’avons vu, les particularismes locaux, autant au niveau des pratiques générales de déplacements que des rapports à l’automobile. En effet, si la voiture particulière semble s’affirmer partout comme le moyen de transport dominant, des nuances subsistent : dans une métropole nordiste où l’accès massif à ce mode a été relativement tardif, elle s’avère conquérante tout autant que prééminente ; dans l’agglomération lyonnaise, sa présence demeure, malgré les efforts pour la limiter, dominante et bien ancrée dans les habitudes de déplacements ; enfin, dans la capitale du Bade Wurtemberg, elle tend à se révéler omniprésente et contestée, particulièrement prégnante dans les comportements de mobilité tout en laissant un champ ouvert sur des pratiques alternatives.
Géographiquement, le choix de Lille et de Stuttgart pour mettre en perspective les analyses développées dans l’agglomération lyonnaise offre également des éléments remarquables de diversité, sinon dignes d’une typologie. Concernant la structuration originelle de l’urbanisation, s’il est possible de parler de couronne à Lyon – et même de première couronne, de deuxième couronne... – et si cette notion peut également s’appliquer dans une moindre mesure à Stuttgart où on préférera tout de même celle de centres secondaires – ainsi que le conçoit d’ailleurs la planification allemande –, cela n’est pas le cas pour l’agglomération lilloise dans laquelle la notion de banlieues – lilloise, roubaisienne, tourquennoise... – paraît de prime abord rester la plus valide. Quant au concept de centralité, son contenu nous semble devoir embrasser sur nos trois terrains des réalités différentes : affirmée avec une tendance à un certain éclatement et à l’apparition de nouvelles polarités à Lyon, affirmée au sein d’une structure plus déconcentrée à Stuttgart, plus restreinte et partagée à Lille.
Les questions de délimitation et de découpage de l’espace urbain ne manquent pas non plus d’intérêt. Le dépassement des limites communales et la nécessité d’une intercommunalité politique sont deux soucis qui se rejoignent ici. Pour les deux agglomérations françaises, la solution a pris la forme dès la fin des années 60 d’une communauté urbaine. Mais, malgré les indéniables fonctions décisionnelles et opérationnelles que ces dernières assument aujourd’hui, tout ce qui dépasse la commune ne se fait pas forcément à leur échelle et une partie de la réalité urbaine leur échappe. A Stuttgart, la coopération intercommunale ne semble avoir trouvé que récemment un modus vivendi pertinent et efficace, même s’il doit encore faire ses preuves. Ce nouveau cadre territorial, par ses dimensions, semble vouloir investir un champ urbain beaucoup plus étendu en s’organisant à l’échelle de la région urbaine. Il est vrai que les pratiques de mobilité et leurs implications spatiales n’arrangent rien à la pertinence des découpages existants et concourent souvent, au contraire, à accentuer leur dépassement et à les rendre obsolètes. Or, aujourd’hui, l’organisation des déplacements urbains a sans doute autant besoin d’instances territoriales ad hoc qu’elle doit composer avec l’éparpillement des compétences. En effet, devant les mutations en cours dans le champ urbain et les évolutions à l’œuvre dans le champ des déplacements, « seuls les champs du politique et des organisations administratives ont gardé l’essentiel de leurs découpages traditionnels, comme si les frontières des communes, dessinées à pied, et celles des départements (et par extension des régions), dessinées à cheval, pouvaient organiser la société de l’automobile, des futures "autoroutes technologiques" et de l’avion ! » 224
A vrai dire, nous touchons ici aux rapports profonds qui existent entre la mobilité et l’urbain. A ce propos 225 , il apparaît d’abord que la ville n’a pas été pensée comme fondamentalement affaire de transports mais bien comme ensemble d’activités localisées. Dans cette perspective, les déplacements ne sont que la conséquence de la croissance de cette ville et de la répartition spatiale des activités et des fonctions qui la constituent. Il faut néanmoins se poser la question de ce qui est « spécifiquement urbain » : pour Georges Amar, c’est la rencontre et le type de sociabilité qui y est lié. A ce titre, les déplacements et le mouvement ne sont donc plus uniquement la conséquence, mais l’essence même de l’urbanité : ils deviennent faits urbains, agents essentiels d’urbanité, facteurs principaux de la vie et du tissu urbains, inventeurs de lieux... Les notions mêmes de mobilité et d’activités urbaines se révèlent ainsi intimement imbriquées : entre elles, « il n’y a plus cohabitation mais consubstantialité » 226 .
Dans cette optique, la mobilité est considérée comme une ressource urbaine puisque aucune ville ne saurait fonctionner sans elle. Elle se situe alors au cœur de l’essentiel des mutations socio-spatiales contemporaines touchant aux organisations urbaines. Ainsi, la crise des centres urbains, caractérisé par un « déphasage entre centre géométrique et pôles d’attraction », lui est en partie imputable. La ville fut en effet, dès le XIXe siècle, le terrain d’élection de la dialectique mobilité-centralité, s’ouvrant et attirant tout à la fois. « Le centre s’ancre donc aux lieux les plus accessibles et accentue à son profit la convergence des lignes de trafic (...). Mais ce que l’accessibilité fait, elle peut le défaire quand le centre sature : il est alors dans l’ordre des choses que le pôle attractif se déplace, nomadise. Le bassin de trafics qu’est une agglomération élira ainsi d’autres foyers de convergence, ou plus radicalement se réorganisera selon une structure polynucléaire (en réseau). » 227 Cependant, l’extraversion générale des différentes zones de l’ensemble urbain ou encore la multiplication des nouvelles polarités semblent s’effectuer parallèlement à une mutation de la ville-centre, qui développe de nouvelles stratégies "pour rester dans la course". Ainsi, si la centralité tend à être répartie, il ne faut pas faire l’impasse sur les processus qui assurent la résistance des centres-villes face à l’avènement annoncé d’un espace iso-accessible engendré par le développement de l’automobile. Et ce n’est ici qu’un exemple parmi d’autres des interactions complexes qui se nouent entre dynamiques urbaines et pratiques de mobilité. Comme le souligne très bien Marc Wiel, « les déplacements résultent des caractéristiques de l’agencement urbain (…). [Mais] l’inverse est aussi vrai, c’est-à-dire que l’agencement urbain résulte des "conditions" de la mobilité » 228
Au terme de ces différentes considérations, le choix d’un périmètre d’étude précis, unique et définitif tient donc autant du dilemme cornélien que du choix entre plusieurs alternatives définies en fonction des objectifs scientifiques que nous poursuivons. Notre échelle est certes clairement urbaine mais à quelles limites spatiales cela correspond-il ? Quel périmètre incarne avec la plus grande pertinence cette "urbanité" si difficile à définir et encore plus à délimiter ? Et quelle délimitation nous permettra d’observer convenablement la façon dont l’automobile s’est inscrite dans les organisations urbaines pour en constituer un outil de fonctionnement essentiel ?
Devant l’abîme insondable qui consiste à essayer de faire coïncider les découpages territoriaux et les délimitations du milieu urbain, certains ont proposé des solutions moins rigides : ainsi, « lors du colloque de la Fédération nationale des Agences d’Urbanisme de 1989, les participants insistent sur la notion d’espace flou. "Planifier, ce n’est pas s’enfermer dans une seule échelle géographique" affirme J. Frébault, dans son résumé des travaux » 229 . Christian Montès, qui rapporte ces propos, emprunte dans sa thèse sur les interrelations entre système de transport et système économique en milieu urbain une voie similaire en indiquant qu’il réfléchit sur un espace "flou" ou mieux, variable, même s’il comporte un noyau assez clair. Une telle conception apparaît séduisante alors que nous menons une recherche dynamique sur les effets d’une automobile dont l’argument essentiel est de transcender l’espace par le fait d’un mouvement autonome et supposé libre. Nous retiendrons donc la possibilité de raisonner sur un espace variable, à condition toutefois de définir les principes de chaque découpage. En cela, nous ne chercherons pas à définir l’étendue réelle des territoires de l’automobile.
En revanche, il nous semble primordial de définir les mécanismes qui peuvent faire des espaces urbains le territoire de l’automobile et, compte tenu de cette ambition, le périmètre de l’intercommunalité politique apparaît comme un choix préférentiel auquel nous souscrivons. En effet, les dynamiques contemporaines de répartition des hommes et des activités exigent de considérer le phénomène urbain à une échelle plus vaste, c’est-à-dire à une plus petite échelle en terme géographique : l’agglomération voire l’aire urbaine ou métropolitaine sont ainsi devenues les cadres d’analyse minimum pour saisir les logiques de ces profondes mutations. Dans ces conditions et compte tenu des objectifs de notre étude, l’intercommunalité politique s’impose comme un choix préférentiel, dans la mesure où, outre le fait de constituer une échelle d’observation pratique, elle représente aujourd’hui la principale instance territoriale supracommunale qui intervient dans la définition des politiques locales, en constituant une échelon de décision de plus en plus affirmée et un agent institutionnel au poids croissant dans le champ urbain.
J. VIARD, op.cit., p.36.
Nous reprenons ici des éléments de la réflexion développée par Georges AMAR dans son article "Pour une écologie urbaine des transports", in Les annales de la recherche urbaine, n°59-60, pp.140-151.
G. AMAR, op.cit., p.149.
J.S. BORDREUIL, "Centralité urbaine, ville, mobilités", in Le courrier du CNRS, n°81, p.17.
M. WIEL, Ville et automobile, Descartes & Cie, 2002, p.22-23.
C. MONTES, 1992, op.cit., p.90.